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Full text of "La Chronique musicale"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lachroniquemusic18759pari 


LA 


Chronique  Musicale 


T^viie  bi-mensuelle 

DE  L^ART  ANCI 


directeur  :  A'^THU^  HEULHA%D 


TROISIÈME    ANNÉE 

TOME  IX 

JUILLET    —    Q^OUT    —    SEPTEéM'B'liE 


PARIS 
ADMINISTRATION    ET    RÉDACTION 

87,    RUE    TAI,TBOUT,     87 
1875 


/ 


CASTIL-BLAZE 


I 


Son  origine.  —Ses  débuts  à  Paris  comme  traducteur-musicien.  —  Les  fameux  XXX 
du  Journal  des  Débats.  —  L'équipage  du  marquis  de  **'^. 


1  EPuis  quelque  temps  le  vent  de  la  littérature 
musicale  souffle  à  la  notice  historique,  aux 
études  biographiques  et  bibliographiques,  et  il 
est  permis,  sans  être  une  girouette,  de  se  laisser 
guider  par  ce  retour  périodique  de  la  mode  qui 
nous  entraîne  vers  les  souvenirs  du  passé;  ils 
ne  laissent  pas  que  d'avoir  leur  bon  côté,  tout  à 
:;    ^  r      :.:  T-ir.   j,  ^^  fois  instructif  et  amusant. 

Seulement,   dans  le   choix  qu'on  a  à  faire 
parmi  les  hommes  célèbres  dans  l'art  que  l'on  cultive,  il  faut  donner  la 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


préférence  à  ceux  que  l'on  a  connus  et  suivis  de  plus  près,  afin  de  n'ex- 
poser aux  yeux  du  public  qu'une  copie,  non-seulement  fidèle,  mais  iné- 
dite de  son  original.  C'est  pourquoi  nous  allons  essayer  une  étude  sur 
un  des  plus  fameux  critiques  musiciens  de  notre  époque,  Castil-Blaze, 
que  personne  n'a  abordé  d'aussi  près  que  nous. 

François-Henri-Joseph  Blaze,  dit  Castil,  naquit  à  Gavaillon,  canton 
du  département  de  Vaucluse,  situé  à  quelques  kilomètres  d'Avignon,  le 
mercredi  i®""  décembre  1784,  de  Henri-Sébastien  Blaze,  excellent  musi- 
cien qui  avait  partagé  sa  carrière  entre  la  fugue  et  le  notarial.  Dès  l'âge 
le  plus  tendre,  Blaze  le  fils,  sous  les  inspirations  de  son  père,  avait  mani- 
festé les  plus  heureuses  dispositions  pour  le  bel  art  des  Mozart  et  des 
Paisiello.  Il  se  rendit  pour  la  première  fois  à  Paris  vers  l'an  1799,  sous 
le  prétexte  d'y  étudier  le  droit,  mais  en  réalité  afin  de  suivre  les  cours  du 
Conservatoire,  où  il  reçut  de  Perne  des  leçons  d'harmonie.  Il  fut  succes- 
sivement avocat,  sous-préfet  à  Carpentras  et  inspecteur  de  la  librairie  à 
Avignon,  sorte  de  sinécure  qu'il  occupa  jusqu'à  la  fin  du  premier  em- 
pire, vers  18 14  et  181 5,  et  dont  il  fut  le  seul  titulaire,  vu  qu'elle  fut 
supprimée  à  la  restauration  des  Bourbons. 

Le  jeune  Blaze  s'était  essayé  dans  la  composition  musicale,  art  difficile 
pour  tous,  mais  plus  malaisé  encore  pour  les  organisations  que  le  feu 
du  génie  créateur  n'a  point  embrasées.  Il  composa  néanmoins  successi- 
vement des  romances,  delà  musique  de  chambre,  de  la  musique  d'E- 
glise; il  s'essaya  un  peu  dans  tous  les  genres;  mais  la  nature  lui  fut 
continuellement  rebelle  à  cet  endroit.  Toutefois,  il  possédait  en  revanche 
une  aptitude  supérieure  à  discerner  le  beau  d'avec  le  médiocre.  Ce  tact 
lumineux  d'appréciation,  s'il  ne  l'eût  pas  rendu  parfois  passionné, 
partial  ou  même  exclusif  en  faveur  de  ses  primitives  admirations,  l'eût 
placé  au  plus  haut  rang  des  critiques  musiciens. 

Il  admirait  Mozart,  Rossini  et  Weber,  moins  parce  qu'ils  étaient  les 
plus  grands,  que  parce  qu'il  avait  exploité  leur  génie  en  s'associant  à 
leurs  travaux  par  la  traduction.  Toutefois,  n'anticipons  point  sur  la 
marche  du  temps  :  nous  expliquerons  plus  tard  comment  il  fit  fortune 
avec  les  chefs-d'œuvre  de  ces  trois  compositeurs  dont  il  vint  le  premier 
importer  les  trésors  lyriques  sur  les  rives  de  la  Seine,  et  quels  moyens 
il  employa  pour  faire  fructifier  à  Paris  les  nouveaux  procédés  dont  il 
était  le  premier  introducteur. 

Revenons  à  sa  ville  natale  ou  plutôt  à  son  pays  adoptif,  Avignon,  où 
il  semblait  vivre  bourgeoisement,  tandis  qu'au  fond  de  son  cabinet,  il 
étudiait  sans  relâche  l'œuvre  féconde  des  auteurs  que  nous  venons 
de  citer.   Don  Juan,  les  Noces  de  Figaro,  la  Flûte  enchantée ^   de 


CASTIL-BLAZE 


Mozart;  le  Barbier  de  Séville,  la  Pie  voleuse,  Otello  et  Moïse,  de 
Rossini;  Robin  des  Bois  {Frej-schut^,  Oberon  et  Eiirianthe,  de  Weber  : 
telle  fut  la  riche  moisson  ou  la  belle  pacotille  qu'il  recueillit  et  chargea 
pour  la  capitale  de  France,  vers  1820,  époque  à  laquelle  il  quitta  sérieu- 
sement la  province.  Il  dit  à  ses  amis,  le  Jour  de  son  départ  :  «  J'emporte 
à  Paris  une  sorte  de  marchandise  qui  n'y  est  pas  connue  encore;  c'est 
l'unique  moyen  de  faire  fortune  dans  cette  grande  ville,  parce  qu'on  y 
est  blasé  sur  tout  le  reste;  et,  quand  je  les  aurai  suffisamment  blasés  à 
mon  tour,  je  retournerai  à  mon  village  pour  m'y  laver* les  mains  sur  leur 
inconstance.  » 

Il  leur  écrivait,  quelque  temps  après,  à  propos  de  l'immense  succès 
que  la  traduction  libre  de  Freyschut^  avait  obtenue  à  l'Odéon  :  «  Lifaoïi 
courre  H  Parisien  coiimo  lis  a^e  à  la  saoti  (j'y  fais  courir  les  Parisiens 
comme  les  ânes  au  moulin).  » 

Et  en  effet,  dès  la  première  année,  il  emboursait  pour  sa  part  d'auteur 
une  centaine  de  mille  francs  à  la  caisse  de  ce  théâtre. 

Toutefois,  avant  de  partir  pour  Paris,  même  avec  tous  ces  trésors  en 
perspective,  son  esprit,  essentiellement  traducteur,  arrangeur  ou  restau- 
rateur, n'avait  pas  cru  devoir  se  présenter  devant  le  public  avec  un  nom 
à  euphonie  vulgaire.  A  l'exemple  de  feu  Arouet,  il  voulut  se  composer 
un  nom  mieux  sonnant  que  le  sien,  et  il  avait  au  cœur  la  conscience 
filiale  de  ne  pas  le  changer  tout  à  fait,  bien  que  le  procédé  fût  alors 
permis.  Comment  s'y  prendre?  Il  était,  depuis  plusieurs  mois,  tout  pré- 
occupé de  cette  grande  affaire,  lorsqu'un  jour,  en  parcourant  un  volume 
de  Gil-Blas  qui  lui  était  par  hasard  tombé  sous  la  main  : 

«  Oh!  je  tiens  ma  bête,  s'écria-t-il,  et  je  suis  sauvé  !  »  Il  venait  de  lire 
en  tête  d'un  chapitre  de  ce  roman,  le  nom  d'un  de  ses  personnages  : 
Castil-Bla^o. 

Dès  ce  moment,  Joseph,  publiquement  transformé  en  Castil,  s'ache- 
mina plein  de  confiance  vers  la  capitale  avec  une  valise  chargée  de  ma- 
nuscrits et  un  chapeau  castillan. 

Prenons  maintenant  notre  industriel  musicien  à  partir  du  jour  où  il 
publia  son  livre  De  l'Opéra  en  France  (1820),  et  son  Dictionnaire  de 
Musique  moderne  (182 1),  jusqu'à  la  fin  de  i832,  époque  à  laquelle  il 
cessa  de  rédiger  la  chronique  musicale  du  Journal  des  Débats,  qu'il 
avait  conservée  durant  dix  années. 

Les  fameux  XXX  servant  de  signature  à  cette  célèbre  critique  musi- 
cale qui  florit  sous  les  trois  règnes  bourbonniens,  et  pendant  celui  tout 
entier  de  Charles  X,  étaient  en  grand  crédit  à  la  ville  et  à  la  cour.  Ils  me 
rappellent  une  anecdote  qui  restera  probablement  sans  pareille  dans  les 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


annales  de  la  littérature  lyrique,  et  qu'à  cette  considération  je  ne  dois  pas 
omettre  dans  cette  notice,  bien  qu'elle  risque  d'y  rencontrer  des  lecteurs 
incrédules.  Voici  néanmoins  le  fait  tel  qu'il  m'a  été  raconté  par  Castil- 
Blaze  lui-même,  dans  cet  idiome  provençal  dont  il  ne  pouvait  pas  se 
départir  et  qui  prétait  tant  d'énergie  et  de  charme  aux  récits  plaisants 
qu'il  brodait  si  bien.  Laissons-le  parler  lui-même  en  nous  bornant  au 
simple  rôle  de  traducteur,  et  faisons  en  sorte  que  la  version  ne  reste  pas 
trop  en  dessous  du  texte  original. 

«  Un  Jour,  me  dit-il,  j'étais  profondément  absorbé  dans  ma  chronique, 
lorsqu'un  vieux  Monsieur,  un  ancien  émigré,  un  marquis  littérateur- 
musicien,  qui  avait  sans  doute  fait  ses  premières  armes  dans  la  guerre 
des  Piccînîstes  contre  les  Gluckistes,  vient  me  présenter  un  livre  appelé, 
disait-il,  à  faire  un  quatre-vingt-neuf  dans  le  royaume  de  l'art  dramati- 
que musical. 

a  Le  noble  amateur  avait  connu  et  fêté  tour  à  tour  la  Saint-Huberti, 
la  Maillard,  la  Branchu  même  jusques  sous  l'empire.  C'était  un  vieux 
lion  de  coulisses  qui  s'était  frotté  aux  chênes  et  aux  ormeaux  en  toile 
peinte  de  la  mystérieuse  forêt.  Il  avait,  disait-il,  tout  vu,  tout  entendu, 
tout  apprécié  à  sa  juste  valeur,  et  il  prétendait  pouvoir  le  faire  toucher 
du  bout  du  doigt  à  ses  lecteurs  les  plus  récalcitrants. 

Ci.  Ce  qu'il  y  avait  au  fond  de  ce  livre,  unique  dans  son  espèce,  mais 
indicible  dans  son  essence,  est  d'une  nature  trop  naïvement  excentrique 
pour  que  j'ose  jamais  essayer  de  vous  en  faire  la  moindre  analyse. 

a  J'eus  cependant  le  courage,  d'autres  diraient  la  conscience,  de  le 
lire  d'un  bout  à  l'autre  ;  et,  quand  son  auteur  vint  me  demander  ce  que 
j'en  pensais,  je  cherchai  à  tourner  une  réponse  qui  ne  fût  pas  trop  offen- 
sante. Je  lui  répondis  sur  un  certain  ton  à  double  entente,  mais  dont  il 
ne  put  recueillir  que  l'honnête  moitié  : 

«  C'est  extraordinaire! 

«  Ah  !  si  vous  l'aviez  va  rayonnant  à  cette  critique  à  la  façon  de 
Loyola  !  Sa  lèvre  inférieure  s'était  plissée  au  point  de  faire  une  contrac- 
tion de  sa  narine  gauche  à  son  oreille  droite;  il  se  prit  à  dire  assez 
comiquement  :  «  Je  vois  que  vous  m'avez  compris!  Et  qu'est-ce  que  cela 
me  coûterait  pour  en  occuper  un  de  vos  feuilletons  tout  entier  des 
Débats  ? 

«  —  Cela  ne  vous  coûtera  jamais  rien,  monsieur  le  marquis  !  » 

«  Il  eut  l'heureuse  bêtise  de  ne  pas  comprendre  et  il  ajouta  d'un  ton 
de  gracieuseté  inexprimable  : 


CASTIL-BLAZE 


«  —  Oh  !  je  connais  trop  bien  le  devoir  des  auteurs  envers  les  jour- 
nalistes de  Paris  pour  ne  pas  savoir  les  remplir  :  je  paierai,  et..,  soyez- 
en  bien  convaincu  d'avance,  Monsieur, .,  (il  me  souffla  ces  derniers 
mots  au  tuyau  de  l'oreille),  je  paierai  grassement. 

«  J'étais  curieux  de  savoir  jusqu'où  le  vieux  Crésus  pousserait  le  prix 
de  sa  fantaisie  et  quel  serait  le  chiffre  estimatif  de  son  ambition. 

—  Et  quel  prix  mettriez- vous  à  la  chose?  lui  dis-je. 

—  Je  n'oserais  le  fixer  moi-même...  Si  un  billet  de  cinq  cents  francs... 

—  Ce  ne  serait  pas  assez. 

—  Mille  francs  ?... 

—  Additionnez  encore. 

—  Q.uinze-cents  ? 

—  Poursuivez. 

—  Deux  mille,  deux  mille  cinq  cents,  trois  mille? 

—  Encore,  encore... 

a  Je  jouais  le  rôle  de  Gaveston  dans  la  scène  de  la  vente  publique  du 
château  d'Avenel  en  présence  de  Georges  Brown.  Il  y  avait  aussi  là, 
derrière  les  coulisses,  une  miss  Anna,  et  vous  saurez  tout  à  l'heure  qui 
jouait  ce  rôle. 

«  Enfin,  comme  mon  trop  heureux  marquis  n'arrivait  jamais  à  un 
chiffre  assez  élevé,  il  se  retira  un  peu  désenchanté,  mais  pas  encore 
vaincu  ;  car  je  l'entendis  murmurer  tout  bas  ces  paroles  significatives  : 

«  —  Eh  bien,  puisqu'il  ne  peut  y  avoir  aujourd'hui  adjudication^ 
renvoyons  la  séance  à  demain.  » 

Le  lendemain,  en  effet,  nouvelle  criés...  nouvelle  mise  à  prix...  offre 
toujours  rejetée  de  la  part  du  commissaire-priseur,  par  insuffisance  de 
chiffre. 

—  Mais  enfin,  s'écria-t-il  d'un  ton  un  peu  plus  sec,  quelle  somme 
exigeriez-vous  ?  Parlez 


Il  importe  ici  de  faire  savoir  que  dans  la  nuit  qui  avait  suivi  notre 
première  conversation  (la  nuit  porte  conseil,  dir-on),  le  bruit  de  celte 
affaire  avait  circulé  dans  ma  maison  :  ma  femme, à  qui  je  l'avais  confiée, 
m'avait  dit  en  plaisantant  :  «  Mon  ami,  il  me  vient  une  idée. 

—  Et  laquelle? 

—  Il  faut  lui  demander  un  carrosse... 

—  Bah! 

—  J'ai  toujours  rêvé  un  carrosse!  j'ambitionne  un  carrosse  !...  » 


to  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Je  reviens  à  mon  marquis  qui  attendait,  bouche  béante,  que  je  me 
fusse  prononcé. 

«  Ce  que  je  veux,  repris-je  en  le  regardant  fixement  afin  de  bien 
connaître  le  fond  de  sa  pensée,  eh  bien,  puisque  vous  désirez  le  savoir... 

—  Mais,  sans  doute. 

—  Eh  bien,  je  veux  un  équipage  ! 

—  Un  équipage!  fit-il,  d'abord  un  peu  déconcerté,  mais  pas  encore 
atterré,  c'est  un  contrepoids  un  peu  lourd,  ce  me  semble,  pour  être  mis 
en  balance  avec  un  feuilleton. 

—  J'en  conviens;  mais  ce  que  femme  veut^  Dieu  leveuc;  et  vous 
êtes  un  marquis  trop  bien  né,  trop  bon  catholique  et  surtout  trop  galant 
pour  faire  mentir  l'un  et  l'autre. 

—  Il  vous  faut  donc  un  équipage? 

—  C'est  madame  Blaze  qui  a  parlé. 

—  Eh  bien,  vous  l'aurez,  w 

Et  il  se  retira  presque  le  sourire  sur  les  lèvres., 


Quinze  jours  s'étaient  écoulés  et  nous  n'entendions  plus  parler  de  cette 
affaire.  Ma  femme  elle-même  avait  cessé  de  m'en  entretenir.  Le  vieux 
marquis  et  son  livre  sur  l'Opéra  m'étaient  entièrement  sortis  de  la  tête 
comme  tant  d'autres  meilleures  choses,  et  je  commençais  à  croire  que 
mon  vieil  amateur  n'était  pas  si  bête  qu'il  en  avait  l'air. 

Mais,  un  beau  soir  d'automne,  dans  un  moment  où  la  conversation 
maritale  était  tombée  sur  le  Dey  d'Alger,  Ab-del-Kader  et  les  bette- 
raves  

Drrrrrr 

—  Cela  ressemble  au  bruit  d'une  voiture,  dit  ma  femme. 

—  Si  c'était  l'équipage  du  ^marquis,  fis-je  en  plaisantant. 

Elle  mit  la  tête  à  la  fenêtre  pour  regarder  dans  la  cour  et  l'en  retira 
aussitôt  en  frappant  dans  ses  mains  : 

—  Mais  oui,  c'est  bien  lui  !  Ce  n'est  donc  point  une  plaisanterie... 
Est-ce  drôle  !!!  » 

Et  en  effet,  trois  minutes  après,  on  sonnait  à  la  porte  de  l'apparte- 
ment, où  le  vieux  gentilhomme  entra  en  s'écriant  : 

«  —  Soyez  satisfaits  !   je  viens  vous  payer  d'avance  le  prix  de  votre 


CASTIL-BLAZE 


prochain  feuilleton.  Venez  prendre  livraison  de  votre  équipage,  et  régu- 
larisons cette  affaire. 


Ici  finit  pour  moi  le  récit  de  Castil-Blaze Un  fâcheux  d'Avignon, 

arrivé  fort  mal  à  propos,  vint  en  interrompre  le  cours  que  Je  n'eus 
jamais  le  courage  ni  l'occasion  de  faire  reprendre  au  narrateur. 

Je  ne  sais  donc  ce  qu'il  advint  de  l'équipage  et  du  feuilleton.  Mais 
l'arrivée  de  la  voiture  a  dû  mettre  mes  lecteurs  en  assez  bon  chemin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  ne  sera  pas  le  premier  drame  de  l'époque  roman- 
tique qui  ait  été  produit  sans  dénouement;  et  il  y  aurait  peut-être  là 
matière  à  un  joli  vaudeville. 


II 


Excentricités  de  Castil-Blaze.  — Première  représentation  d'Eiirianthe  à  l'Opéra.  — Sin- 
gulières contestations  qui  s'élevèrent  à  cette  occasion.  —  Ses  traductions.  —  Ses 
ouvrages.  —  Le  Dictionnaire  de  musique  de  Jean-Jacques  Rousseau.  —  Indignation 
de  Weber. 


Nous  avons  dit  ailleurs,  je  crois,  que  Castil-Blaze  était  fantaisiste,  et 
qu'en  toutes  occasions  il  se  piquait  de  faire  parade  d'originalité.  C'était 
un  de  ces  hommes  qui  ne  veulent  jamais  rien  dire  ni  rien  faire  comme 
les  autres.  Il  tenait  ce  caractère  de  la  nature  même  de  son  génie  ou  de 
ses  aptitudes,  et  il  voulait  paraître  bizarre  par  esprit  de  contradiction.  Il 
s'était  vu  mille  fois  traiter  de  pillard,  de  plagiaire  et  de  ravaudeur,  inca- 
pable de  rien  tirer  de  son  propre  fond;  et  il  tenait  à  se  montrer  fantasque 
et  original.  En  un  mot,  foute  sa  vie  ne  fut  qu'un  tissu  d'excentricités 
dont  nous  pourrions  enfler  ces  pages.  Mais,  afin  de  ne  pas  être  prolixe 
ou  monotone,  nous  nous  bornerons  à  quelques  citations  prises  au  hasard 
parmi  celles  qui  nous  sont  restées  dans  le  souvenir. 

Un  jour  qu'il  était  attendu  à  une  répétition,  c'était,  je  crois  celle 
d'0^ero7î  (à  rOdéon,  le  24  décembre  1827),  ou  celle  d'Eurianthe  (à 
l'Opéra,  le  6  avril  i83i)  pressé  qu'il  était  par  son  rendez- vous,  il  traînait 
après  lui  dans  la  boue,  le  ruban  qui  s'était  détaché  de  son  caleçon  : 
a  Monsieur,  lui  dit,  en  le  lui  montrant  du  doigt,  un  passant  officieux. 


12  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

voyez  votre  pantalon.  »  —  Oest  exprès,  lui  répondit-il  en  poursuivant 
son  chemin  sans  se  déranger. 

Mais  puisque  nous  avons  parlé  de  la  représentation  à' Eurianthe ^  ce 
serait  peut-être  le  cas  de  vous  rapporter  ici  la  singulière  contestation  qui 
s'éleva  entre  Castil-Blaze  et  le  directeur  de  l'Opéra  au  sujet  de  la  pre- 
mière représentation  de  cette  pièce  ;  ce  serait  surtout  une  belle  occasion 
de  le  laisser  parler  lui-même  dans  les  termes  incisifs  et  mordants  qui  lui 
étaient  propres;  mais  quoiqu'assez  piquante^  cette  contestation,  citée 
textuellement,  traînerait  peut-être  trop  en  longueur.  Les  journaux  de 
musique  et  Pierre  Larousse,  dans  son  Dictionnaire  universel,  l'ont 
déjà  relatée  in  extenso,  et  je  dois  me  borner  à  la  résumer  dans  ce  cha- 
pitre aussi  succinctement  qu'il  est  possible;  voici  le  fait  : 

Meyerbeer  avait  d'abord  écrit  son  Robert  le  Diable  pour  l'Opéra-Co- 
mique, où  l'insuffisance  des  acteurs  ne  permit  pas  de  le  mettre  en  scène  à 
Ventadour.  Réduit  aux  formes  lyriques  avec  récitatifs,  ce  livret  perdait 
beaucoup  sous  le  rapport  de  l'intérêt,  de  la  clarté,  etc.'Robert  «  arrangé  » 
de  cette  manière,  allait  être  mis  à  l'étude  au  moment  ou  l'Académie 
changea  de  directeur.  En  attendant  que  le  nouvel  Opéra  fût  prêt  à  se 
mettre  en  route,  on  répétait  Eurianthe  de  Weber,  que  Castil-Blaze  avait 
traduit.  Sa  première  représentation  avait  été  fixée  au  i"  avril.  Meyerbeer 
en  est  averti,  il  quitte  Berlin  à  la  hâte,  et  voyant,  dès  son  arrivée  à  Paris, 
que  l'on  y  était  en  train  de  répéter  Eurianthe,  il  se  fâche  tout  rouge  et 
réclame  ses  droits.  Il  veut  qu'on  lui  cède  le  pas.  Le  directeur  se  mêle 
aux  débats;  il  exige  à  son  tour  et  menace.  Castil-Blaze  qui  trouve  là 
une  belle  occasion  de  se  divertir  aux  dépens  de  ses  adversaires,  persiste 
plus  que  jamais  et  il  reste  maître  du  champ  de  bataille. 

Alors  le  Directeur  essaie  de  recourir  au  papier  timbré  et  somme 
Castil-Blaze  de  signer  un  dédit,  portant  obligation  de  payer  2  5,ooo  fr. 
si  l'opéra  de  Weber  n'est  point  représenté  le  i®'"  avril.  L'intimé  accepte 
en  pouffant  de  rire  et  lui  propose  même  de  pousser  le  chiffre  à  100,000 
rancs  si  la  chose  convient  mieux  à  son  contradicteur.  «  Vous  êtes  donc 
insolvable  !  »  lui  dit  celui-ci.  —  «  Non,  lui  répond  Castil-Blaze,  car  je 
suis  à  votre  égard  plus  riche  que  Rothschild  ;  mais  je  suis  avocat.  Monsei- 
gneur, et  je  voudrais  vous  épargner  l'exhibition  d'un  acte  ridicule.  » 


—  Vous  êtes  donc  plus  diable  que  Robert  et  que  Bertram  lui-même, 
s'exclama  le  Directeur;  mais  c'est  bon  à  savoir,  et  soyez  certain  que  si 
vous  êtes  jamais  de  quelque  chose,  je  me  garderai  bien  de  m'y  fourrer! 

—  L'arrêt  est  dur.  Monseigneur,  mais  je  sais  me  résigner  et  je  l'ac- 


CASTIL-BLAZE  i3 


cepte.  Je  ris  de  tout,  de  tous  et  de  moi-même;  la  gaieté  n'est-elle  pas  un 
trésor  ?  Et  le  baron  de  Rothschild  est-il  plus  riche  que  moi?  —  » 

Eurianthe  ne  fut  représenté  que  le  6  avril,  cinq  jours  après  le  terme 
fatal,  et  Gastil-Blaze  ne  reçut  aucune  sommation  relative  aux  2  5,ooo  fr, 
ci -dessus  mentionnés. 

Un  peu  plus  tard,  en  parlant  du  mérite  intrinsèque  à'Eurianthe  et  du 
succès  de  sa  représentation  qui  fut  au-dessous  des  médiocres,  Castil- 
Blaze  ajoute  :  «  Euriante  voulut  paraître  avant  Robert;  Eurianie  fut 
immolée.  Fin  connaisseur,  le  public  de  Paris  juge  la  musique  d'après 
les  décors,  les  beaux  habits  d'or,  les  chevaux  caparaçonnés,  le  satin,  les 
cuirasses,  et  tout  le  luxe  de  la  représentation.  Négligez  ces  pompeux 
accessoires,  et  le  talent  du  musicien  s'évanouira  devant  un  auditoire 
merveilleusement  incapable  de  l'apprécier.  » 

Mais  revenons  aux  travaux  de  Gastil-Blaze.  Notre  intention  n'est  pas, 
dans  cette  courte  notice,  de  donner  à  nos  lecteurs  une  étude  complète  sur 
ses  œuvres  littéraires.  Ce  serait  là  un  travail  trop  étendu  qui  n'aurait 
pour  eux  qu'un  intérêt  secondaire,  et  dont  le  mérite,  si  approfondi 
qu'il  fût,  ne  saurait  d'ailleurs  être  apprécié  que  par  quelques  praticiens. 
Toutefois,  quelques-uns  de  ses  livres  ne  peuvent  rester  entièrement 
inaperçus. 

Son  ouvrage  intitulé:  De  Vopéra  en  France^  deux  volumes  in-8°  ac- 
compagnés de  ii8  exemples  en  musique  gravée,  fut  le  premier  de  ses 
livres  publiés  à  Paris,  et  il  eut  deux  éditions.  Il  fit  grand  bruit,  dès  son 
apparition  en  1820,  non-seulement  parmi  les  musiciens,  qui  l'avaient 
tous  dans  leur  bibliothèque,  mais  encore  dans  le  monde  fashionable  qui 
tenait  aussi  à  le  posséder:  il  était  sur  tous  les  guéridons  et  dans  tous  les 
boudoirs. 

Vint  après  son  Dictionnaire  de  musique  moderne^  qui  arriva  assez  à 
propos,  vers  1821,  à  une  époque  où  il  n'en  avait  point  paru  encore  de 
complets,  car  on  ne  pouvait  pas  donner  le  nom  de  dictionnaire  au  voca- 
bulaire de  VEncyclopédie  méthodique^  ni  même  au  recueil  musical 
d'articles  scientifiques  de  J.-J.  Rousseau,  ouvrages  beaucoup  plus  théo- 
riques que  didactiques.  Le  Dictionnaire  en  deux  volumes  in-8°,  de 
Castil-Blaze,  eut  donc  beaucoup  de  succès,  aussi  bien  que  son  livre  sur 
l'opéra  en  France.  Seulement,  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  avec 
regret  ou  ctonnement  que  plus  de  cent  mots  du  dictionnaire  écrit  par  le 
philosophe  genevois,  auquel  il  donnait  l'injurieuse  épithète  de  musicien 
ignorant,  aient  été  reproduits  textuellement  dans  le  sien.  Au  mot  Ex- 
pression,  auquel  Jean-Jacques  a  cru  devoir  donner  un  grand  développe- 


14  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

menl,  on  est  abasourdi  de  voir  trois  pages  entières  d'appréciations 
constituant  six  paragraphes  intimes,  recopiés  mot  pour  mot,  avec  une 
aussi  grande  liberté,  ou  un  aussi  humble  respect  que  s'ils  étaient  accom- 
pagnés des  guillemets  d'une  citation.  Si  Castil-Blaze  n'avait  écrit  que 
ce  livre-là,  assez  médiocre,  malgré  les  vingt-quatre  planches  de  notes, 
tableaux  ou  citations  très  intéressants  qui  l'accompagnent,  tout  son 
bagage  littéraire  ne  serait  qu'une  défroque^  et  nous  ne  prendrions  pas  la 
peine  de  nous  occuper  de  lui  aujourd'hui  ;  mais  nous  aurons  à  le  citer 
bientôt  dans  des  ouvrages  d'une  grande  portée  artistique  et  littéraire  où 
nous  serons  forcés  de  reconnaître  et  d'apprécier  l'excellent  critique  mu- 
sicien. 

Il  était,  il  faut  bien  en  convenir,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  fan- 
tasque et  fantaisiste;  il  se  délectait  dans  le  paradoxe,  au  point  d'être  dur 
et  impitoyable,  dans  ses  paroles  et  dans  ses  écrits,  envers  les  hommes  de 
génie  de  la  plus  réelle  valeur.  Que  de  critiques  exagérées  n'a-t-il  pas  dé- 
bitées contre  Halévy,  Donizetti,  Meyerbeer!...  ce  dernier  surtout  était 
son  point  de  mire  d'éreintement:  il  déblatérait  contre  lui  sans  le  moindre 
scrupule  jusques  dans  ses  Huguenots,  et,  comme  il  savait  par  cœur  toute 
la  musique  de  Gluck,  de  Mozart  et  de  Weber,  il  lui  citait,  à  propos  de  ses 
meilleures  partitions,  des  phrases  entières  que  le  compositeur  en  vogue 
avait,  très  probablement  sans  le  savoir,  reproduites  d'après  ses  devan- 
ciers. L'auteur  de  Robert  était  sa  bête  noire:  il  voulut,  lui,  en  devenir  le 
croque-mitaine  et  il  y  parvint.  L'illustre  maître  en  avait  une  telle  peur 
que,  toutes  les  fois  qu'il  rencontrait  son  antagoniste  dans  les  rues  de 
Paris,  il  en  prenait  le  vertige  et  se  glissait  furtivement  dans  la  première 
maison  venue. 

Et  cependant...  accordez  donc  cela!  Castil-Blaze  n'était  pas  méchant; 
il  était  même  plutôt  affable  et  doux;  et  il  permettait  qu'on  lui  parlât 
avec  franchise. 

Vers  1 85 5,  alors  qu'il  venait  d'achever  son  grand  recueil  musical  de 
pièces  rares  :  «  Ménagez  donc,  au  moins,  lui  dis-je,  ce  bon  Halévy  qui 
m'a  demandé  si  gracieusement  un  exemplaire  de  votre  grand  ouvrage 
pour  m'en  payer  le  prix,  bien  que  vous  y  mettiez  à  nu  toutes  ses  rémi- 
niscences I  Une  réminiscence,  c'est  peut-être  une  faute,  mais  ce  n'est  pas 
un  crime  impardonnable;  ce  n'est  même  point  une  chose  à  reprocher  en 
musique,  car  deux  grands  génies  peuvent,  à  la  rigueur,  se  rencontrer, 
sur  ce  terrain  glissant  et  ardu  que  l'on  appelle  création;  tandis  que  vous, 
vous  êtes  non-seulement  un  exploiteur  des  meilleures  idées  d'autrui, 
mais  un  véritable  voleur,  un  voleur  cynique  qui  pillez  et  dérobez 
sciemment  à  tort  et  à  travers  :  je  puis  vous  le  prouver  pièces  sur  table.  » 


CASTIL-BLAZE  i5 


Pensez- vous  qu'il  lui  prît  envie  de  se  formaliser  devant  cette  juste, 
mais  sévère  apostrophe!  pas  le  moins  du  monde;  elle  le  dérida  au  con- 
traire. 

«  Pour  ce  qui  est  d'Halévy,  me  répondit-il,  en  citant  dans  mon  recueil 
quelques-uns  de  ses  plus  heureux  plagiats,  j'ai  cru  lui  faire  beaucoup 
d'honneur,  car  vous  ne  me  voyez  guère  parler  de  ceux  d'Ad.  Adam, 
d'Ambroise  Thomas,  de  Carafa  et  tutti  qiiattti  qui  font  partie  de  la 
petite  cohorte  musicienne  ;  aussi,  voyez-vous  bien  qu'il  me  demande  mon 
ouvrage  :  ne  le  plaignez  donc  pas  tant.  Et  maintenant,  poursuivit-il,  en 
posant  la  plume  et  se  frottant  les  mains,  citez-moi  donc  mes  propres 
larcins  que  je  ne  renierai  pas  et  avec  lesquels  je  tiens  même  à  renouer  de 
temps  en  temps  connaissance.  » 

—  Mozart— Dieu  !  lui  fis-jCj  cela  ne  me  sera  pas  difficile.  Je  commen- 
cerai par  ce  pauvre  Jean-Jacques  à  qui  vous  avez  pillé  textuellement  le 
quart  de  son  dictionnaire  de  musique.  Vous  avez  dit,  il  est  vrai  dans  le 
vôtre  à  l'article  Plagiat  que  :  les  marches  de  septième^  de  quinte  et  de 
quarte,  les  motifs  obtenus  par  les  diverses  combinaisons  des  trois 
notes  de  raccord  parfait,  les  phrases  faites,  appartiennent  à  tout  le 
monde.  Vous  avez  probablement  considéré  le  dictionnaire  de  Rousseau 
comme  une  marche  de  septième  ou  comme  une  bonne  collection  de 
phrases  faites,  tombées  dans  le  domaine  public! 

—  Mon  cher,  tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce  point,  qu'un  diction- 
naire n'est  pas  autre  chose  qu'une  œuvre  publique  de  compilation.  Dans 
la  recherche,  le  collectionnement  ou  l'entassement  forcé  que  vous  avez  à 
faire,  pour  un  tel  travail,  de  tous  les  mots  qui  intéressent  l'art  dont  vous 
reproduisez  le  vocabulaire,  il  ne  faut  pas  s'ingénier  à  changer  ce  qui  est 
bon  et  bien  dit.  C'est  le  bienfait  du  Créateur,  et  l'on  ne  refuse  jamais 
un  BIENFAIT  qui  vient  d'en  haut. 

—  Oui,  je  le  sais,  vous  avez  vous-même  prévenu  le  lecteur  dans  votre 
préface  qu'un  dictionnaire  était  plutôt  un  travail  de  patience  qu'une 
œuvre  de  génie  ;  et,  en  vertu  de  cet  argument,  vous  avez  reproduit  jus- 
qu'au servilisme  toutes  les  meilleures  pensées  d'un  autre  ;  mais  c'est  ici 
précisément  que  je  voulais  vous  voir  venir,  et  je  vous  y  attendais.  Vous 
convenez  donc  que  les  articles  du  dictionnaire  de  musique  de  Jean-Jac- 
ques Rousseau  sont  bienfaits  et  qu'il  ne  faudrait  pas  se  permettre  d'y 
rien  changer?  Eh  bien,  pourquoi  alors  dites-vous,  après  les  avoir  ainsi 
hautement  appréciés  en  les  acceptant  pour  vous-même,  qu'il  n'est  qu'wn 
ignorant,  qu'un  musicien  aussi  niais  que  misérable?...  On  ne  dévalise 
point  ainsi  un  pauvre  homme!  » 


i6  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Il  ne  fronça  même  pas  le  sourcil  devant  cette  logique  foudroyante. 

C'était  une  pie  bien  effrontée  que  cette  muse  déprédatrice  d'un 
habile  homme  qui  savait  s'abaisser  jusqu'à  dérober  le  bien  d'autrui 
dès  qu'il  ne  trouvait  plus  à  l'emprunter!....  Quand  tout  le  pré- 
cieux butin  musical  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  eut  été  importé  en 
France  et  que  cette  belle  mélodie  exotique  n'y  fut  plus  considérée  comme 
une  marchandise  de  contrebande,  puisque  ses  plus  riches  colpor- 
teurs étaient  venus  eux-mêmes  s'installer  à  Paris,  il  fallut  bien  qu'il  se 
créât  un  autre  genre  d'industrie.  La  pie  alors  devint  abeille;  elle  fit  ce 
qu'il  appelait  des  pastiches,  sortes  d'habits  d'arlequins,  confectionnés 
à  l'aide  de  morceaux  de  différentes  couleurs,  taillés  sur  pièces  d'ici  et  de 
là,  qu'il  rajustait  de  son  mieux  pour  les  étaler  sur  de  beaux  mannequins. 
La  musique  de  Cimarosa,  Paisiello,  Paër^  Mozart  et  autres  illustres 
morts,  fut  plaquée  sur  les  comédies  de  Regnard  et  de  Deslouches,  Il  fit 
jouer  à  l'Odéon  les  Folies  amoureuses  et  la  Fausse  Agnès,  métamor- 
phosées en  opéras  comiques:  puis  vint  la  Forêt  de  Sénart  :  il  était  là 
dans  son  élément  de  chasse  tudesque  ;  il  se  réfugiait  sous  les  touffes  om- 
breuses pour  mieux  surprendre  Vennemi;  c'était  le  nom  qu'il  donnait 
au  public  de  Paris  quand  il  n'était  pas  sage. 

Après  la  Forêt  de  Sénart,  des  partitions  tout  entières  changèrent  de 
nom,  de  caractère  et  d'habit:  Fidelio,  de  Beethoven,  devint  Leonor; 
Oberon,  de  Weber,  devint  Huon  de  Bordeaux,  dont  il  était  le  libret- 
tiste, etc. 

J'aime  beaucoup  mieux  ces  derniers  arrangements,  parce  qu'au  moins, 
dans  leurs  partitions,  la  grande  règle  de  l'unité,  ou  plutôt  de  l'unifor- 
mité mélodique,  n'est  point  violée  d'un  bout  à  l'autre,  comme  dans  un 
pot-pourri  ;  tandis  que  les  pastiches  ou  macédoines  lyriques,  ne  sont 
pas  autre  chose  que  de  beaux  programmes  de  concert  greffés  sur  co- 
médie. 

Nous  avons  passé  sous  silence  une  foule  de  petits  ouvrages  de  Castil- 
Blaze,  qui  eurent  peu  de  succès  parce  qu'ils  ne  s'adressaient  qu'à  un  très 
petit  nombre  de  lecteurs  ou  amateurs.  Tels  furent  :  La  Chapelle- Musi- 
que des  rois  de  France  ;  La  Danse  et  les  Ballets  depuis  Bacchus  jus- 
qu'à mademoiselle  Taglioni  (i832);  Mémorial  du  grand  Opéra,  bro- 
chure de  soixante-quatre  pages  (1847);  et  enfin  un  Essai  sur  le  drame 
lyrique  et  les  vers  rhythmiques,  ouvrage  qui  avait  paru  en  1826  et  qui 
fut  ensuite  fondu  avec  d'autres,  dans  Molière  musicien,  V^n  de  ses  meil- 
leurs livres,  dont  nous  aurons  bientôt  à  nous  occuper  sérieusement. 

Dans  ses  traductions  ou  arrangements,  Castil-Blaze  montrait  un  lais- 
ser-aller et  un  sans-gêne  qui  lui  valurent  maintes  fois  de  vertes  remon- 


CASTIL-BLAZE 


17 


trances  et  de  publiques  apostrophes  de  la  part  des  compositeurs  vivants 
dont  il  tronquait  sans  façon,  selon  le  besoin  de  ses  paroles,  la  mélodie  et 
Jusqu'aux  accompagnements  de  l'orchestration.  Il  était  sourd  à  la  critique 
la  plus  sanglante,  il  faut  lui  rendre  cette  justice;  mais,  en  revanche,  il 
faut  dire  aussi  qu'il  ménageait  quelquefois  trop  peu  ces  belles  partitions 
d'outre-Rhin  et  d'outre-monts  qui,  de  la  caisse  de  l'Odéon  et  des  princi- 
paux théâtres  de  la  province^  faisaient  pleuvoir  sur  lui  tant  d'or,  pendant 
qu'un  de  ses  plus  célèbres  producteurs,  l'infortuné  Weber,  séchait  d'in- 
dignation et  de  misère  à  Londres  où  il  était  allé  se  réfugier  avec  ses  der- 
nières notes,  ses  dernières  plaintes  et  ses  dernières  espérances.  Dans  ses 
moments  de  mauvaise  humeur  et  de  Juste  indignation,  il  lançait  de  là  à 
son  muiilateu'-^  comme  il  l'appelait,  des  lettres  fulminantes,  lettres  dont 
la  presse  parisienne  fit  grand  bruit  alors,  quoiqu'elles  traitassent  ou  plu- 
tôt parce  qu'elles  traitaient  de  Vandale  un  habile  homme  qui  avait 
trouvé  des  filons  d'or. 


CHARLES    SOULLIER. 


(La  suite  prochainement.) 


IX, 


NOTICE 


SUR    LA    CONTRE-BASSE 


Es  le  début,  nous  avertissons  nos  lecteurs  qu'on  ne 
connaît  point  l'inventeur  de  la  contre-basse,  quoique 
ce  soit  un  instrument  presque  moderne,  puisqu'il  n'a 
tout  au  plus  que  deux  siècles  d'existence.  Ce  géant 
sonore  et  majestueux  a  dû  voir  le  jour  sans  beaucoup 
de  bruit,  peut-être  même  l'a-t-on  regardé  comme  un 
monstre,  ou  comme  l'erreur  fantastique  d'un  luthier. 

Si  la  contre-basse  n'est  pas  très  ancienne,  il  ne  faut  pas  s'en  étonner; 
cet  instrument  est  né  par  suite  des  exigences  et  des  enrichissements  suc- 
cessifs de  l'harmonie  et  de  la  sonorité. 

Les  instruments  primitifs  étaient  des  lyres,  des  flûtes,  dont  s'accom- 
pagnaient les  anciens  peuples.  Peu  à  peu,  et  les  arts  se  perfectionnant, 
cet  orchestre  de  l'âge  d'or  a  pris  de  l'extension,  s'est  complété,  lentement, 
par  exemple. 

Car,  sans  remonter  au  roi  David  et  à  ses  trois  mille  harpistes,  auxquels 
l'adjonction  d'une  centaine  de  contre-bassistes  n'eût  pas  nui,  certes,  ce 
n'est  guère  que  dans  le  seizième  siècle  que  nous  voyons  apparaître  un 
rudiment  d'orchestre,  et  encore.  Même  du  temps  de  LuUi,  fin  du  dix- 
septième  siècle,  l'orchestre  n'avait  que  peu  d'instruments;  aussi  était-il 


NOTICE  SUR  LA  CONTRE-BASSE  19 

sourd  et  incolore.  La  contre-basse  ne  devint  nécessaire  qu'à  mesure  que 
rorchestre  se  constitua  et  se  perfectionna;  alors  seulement  le  besoin  de 
cette  basse  virile  se  fit  sentir:  jusque-là,  nous  le  répétons,  cet  instrument 
n'aurait  eu  aucun  but;  aussi  n'y  a-t-on  pas  songé. 

Quelques  auteurs  ont  émis  l'opinion  que  le  mot  contre  a  été  ajouté  à 
la  basse,  en  opposition  au  violon;  le  mi  du  violon  étant  représenté  par 
un  sol  sur  la  contre-basse  et  \qsoI  du  violon  étant  représenté  par  un  mi 
sur  la  contre- basse,  c'est  chercher  bien  loin  une  chose  fort  simple. 

Que  la  contre-basse  soit  un  enfant  du  violon,  un  enfant  qui  a  pris  de 
l'embonpoint,  cela  n'est  pas  douteux. 

Cette  vérité  fait  dire  à  l'abbé  Sibire  dans  sa  Chélonomie  (i):  «  Le 
violon  est  la  racine  des  instruments  à  sons  filés,  qui  n'en  sont  que  des 
dérivés,  c'est-à-dire  des  violons  plus  ou  moins  grands,  depuis  la  pochette 
du  maître  à  danser  jusqu'à  la  contre-basse.  L'archi-luth  ne  dut  être 
jadis  qu'un  luth  plus  gros  et  plus  allongé.  Si  jamais  il  prend  fantaisie  à 
un  musicien  de  commander,  ou  à  un  luthier  de  construire  une  archi- 
contre-basse,  c'est-à-dire  un  instrument  gigantesque,  l'mventeur  du 
violon  ou  sa  cendre,  si  elle  se  ranime,  aura  droit  d'en  revendiquer  la  dé- 
couverte »  (2) . 

Jean  Rousseau  n'est  pas  tout  à  fait  de  l'avis  de  M .  Sibire,  car  il  dit  que 
la  viole  (3)  est  le  plus  parfait  de  tous  les  instruments,  et  que  si  Adam, 
le  premier  homme,  avait  voulu  faire  un  instrument,  il  aurait  fait  une 
viole. 

Après  avoir  cité  ces  apologistes  enthousiastes  du  violon  et  de  la  viole, 
nous  nous  écarterons  un  peu  de  l'avis  de  l'un  et  de  l'autre,  en  donnant 
la  viola  da  gamba  comme  origine  du  violoncelle,  et  par  suite  de  la  contre 
basse. 

Cette  viola  da  gamba  représentait  à  peu  près  le  violoncelle  de  nos 
jours;  on  le  tenait  entre  ses  jambes,  comme  son  nom  l'indique,  et  tel 
qu'on  le  voit  dans  le  tableau  des  Noces  de  Cana^  par  Paul  Véronèse, 
peintre  qui  a  vécu  de  i5  32  à  i588. 

Il  y  avait  dans  la  famille  des  violes  non-seulement  la  viola  da  gamba^ 
mais  un  contra-basso  da  gamba,  appelé  aussi  violone. 


(i)  La  Chélonomie  ou  le  parfait  Luthier^  par  l'abbé  Sibire,  ancien  curé  de  Saint- 
François-d'Assise,  à  Paris.  1806. 

(2)  Ce  rêve  a  été  réalisé,  en  i855,  par  M.  Vuillauine,  qui  exposa  une  contre-basse 
monstre  (alto  basse);  un  clavier  et  un  pédalier  abaissent  sur  les  cordes  des  doigts  de 
fer;  la  main  droite  tient  l'archet. 

(3)  Traité  de  la  Viole,  par  Jean  Rousseau,  maître  de  musique  et  de  viole.  Parif, 
Ballard,  1687,  petit  in-80. 


20  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

L'un  des  promoteurs,  sinon  l'inventeur  des  basses  de  viole  et  des  con- 
tre-basses de  viole  paraît  être  Gasjparo  da  Salo,  qui  en  construisit  dès 
i56o  à  Brescia  (i). 

Un  plus  ample  renseignement  se  trouve  dans  la  Biographie  des  mu- 
siciens, par  M.  Fétis  (i865),  à  l'article  Todini,  page  235.  Après  avoir 
parlé  de  la  dichiaratione  délia  galleria  armonica  (1676),  ouvrage  dans 
lequel  Todini  décrit  les  instruments  et  les  machines  qu'il  avait  réunis, 
nous  voyons  à  l'analyse  du  vingt-troisième  chapitre  une  lacune  ;  on  y 
trouve  la  description  d'une  viole  tétraphone  dont  le  mécanisme  permettait 
d'y  Jouer  à  volonté,  et  sans  démancher,  les  quatre  espèces  de  violes,  c'est- 
à-dire  le  soprano  ou  par-dessus  de  viole,  le  contralto  ou.  viola  bastarda^ 
le  Ténor  et  la  basse  de  viole.  «  Todini  avait  donné  à  la  partie  grave  de 
cet  instrument  une  étendue  beaucoup  plus  grande;  mais  il  y  renonça 
par  la  suite,  parce  qu'il  inventa  la  contre-basse  à  quatre  cordes  qu'il  joua 
lui-même  dans  les  oratorios,  dans  les  concerts  et  dans  les  sérénades. 
Jusqu'en  1670,  la  partie  de  contre-basse  était  jouée  par  Varchi-viole, 
montée  de  sept  cordes  à  l'octave  grave  de  la  basse  de  viole,  avec  des  cases 
pour  poser  les  doigts,  ou  par  la  grande  viole  appelée  Ijyra  ou  accorda. 
Les  contre-basses  de  Gaspardo  da  Salo  et  autres  anciens  maîtres  qu'on 
possède,  sont  ces  mêmes  instruments  dont  on  a  changé  le  manche  et  le 
système  de  monture.  » 

Quand  M.  Fétis  dit  que  Todini  inventa  la  contre-basse  à  quatre  cordes, 
il  ne  se  souvenait  sans  doute  pas  qu'il  avait  déjà  doté  de  cette  invention 
Gaspardo  de  Salo;  de  plus  nous  voyons  dans  les  Recherches  sur  les  fac- 
teurs de  clavecins  et  les  luthiers  d'Anvers  depuis  le  seizième  au  dix- 
neuvième  siècle  de  M.  le  chevalier  Léon  de  Burbure  {Bruxelles  i863, 
in-8'),  qu'en  i636,  maître  Daniel,  luthier,  construisit  une  contre-basse 
avec  son  étui,  pour  la  chapelle  du  Saint-Sacrement  à  la  cathédrale 
d'Anvers. 

Antérieurement  à  cette  date,  on  lit  dans  la  Syntagma  de  Praetorius 
(16 19),  (2):  Dans  ces  derniers  temps  on  a  construit  deux  très  grandes 
violes  da  gamba;  en  les  employant,  les  autres  basses  en  usage  jusqu'ici 
peuvent  exécuter  les  parties  de  Ténor  ou  d'alto. 

Santo  Magini  (3),  luthier  à  Brescia  au  dix-septième  siècle,  se  dis- 


(i)  Fétis;  Antoine  Stradivari,  Recherches  historiques,  etc.  Paris,  i856,  in-S**. 

(2)  Prœtoriiis,  Syntagma  musicum,  etc.,  tome  II,  p,  46,  Wittenberg,  i6i5  à  1619^ 

in-4''. 

(3)  Il  ne  faut  pas  confondre  Santo  Magini  avec  Jean-Paul  Magini,  aateur  des  fa- 
meux vicions.  Ce  luthier  travaillait  à  Brescia,  entre  iSgo  et  1640. 


NOTICE  SUR  LA  CONTxHE-BASSE  2ï 

tingua  surtout  par  ses  contre-basses,  qui  sont  renommées  en  Italie 
comme  les  meilleurs  instruments  de  ce  genre  (i). 

Après  l'école  de  Brescia,  en  fait  de  lutherie,  vient  celle  de  Crémone, 
fondée  par  André  Amati  vers  le  milieu  du  seizième  siècle.  Il  existait 
dans  le  mobilier  de  la  chapelle  royale  une  collection  de  violons  et  de 
violes  qui  avaient  été  faite  par  André  Amati,  à  la  demande  de  Charles  IX, 
amateur  passionné  de  musique. 

Après  les  journées  des  5  et  6  octobre  1790,  tous  ces  instruments  dispa^ 
furent  de  Versailles  (2). 

Nicolas  Amati,  fils  de  Jérôme  et  neveu  d'André,  est  le  plus  célèbre  des 
Amati  ;  il  naquit  en  i  5g6  et  mourut  en  1684. 

La  lutherie  italienne  maintint  sa  juste  célébrité  à  travers  le  dix  hui- 
tième siècle,  et  c'est  elle  qui  a  dû  faire  les  premiers  patrons  de  la  contre- 
basse, en  modifiant  ses  violone. 

Voici  ce  que  nous  apprend  Brossard  dans  son  Dictionnaire  de  jnii- 
sique,  édition  originale  in-fol.  de  lyoS,  à  l'article  violone  :  «  C'est  notre 
basse  de  violon,  ou  pour  mieux  dire  c'est  une  double  basse  dont  le  corps 
et  le  manche  sont  à  peu  près  deux  fois  plus  grands  que  ceux  de  la  basse 
de  violon  à  l'ordinaire,  dont  les  cordes  sont  aussi  à  peu  près  plus  longues 
et  plus  grosses  deux  fois  que  celles  de  la  basse  de  violon,  et  le  son  par 
conséquent  est  une  octave  plus  bas  que  celui  des  basses  de  violon  à  l'or- 
dinaire. Cela  fait  un  effet  tout  charmant  dans  les  accompagnements  et 
dans  les  grands  chœurs  (3),  et  je  suis  fort  surpris  que  l'usage  n'en  soit 
pas  plus  fréquent  en  France.  » 

L'Italie  et  l'Allemagne  se  servaient  alors,  depuis  longtemps  déjà,  de  la 
contre-basse. 

/.  Matheson,  dans  son  Nouvel  orchestre  dévoilé  (4),  1713,  dit  à  pro- 
pos de  la  contre-basse  :  «  Ce  doit  être  une  véritable  besogne  de  cheval 
que  de  tenir  ce  monstre  entre  ses  mains  pendant  trois  ou  quatre  heures 
de  suite.  » 

L'orchestre  de  Lulli,  et  antérieurement,  n'avait  point  de  contre-basse; 
c'étaient  les  violoncelles  et  les  basses  de  viole  qui  faisaient  la  partie  grave, 
et  une  espèce  de  contre-basse  de  viole  (  v/o/owe)  montée  de  neuf  cordes 
minces;  les  choses  restèrent  dans  cet  état  jusqu'en  1730.  »  (Fétis,  Revue 
musicale,  tome  I  ). 

(i)  Fétis;  Antoine  Stradivari,  p.  45. 

(2)  Ibid. 

(3)  L'expression  du  grand  chœur  signifiait  tutti^  à  cette  e'poqiie. 

(4J  Das  neii  erœffnete  orchestre,  durch  J,  Mattheson.  Hamburg,  171 3,  3  vol.  in -12 
t.  I,  p.  336. 


22  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Le  violoncelle  lui-même,  d'après  M.  Fétis,  n'aurait  été  introduit  en 
France  que  peu  de  temps  avant  la  mort  de  LuUi,  par  Batistini^  de  Flo- 
rence, connu  sous  le  nom  de  Jean  Stuck, 

Montéclair,  compositeur  né  en  1666  à  Chaumont.  est  désigné  comme 
le  premier  musicien  qui  joua  de  la  contre-basse  à  l'orchestre  de  l'Opéra 
(il  n'y  en  avait  qu'une  alors).  Durey  de  Noinville^  dans  le  tome  II  de 
son  Histoire  du  théâtre  de  l'Opéra  en  France  (lySB),  nous  dit  :  «  Mon- 
téclair se  fit  connaître  à  Paris  vers  l'an  1700,  il  entra  dans  l'orchestre  de 
l'Opéra,  où  il  fut  le  premier  qui  Joua  de  la  contre-basse,  instrument  qui 
n'avait  point  encore  été  admis,  et  qui  fait  un  si  grand  effet  dans  les 
chœurs.  » 

Nous  remarquerons  que  cette  assertion  contredit  l'assertion  de  M. 
Elwart  dans  son  Petit  traité  d'' instrumentation  (1862),  quand  il  met  que 
a  contre-basse  a  été  introduite  pour  la  première  fois  à  l'Académie  royale 
de  musique  en  lySô  par  Gélinek,  célèbre  artiste  allemand.  Du  reste,  M. 
Elwart  se  contredit  lui-même  à  cette  occasion,  car  dans  ses  Études  élé- 
meittaires  publiées  en  18 38,  il  avançait  qu'un  artiste  détalent,  Mondon- 
ville,  joua  le  premier  de  la  contre-basse  à  l'Académie  royale  de  musique 
en  1710. 

Ces  deux  dates  sont  à  rectifier,  ainsi  que  le  nom  de  Mondonville,  à  la 
lace  duquel  il  faut  lire  Montéclair. 
En  17 57,  il  n'y  avait  toujours  qu'une  seule  contre-basse  dans  l'or- 
chestre de  l'Opéra,  et  l'on  ne  s'en  servait  que  le  vendredi,  qui  était  le 
beau  jour  de  ce  théâtre  (cette  tradition  aristocratique  du  vendredi  existe 
encore  aujourd'hui).  Gossec  fit  ajouter  une  seconde  contre-basse  à  l'or- 
chestre de  ce  théâtre  ;  Philidor  en  mit  une  troisième  pour  la  première 
représentation  de  son  opéra  à'Ernelinde,  et  successivement  le  nombre 
de  ces  instruments  s'est  augmenté  jusqu'à  huit  (i). 

J.-J.  Rousseau,  dans  son  Dictionnaire  de  musique,  écrivait  en  1767  : 
a  De  tous  les  orchestres  de  l'Europe,  celui  de  l'Opéra  de  Paris,  quoiqu'un 
des  plus  nombreux,  est  celui  qui  fait  le  moins  d'effet.  » 

Parmi  les  nombreuses  raisons  qu'il  donne  pour  justifier  son  dire,  il  y 
a  celle-ci  :  «  Pas  assez  de  contre-basses  et  trop  de  violoncelles,  dont  les 
sons,  traînés  à  leur  manière,  étouffent  la  mélodie  et  assomment  le  spec- 
tateur. » 

Dans  l'origine  et  jusque  il  y  a  cinquante  ou  soixante  ans,  l'accord  de 
la  contre-basse  était  une  si  grande  affaire,  qu'avant  la  représentation  le 
luthier  venait  remplir  cette  besogne;  les  chevilles  étaient  alors  montées 

(i)  Musique  mise  à  la  portée  de  tout  le  monde,  par  Fétis. 


NOTICE  SUR  LA  CONTRE-BASSE  23 

à  cliquet,  tandis  qu'en  Allemagne  on  avait  depuis  longtemps  déjà  la  vis 
sans  fin,  appliquée  à  la  contre-basse  à  Berlin  en  1778  par  Bachmann. 

Nous  nous  rappelons  même  avoir  vu  en  Alsace  les  contre- basses  avec 
de  simples  chevilles. 

Un  avocat  au  parlement,  M.  Domenjou.d,  avait  proposé  l'application 
de  vis  de  rappel,  posées  parallèlement  au  manche  et  adaptées  à  son  ex- 
trémité. Cette  idée,  qu'on  trouve  développée  dans  une  plaquette  intitulée  : 
De  la  préférence  des  vis  aux  chevilles  pour  les  instruments  de  musique, 
etc.,  Paris,  1757,  put  bien  aider  Bachmann  dans  son  invention.  Dans 
le  système  de  M.  Doraenjofid,  l'action  de  la  vis  était  directe;  tandis  que 
Bachmann  y  a  joint  Tintermédiaire  de  la  vis  sans  fin ^  dont  il  n'était 
d'ailleurs  pas  l'inventeur. 

D'après  le  Dictionnaire  encyclopédique  des  sciences  musicales^  de 
G.  Schilling,  Bachmann  ne  produisit  son  invention  qu'en  1792  et  non 
en  1778,  comme  on  l'affirme  généralement. 

Nous  ignorons  si  le  perfectionnement  de  M.  Domenjoud,  revêtu  d'un 
rapport  favorable  de  l'Académie  des  sciences  le  i""'  décembre  1756,  a  fait 
fortune;  la  question  pratique  n'avait  pourtant  pas  été  négligée,  car  sa 
brochure  est  complétée  par  l'avis  suivant  :  «  Ceux  qui  voudront  profiter 
de  la  commodité  de  cette  invention,  pourront  s'adresser  au  sieur  Gavi- 
niès,  maître  luthier  à  Paris,  rue  Saint-Thomas  du-Laure.  Il  mettra  des 
manches  entiers  ou  fera  l'amputation  des  vieux  au-delà  du  sillet  du  côté 
des  chevilles,  sans  toucher  au  reste  de  l'instrument,  et  y  entera  très  pro- 
prement les  nouveaux,  tant  aux  violons  qu'aux  violoncelles,  basses,  con- 
tre-basses, violes,  etc.  ;  il  mettra  aussi  des  vis  aux  clavecins,  si  on  s'y 
détermine.  » 

Albrechtsberger ,  dans  son  Traité  d'harmonie,  publié  en  1790  à 
Leipzig,  dit  que  le  violone  ou  contre-basse  a  généralement  cinq  cordes  : 
fa,  la,  ré,  fa  dièse,  la,  en  partant  du  grave  ;  il  ajoute  :  «  Il  y  a  encore  une 
autre  espèce  de  violone  qui  n'a  que  quatre  cordes  :  sol,  la,  ré,  sol  ou  fa, 
la,  ré,  sol,  mais  cet  instrument  ne  s'emploie  guère.  ))  La  contre-basse 
avait  alors  sur  sa  touche  un  sillet  pour  chaque  demi-ton,  à  l'instar  de  la 
guitare. 

N'est-il  pas  remarquable  de  voir  les  premières  contre-basses  apportées 
d'Italie  et  d'Allemagne,  montées  toutes  à  quatre  cordes,  accordées  par 
quartes.  Cette  observation,  faite  en  1829  par  Gélinek,  artiste  de  la  cha- 
pelle du  roi,  prouve  une  fois  de  plus  combien  les  innovations  ont  de  la 
peine  à  déraciner  la  vieille  routine,  puisqu'on  a  abandonné  la  contre- 
basse à  quatre  cordes  pour  la  mettre  à  trois,  et  enfin  revenir,  presque  de 
nos  jours,  aux  quatre  cordes. 


24  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

M.  Gélinek  continue  ainsi  (i  )  :  «  Si  l'on  ne  pratique  pas  cet  instrument 
comme  dans  son  origine,  il  est  naturel  de  penser  que  les  violoncellistes, 
ne  trouvant  pas  d'emploi  dans  les  orchestres  pour  leur  instrument, 
prirent  la  contre-basse,  l'accordèrent  par  quintes,  pour  ne  pas  déranger 
le  système  d'intervalle  de  la  basse,  tels  qu'ils  l'avaient  appris,  et  suppri- 
mèrent la  quatrième  corde  qui  ne  peut  descendre  à  ïut.  D'ailleurs,  la  mu- 
sique française,  à  cette  époque,  n'étant  pas  aussi  compliquée  qu'elle  est 
maintenant,  il  était  très  facile  de  l'exécuter  avec  la  contre-basse  à  trois 
cordes,  accordée  par  quintes,  ce  qui  est  très  fatiguant,  et  souvent  im- 
possible de  faire  aujourd'hui.  » 

Il  y  avait  alors  des  musiciens  qui  accordaient  par  quartes  leur  contre- 
basse à  trois  cordes,  c'est-à-dire,  en  partant  de  la  note  grave:  la,  re,  sol. 
Gélinek  propose  d'ajouter  un  lit  à  l'aigu.  De  plus,  l'archet  étant  très 
court  alors  (1829),  il  est  d'avis  de  l'allonger,  en  changeant  la  manière  de 
le  tenir,  et  s'appuie  de  l'exemple  de  Dragonetti  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  fut 
l'inventeur  de  cette  nouvelle  manière  de  tenir  l'archet. 

Tout  le  monde  connaît  les  tours  de  force  de  Dragonetti,  jouant  avec 
Viotti  des  duos  de  violon,  où  il  remplissait  alternativement  la  première 
et  la  seconde  partie  sur  sa  contre-basse.  Le  contre-bassiste  allemand 
Kasmpfer  en  faisait  autant;  de  plus,  quand  il  allait  en  voyage,  il  dé- 
montait son  goliath,  moyennant  vingt-six  vis,  et  le  remettait  en  état 
dans  un  clin  d'œil  (2). 

Quant  aux  tours  de  force  sur  la  contre- basse,  notre  contemporain 
Bottesini  peut  rivaliser  avec  ses  prédécesseurs. 

Voici  une  date  que  nous  fournit  M.  Fétis  dans  sa  Revue  musicale, 
juin  1827:  «  M.  Cherubini  vient  d'établir  une  classe  de  contre=basse  à 
l'école  royale  de  musique  (3).  )) 

On  attribue  également  à  Cherubini  l'introduction  de  la  contre-basse 
à  quatre  cordes  à  l'orchestre  de  la  société  des  concerts,  après  s'être  aperçu 
que  le  trait  de  ces  instruments  dans  la  symphonie  de  ut  mineur  de 
Beethoven  lui  avait  produit  un  meilleur  effet  en  Allemagne  sur  des 
contre- basses  à  quatre  cordes. 

M.  Gouffé  a  notablement  contribué  à  propager  cet  utile  emploi  des 

(i)  Note  sur  la  contre-basse,  par  Gélinek,  Revue  musicale,  de  Fétis,  t.  V,  p.  169. 

(2)  Nelker  von  Gontershausen,  die  musikalische  Tomverk^euge,  etc.,  Francfort, 
i855. 

(3}  On  trouve  au  Conservatoire,  dans  un  registre  autographe  de  Cherubini  : 
«  Chenié,  professeur  de  contre-basse,  lequel  est  entré  en  fonctions  au  ic'  juillet  1827, 
ayant  été  nommé  le  23  mai,  même  année. —  Les  premiers  élèves  inscrits  sont  :  Du- 
rier,  Croizier,  Dubarle,  Bagna,  Hémet,  Mouillard,  Guillion.  » 


NOTICE  SUR  LA  CONTRE  BASSE  25 

quatre  cordes.  Voici,  à  ce  propos,  la  note  que  nous  trouvons,  dans  la 
Galette  musicale  de  Leipzig,  septembre  iSSg:  «  En  France,  on  con- 
tinue généralement  à  accorder  la  contre-basse  par  quintes,  quoique  bien 
des  artistes  reconnussent  l'avantage  d'accorder  par  quartes,  et  attribuent 
à  cela  la  supériorité  des  contre-bassistes  allemands  sur  les  français.  Che- 
rubini  et  Habeneck  se  sont  prononcés  complètement  en  faveur  de  l'ac- 
cord usité  en  Allemagne,  et  dernièrement  un  certain  M.  Gouffé  a  publié 
là-dessus  une  brochure  intitulée  Traité  sur  la  contre-basse  à  quatre 
cordes^  d'après  lequel  on  doit  réformer  la  classe  de  contre-basse  au 
Conservatoire  à  Paris.  » 

Rossini  les  réclamait  aussi  quand  on  monta  son  Siège  de  Corinthe. 
Se  douterait-on  que  ce  gros  instrument  se  trouve  être  un  type  de  gaieté 
dans  un  proverbe  allemand:  Er  glaubt  der  Himmel  hœngtjpoll 
Bassgeigen^  il  s'imagine  (en  parlant  d'un  homme  heureux),  que  le 
ciel  est  garni  de  contre-basses.  Celte  figure  doit  avoir  pour  origine  ce 
joyeux  temps  fort  marqué  dans  la  valse  par  la  contre  basse. 

La  supériorité  de  la  contre-basse  à  quatre  cordes  sur  celle  à  trois  ne  se 
discute  plus  de  nos  jours;  sans  parler  des  trois  notes  qu'on  gagne  dans 
la  grave,  le  doigté  est  infiniment  meilleur  et  se  prête  à  des  passages  plus 
difficiles.  Bottesini  n'est  pas  de  cet  avis  (voyez  l'introduction  de  la 
Grande  méthode  de  contre-basse  qu'il  vient  de  publier).  Bottesini,  pré- 
conisant la  contre-basse  à  trois  cordes,  peut  avoir  raison  au  point  de  vue 
du  virtuose,  mais  les  ressources  immenses  de  la  quatrième  corde  à  l'or- 
chestre, nous  le  répétons,  ne  se  discutent  plus. 

L'accord  de  la  contre-basse  a  subi  bien  des  variations,  en  tenant 
compte_,  bien  entendu,  du  nombre  différent  de  ses  cordes.  La  contre- 
basse à  trois  cordes  est  presque  toujours  indiqué  sol^  ré,  la  (i);  pourtant 
nous  voyons  dans  le  traité  de  Frœhlich  (2),  /a,  re,  sol.  Dans  ce  même 
traité  il  y  a  :  fa,  la.,  ré,  fa  dièse.,  la,  pour  la  contre-basse  à  cinq  cordes 
(disparue  de  nos  jours);  nous  y' remarquons  également  sol,  do,  fa,  la, 
puis  enfin  mi,  la,  re,  sol,  qui  est  le  plus  répandu  pour  les  contre- 
basses à  quatre  cordes.  En  Angleterre,  on  se  sert  de  la  contre-basse  à 
trois  cordes. 

Dans  sa  Revue  musicale  de  1827,  M.  Fétis  cite  l'accord  suivant  pour 
les  contre-basses  allemandes  à  quatre  cordes  :  la,  ré  sol,  do  ;  il  est  assez 
bizarre  que  Frœhlich  ne  l'ait  point  donné  dans  son  traité. 

(i)  Nous  partons  toujours  de  la  note  grave,  dans  ces  indications  d'accords,  en  la 
désignant  par  une  majuscule. 

(2)  Vollstacndif^e  theoretisch  -  pracktische  Mnsik  Scliull  fur  aile  bebn  Orchcster 
braeiichliche  iviclitgiere  Instrumente,  Bonn,  Simœk.  —  i8 10-18 ir, 


26  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


On  accorde  quelquefois  la  corde  grave  mien  mi  bémol  ou  ré  ;  Berlioz, 
dans  son  traité  d'orchestration,  parle  même  de  l'ut  grave,  mais  à  cette 
profondeur  il  faut  convenir  que  le  son  est  peu  distinct.  Dans  le  Ma- 
nuel de  musique  (édition  Roret),  publié  par  Choron  et  Ad.  de  Lafage 
(i836),  les  auteurs  observent  que  l'accord  de  la  contre-basse  est  la,  ré, 
sol;  puis  ils  mettent  dans  une  note  que  cette  manière  de  monter  la 
contre-basse  n'est  usitée  ni  en  France  ni  en  Allemagne,  et  qu'elle  a  l'in- 
convénient de  priver  l'instrument  de  trois  notes  fort  essentielles  dans  le 
grave,  savoir:  50/,  sol  dièse.  Hors  d'Italie  on  monte  les  contre-basses 
par  quintes,  à  partir  du  sol  d'en  bas.  La  manière  italienne  n'a  d'autre 
avantage  que  de  faciliter  l'exécution  des  traits  difficiles.  » 

Plus  loin  nous  lisons  dans  le  même  manuel  :  «  Je  n'ai  parlé  que  de  la 
contre-basse  à  trois  cordes,  parce  qu'elle  est  aujourd'hui  la  seule  en 
usage;  elle  est  accordée  sol^  ré,  la.  y> 

En  1839,  un  professeur  de  physique  du  collège  au  séminaire  de  Cor- 
bigny  inventa  une  contre-basse  qui  se  jouait  de  la  façon  suivante  :  la 
main  droite  tenait  l'archet,  tandis  que  la  gauche  s'évertuait  sur  un  cla- 
vier correspondant  avec  les  cordes  :  il  paraît  que  cette  idée  n'a  pas  fait 
fortune.  M.  Vuillaume  connaissait-il  cette  invention? 

Ce  n'est  pas  la  grâce  ou  le  charme  qu'il  faut  demander  à  la  contre- 
basse, mais  bien  l'énergie,  la  majesté  :  dans  un  crescendo,  aucun  instru- 
ment ne  peut  la  remplacer. 

Comme  instrument  solo,  la  contre-basse  paraît  rarement  ;  le  virtuose 
est  une  exception. 

L'accord  de  cet  instrument  se  fait  généralement  par  les  sons  harmo- 
niques, plus  distincts  à  l'oreille. 

Nous  terminerons  ce  petit  aperçu  historique  sur  la  contre-basse,  par 
la  petite  phrase  apologétique,  empruntée  à  l'ouvrage  de  Castil-Blaze,  De 
l'Opéra  671  France:  «  La  contre-basse  est  le  fondement  des  orchestres  ; 
rien  ne  saurait  la  suppléer  :  soit  qu'elle  conserve  sa  marche  grave  et 
sévère,  soit  qu'entraînée  par  la  violence  des  passions,  elle  se  joigne  aux 
autres  instruments  pour  les  exprimer,  la  richesse  de  ses  sons,  un  rhythme 
plein  de  franchise  et  de  pompe,  et  surtout  l'ordre  admirable  qu'elle  porte 
dans  les  masses  harmoniques,  signalent  partoufsa  présence.  » 

J.-B.  WEKERLIN. 


L'OREILLE 


I 


'attribue  à  la  mémoire,  »  dit  B.  Franklin,  «  la  faculté 
de  comparer  le  ton  actuel  à  celui  qui  vient  de  cesser. 
Mais  s'il  y  avait  dans  l'oreille  quelque  chose  d'ana- 
logue à  ce  que  nous  remarquons  dans  l'œil,  et  qui  n'a 
rien  d'impossible,  cette  faculté  n'appartiendrait  pas  à 
la  mémoire  (i).  » 

En  effet,  la  mémoire  n'est  pour  rien  dans  ce  phénomène  de  comparai- 
son. Le  pressentiment  qu'en  avait  l'illustre  savant  Américain,  à  une 
époque  où  la  pensée  qu'il  exprime  n'était  pas  sans  hardiesse,  s'est  vérifié 
expérimentalement  depuis. 

De  même  que  l'œil  est  disposé  pour  recevoir  séparément,  outre  les 
sept  couleurs  du  prisme,  l'infinité  des  nuanc2s  intermédiaires;  l'oreille, 
par  une  organisation  tout  aussi  compliquée  et  d'une  délicatesse  égale, 
reçoit  séparément  toutes  les  nuances  des  sons. 

Un  rapide  examen  est  à  peine  nécessaire  pour  rendre  en  quelque 
sorte  tangible  cette  vérité  aujourd'hui  démontrée. 

L'oreille  se  divise  en  trois  parties  :  Voreille  externe,  la  caisse  du 
tympan  et  le  labyrinthe. 

Le  conduit  auditif  consMxie,  avec  le  pavillon  extérieur  que  nous  ne 
nous  attarderons  pas  à  décrire,  toute   l'oreille  externe.  C'est  un   tube 


(i)  Lettre  à  lord  Kames,  sur  VHannonic  et  la  Mélodie  des  Airs  écossais. — Londres^ 

2    JU'II   17G5. 


28..  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


étroit,  un  peu  tortueux,  que  clôt  intérieurement  une  mince  membrane, 
tendue  un  peu  lâchement,  à  laquelle  il  apporte  l'air  agité  du  dehors, 
Cette  membrane,  le  tympan,  sépare  l'oreille  externe  de  la  caisse, 

La  caisse  du  tympan  est  une  cavité  profonde  d'un  peu  plus  d'un  cen- 
timètre, large  de  deux,  tapissée  intérieurement  d'une  membrane  trans- 
parente comme  celle  qui  ferme  l'entrée  du  conduit  auditif,  dont  elle 
paraît  être  la  continuation.  Cette  cavité  est  percée  au  fond  de  deux  petits 
trous  superposés,  fermés  également  de  minces  membranes  vibrantes  et 
appelés,  d'après  la  forme  qu'ils  affectent,  h  fenêtre  ronde  et  la.  fenêtre 
ovale. 

Près  de  la  membrane  du  tympan  prend  naissance  un  canal  cylindrique, 
la  trompe  d'Eustache.  qui  bc  termine  par  une  ouverture  assez  grande  au 
fond  de  la  cavité  buccale,  près  de  la  luette,  et  dont  la  mission  est  d'ame- 
ner l'air  extérieur  à  la  caisse  du  tympan,  de  sorte  que,  des  deux  côtés  de 
la  membrane,  l'air  se  troiive  soumis  à  la  même  pression  atmosphérique. 

La  fenêtre  ovale,  percée  au-dessus  de  la  ronde  dans  la  paroi  osseuse 
opposée  au  tympan,  correspond  avec  celui-ci  par  la  chaîne  des  osselets, 
dont  les  noms  sont  empruntés  à  leurs  figures,  Ce  sont  :  le  marteau.^  Ven^ 
chime,  Vétrier  et  le  lenticulaire. 

Le  marteau  pourrait  être  représenté  comme  une  sorte  de  petit  com- 
pas, dont  l'une  des  pointes  est  attachée  au  milieu  du  tympan,  tandis  que 
l'autre  est  fixée  dans  le  bord  osseux  de  la  caisse.  L'enclume  ressemble 
assez  bien  à  une  petite  enclume,  mais  mieux  encore  à  une  molaire;  elle 
supporte  la  tête  du  marteau,  sa  racine  la  plus  courte  est  fixée  à  l'os  op- 
posé au  tympan  et  la  plus  longue  se  relie  à  l'étrier,  celui  des  trois  osselets 
qui  justifie  le  mieux  son  nom.  Les  deux  branches  de  l'étrier  reposent  sur 
une  base  elliptique  relativement  large  qui  masque  presque  entièrement 
l'orifice  membraneux  de  la  fenêtre  ovale,  tandis  que  sa  partie  supérieure 
et  pointue  s'articule  avec  la  racine  creuse  de  l'enclume.  Enfin  le  lenticu- 
laire se  rattache  par  un  petit  ligament  à  la  partie  supérieure  de  l'étrier, 
concourant  à  son  articulation  avec  la  racine  de  l'osselet  précédent. 

Ces  osselets,  articulés  ensemble,  sont  attachés  au  tympan  par  une 
corde  très  déliée  qui^  sous  l'influence  des  vibrations  communiquées  à 
cette  membrane  par  le  conduit  auditif,  les  bande  et  les  relâche  alterna- 
tivement, leur  faisant  ainsi  transmettre  ces  vibrations  de  l'air  extérieur, 
à  l'oreille  interne  ou  labyrinthe,  par  la  fenêtre  ovale  que  heurte  la  base 
de  rétrier. 


L'OREILLE  29 


L'oreille  interne  s'ouvre,  immédiatement  derrière  la  fenêtre  ovale,  par 
une  cavité  appelée  vestibule.  Le  vestibule  est  surmonté  de  trois  anneaux 
tubulaires  incomplets  qui  s'entrecroisent  et  se  correspondent  par  une 
ouverture  intérieure,  formant  ainsi  un  canal  continu,  dont  l'extrémité 
se  perd  dans  le  limaçon.  Celte  troisième  et  dernière  partie  de  l'oreille  in- 
terne a  la  forme  exacte  d'une  coquille  de  limaçon,  d'oii  son  nom.  Le 
conduit  qui  y  pénètre  devient  progressivement  plus  étroit  à  mesure  que 
la  spirale  se  dessine.  Au  centre  du  limaçon  se  trouve  une  sorte  de  noyau 
creusé  pour  livrer  passage  aux  filets  du  nerf  auditif.  Il  sort  de  ce  noyau 
une  lame  osseuse  fort  mince,  qui  tourne  en  spirale  avec  le  conduit 
qu'elle  divise  en  deux  :  la  première  de  ces  divisions  forme  avec  les 
trois  anneaux  tubulaires,  dont  elle  est  la  prolongation  directe,  un  canal 
ininterrompu  s'abouchant  à  la  fenêtreovale,  tandis  que  la  seconde  corres- 
pond avec  la  fenêtre  ronde.  Enfin,  un  petit  trou  (17ze/zcofrème),  traverse 
cette  lame,  permettant  à  l'excès  d'eau  qui  pourrait  se  trouver  dans  l'une 
des  parties  divisées  de  se  déverser  dans  l'autre. 

Tout  le  labyrinthe  osseux  est  doublé  intérieurement  d'une  membrane 
concentrique  remplie  d'eau,  rattachée  au  mur  osseux,  dont  elle  repro- 
duit la  forme  générale  par  des  nerfs  et  des  vaisseaux  sanguins;  et  l'espace 
qui  l'en  sépare  est  rempli  d'eau  également. 

A  l'entrée  du  limaçon  et  du  tube  concentrique,  chaque  anneau  pré- 
sente un  petit  renflement  intérieur  avec  une  ouverture  pour  le  passage 
de  certaines  terminaisons  du  nerf  acoustique,  lesquelles  y  rencontrent 
une  microscopique  forêt  de  poils  rudes  et  élastiques,  qui  sont  les  fibres 
de  Schultie.  Dans  leur  partie  supérieure,  ces  mêmes  anneaux  contien- 
nent des  petits  sacs  membraneux  plus  épais,  remplis  de  petits  cristaux 
inégaux  appelés  otolithes^  que  d'autres  filets  du  nerf  acoustique  visitent 
également. 

La  membrane  intérieur  du  limaçon  se  dédouble  en  partie,  et  l'inter- 
valle est  rempli  par  des  fibrilles  nerveuses  tendues  en  travers  comme  des 
cordes  de  violon  :  ce  sont  les  Jibres  de  Corti.  Ces  fibres  sont  au  nombre 
de  trois  mille  ;  elles  prennent  naissance  au  milieu  de  la  menlbrane  infé- 
rieure, au  point  précis  où  cette  membrane  est  le  plus  facilement  impres- 
sionnable par  les  ondulations  de  l'eau  du  labyrinthe,  ou  vitrée  audi- 
tive. 


Le  phénomène  de  l'audition  s'explique  à  présent  de  lui-même  '. 
Les  vibrations   de  Tair  extérieur,  communiquées  au   tympan,  sont 
transmises  par  la  chaîne  des  osselets  à  la  fenêtre  ovale,  dont  la  mem- 


3o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

brane,  agitée  à  son  tour,  les  repasse  à  l'eau  du  labyrinthe.  Elles  suivent 
ainsi  le  canal  continu,  traversent  l'hélicotrème  et  se  propagent  jusqu'à 
la  fenêtre  ronde.  Le  fluide  du  labyrinthe  est  donc,  de  cette  manière,  et 
dans  toute  son  étendue,  mis  en  vibrations  correspondantes  à  celles  de 
l'air  extérieur. 

Quand  ces  vibrations  sont  faibles  et  courtes,  \es  fibres  de  Schult'{e 
suffisent  à  les  recueillir  —  c'est-à  dire  celles  de  ces  fibres  qui  sont  ac- 
cordées pour  les  recevoir  —  et  à  les  transmettre  aux  filets  nerveux  qui 
errent  parmi  elles  ;  fortes  et  étendues,  ce  sont  les  otolithes  qui  les  re- 
çoivent et  s'en  débarrassent  en  faveur  des  petits  nerfs  auxquels  ils 
donnent  l'hospitalité.  Le  nerf  acoustique,  dont  l'autre  extrémité  se  perd 
dans  la  substance  médullaire,  les  reçoit  à  son  tour  de  ceux  de  ses  filets 
qui  en  ont  été  impressionnés  et  les  transmet  au  cerveau. 

Si  les  vibrations  extérieures  sont  régulières  et  rapides,  en  d'autres 
termes  si  elles  produisent  une  note  musicale,  la  membrane  où  sont  at- 
tachées les  trois  mille  cordes  du  réseau  de  Gorti  répond  directement  aux 
vibrations  de  l'eau  qui  la  baigne  et  les  communique  à  celles  de  ces 
cordes  —  filets  spéciaux  du  nerf  acoustique  —  qui  sont  accordées  de 
sorte  à  vibrer  à  l'unisson. 


L'oreille  se  comporte  exactement  comme  le  piano  dans  lequel,  pour 
une  expérience  bien  connue,  on  chante  une  note  sur  une  voyelle  donnée. 
Toute  vibration  simple  y  trouve  sa  corde  sympathisante  qui  vibre  aussi- 
tôt; et  quand  cette  vibration  a  cessé,  une  note  résonne  encore  qui  est 
l'exacte  reproduction  de  la  première.  Chaque  fibre  nous  donne  sa  propre 
sensation,  quoique  chacune  soit  excitée  en  même  temps  par  un  simple 
mouvement  vibratoire,  (i) 

Les  trois  mille  cordes  du  réseau  de  Corti,  partagées  entre  les  sept  oc- 
taves du  piano,  mettent  en  conséquence  environ  400  cordes  au  service  de 
chaque  octave.  D'où  il  suit  que  l'intervalle  d'une  fibre  à  l'autre  est  d'un 
peu  plus  d'un  66'^  de  ton,  et  que  chacune  des  touches,  blanches  et  noires, 
du  clavier  met  en  vibration  plus  de  33  de  ces  fibres  microscopiques.  C'est 
bien  suffisant  —  du  moins  nos  sens  ne  peuvent  pas  nous  représenter  de 
système  plus  complet  —  pour  saisir  et  analyser  toutes  les  nuances  du 
mélange  harmonique  le  plus  compliqué. 

«  Dans  l'oreille  humaine,  dit  Millier,  et  à  l'insu  de  rhonime,  ce  luth 
de  trois  mille  cordes  a  de  tout  temps  existé,  recueillant  la  musique  du 

(i)  J.  MuUer.  -^  Archives  d'analomie. 


L'OREILLE 


monde  extérieur  et  la  traduisant  pour  le  cerveau.  Chaque  vibration  mu- 
sicale qui  tombe  sur  l'organe  choisit  parmi  ses  fibres  tendues,  la  seule 
qui  soit  accordée  à  sa  propre  mesure,  et  entraîne  cette  fibre  dans  une 
même  et  unisonnante  vibration.  Ainsi,  quelque  compliqué  et  embrouillé 
que  puisse  être  le  mouvement  de  l'air  extérieur,  ces  cordes  microsco- 
piques les  analysent  et  nous  en  révèlent  les  moindres  particules  consti- 
tutives. )) 


I  I 


L'organisation  de  l'oreille  est  une  véritable  merveille  de  délicatesse  et 
de  précision.  Mais  il  s'ensuit  malheureusement  que  le  sens  de  l'ouïe, 
dépendant  comme  il  est  de  la  perfection  d'un  organe  aussi  compliqué  et 
aussi  fragile,  peut  être  altéré  par  des  causes  diverses  et  nombreuses, 
souvent  légères ,  et  même  entièrement  détruit,  si  les  parties  essentielles 
de  l'organe  sont  trop  sérieusement  lésées.  C'est  ainsi  que  des  malheureux 
naissent  irrémédiablement  sourds,  l'organisation  de  leurs  oreilles  étant 
à  ce  point  défectueuse  qu'ils  sont  absolument  impropres  à  percevoir 
aucun  son,  et  incapables  d'acquérir  la  faculté  de  parler,  c'est-à-dire 
d'imiter  le  langage  vocal  qu'ils  ne  peuvent  entendre.  Cette  double  infir- 
mité n'empêche  pas  aujourd'hui  ceux  qui  en  sont  frappés  d'acquérir  une 
culture  intellectuelle  supérieure,  grâces  aux  méthodes  d'instruction  dé- 
couvertes ou  perfectionnées  par  l'abbé  de  l'Épée,  l'abbé  Sicard,  et  la 
foule  innombrable  de  leurs  adeptes  et  de  leurs  successeurs,  dans  une 
voie  de  dévouement  et  d'abnégation  qui  commande  l'admiration  et  la 
reconnaissance  de  l'humanité  ;  mais  ce  n'est  point,  naturellement^  par 
les  moyens  ordinaires. 

Mais  quelles  sont  les  parties  essentielles  à  la  perception  des  sons? 
Quoique  les  fonctions  de  l'organe  de  l'ouïe  soient  clairement  déterminées 
quant  au  principe  général  d'action  et  quant  au  but  particulier  de  chacune 
des  parties  qui  le  composent,  on  ne  saurait  dire  quelles  sont  celles  de  ces 
parties,  le  nerf  auditif  excepté,  qui  sont  absolument  indispensables  au 
mécanisme  de  l'audition. 


Bëailcoilp  dé  pel'sonnes  ont  une  ouverture  naturelle  dans  la  metîibrahe 
du  tympan  ;  chez  d'autres  cette  même  ouverture  est  accidentelle  ^-  ou 
réputée  telle,  car  à  en  croire  certains  anatomistes,  cette  perforation  du 
tympan  serait  plutôt  la  règle  que  l'exception.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'asscr- 


32  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

tion  que  cette  perforation  du  tympan  influe  sur  la  perfection  de  l'ouïe 
ne  repose  sur  aucune  preuve  sérieuse.  J'ajoute  qu'elle  constitue  une 
opération  fréquemment  usitée,  et  avec  succès,  dans  certains  cas  de 
surdité. 

J'ai  dit  qu'il  n'est  pas  prouvé  qu'un  trou  dans  la  membrane  du  tym- 
pan influe  sur  la  perfection  de  l'ouïe.  En  effet,  il  n'est  pas  rare  de  rencon- 
trer des  personnes  dont  l'organe  fonctionne  admirablement  et  qui  se 
font  un  Jeu  d  expulser  par  les  oreilles  —  perforées  par  conséquent  —  la 
fumée  de  leur  cigare  ou  de  leur  cigarette  :  La  fumée  inspirée  jusqu'au 
fond  de  la  cavité  buccale  s'engage  dans  la  trompe  d'Eustache,  qui  la 
conduit  dans  la  caisse  du  tympan,  d'où  elle  s'échappe  par  le  trou  de  la 
membrane  sans  difficulté.  C'est  d'ailleurs  une  fumigation  recommandée, 
comme  moyen  empirique  il  est  vrai,  dans  tous  les  traités  de  thérapeuti- 
que —  notamment  en  cas  dQ paracoiisie,  ou  tintement  d'oreilles. 

Cette  faculté  d'expulser  la  fumée  du  tabac,  ou  tout  autre,  par  les 
oreilles  est  le  partage  d'un  plus  grand  nombre  de  gens  qu'on  ne  l'imagine. 
Il  en  est  à  peu  près  ainsi  de  toutes  les  facultés  dont  s'enorgueillit  le 
petit  nombre.  Je  me  rappelle  encore  avec  quelle  admiration,  naïf  écolier, 
je  fus  pour  la  première  fois  témoin  de  ce  phénomène  exorbitant  !  Qui  ne 
se  souvient  de  ses  premières  cigarettes  fumées  en  contrebande  dans  des 
coins  inimaginables,  avec  la  volupté,  malgré  les  nausées  qu'on  éprouve 
à  dévorer  en  cachette  le  fruit  défendu! 

Il  y  avait  un  gros  garçon,  le  boute-en-train  de  notre  petit  groupe, 
qui  mettait  toute  sa  gloire  à  en  faire  une  consommation  insensée, 
et  croyait  y  ajouter  encore  en  faisant  prendre  à  la  fumée  inspirée 
toutes  les  voies  de  retour  les  plus  insolites.  Ce  fut  ainsi  qu'il  décou- 
vrit qu'il  pouvait  rendre  cette  fumée  par  les  oreilles.  Cette  décou- 
verte le  grandit  de  cent  coudées  à  nos  yeux,  et  l'orgueil  qu'il  en  ressentit 
ne  saurait  se  peindre.  Il  prenait  avec  nous  des  airs  de  protection 
insupportables,  sa  suffisance  frisait  l'insulte  :  cela  ne  pouvait  durer. 
Gela  ne  dura  pas  plus  de  quelques  jours,  en  effet.  Bref  à  force  d'exercices 
et  d'efforts  très  pénibles  sans  doute,  trois  ou  quatre  gamins,  aujourd'hui 
gens  sérieux,  bien  posés  et  fumant  avec  une  dignité  sévère  mais 
oublieuse  du  passé,  étaient  arrivés  à  cette  découverte  glorieuse  qu'ils 
étaient  aussi  habiles  ou  aussi  heureusement  doués  que  notre  orgueilleux 
camarade  —  et  certes,  quand  ils  faisaient  la  sourde  oreille,  c'est  qu'ils 
le  voulaient  bien. 

Il  en  est  de  même,  croyons-'uous,  de  l'influence  prétendue  du  volume 


L'OREILLE  33 


et  de  la  forme  du  pavillon  extérieur  de  l'oreille;  sans  vouloir  affirmer 
que  l'amputation  de  cet  ornement  cartilagineux  ne  saurait  être  préjudi- 
ciable à  la  perception  parfaite  des  sons,  il  faut  pourtant  reconnaître  qu'à 
prendre  trop  au  pied  de  la  lettre  les  assertions  de  quelques  écrivains,  un 
âne  entendrait  plus  clairement  que  le  plus  intelligent  et  le  mieux  doué 
des  hommes.  Nous  ne  nous  habituerions  pas  sans  humiliation  à  une 
pareille  idée. 

Ajoutons  que  des  cas  se  sont  présentés  où  la  chaîne  des  osselets  s'est 
trouvée  désunie  (par  suite  d'abcès  ou  autrenient)  sans  que  la  faculté  d'en- 
tendre en  ait  été  gravement  altérée.  C'est  qu'alors  les  vibrations  de  l'air 
extérieur,  en  agissant  directement  sur  la  membrane  de  la  fenêtre  ovale, 
produisaient  les  ondulations  requises  dans  le  fluide  dont  est  rempli  le 
labyrinthe. 


C'est  d'ailleurs  un  fait  d'observation  banale  que  cette  action  directe 
des  vibrations  extérieures,  qu'elles  passent  par  le  conduit  auditif  ou 
par  la  trompe  d'Eustache.  En  les  dirigeant  par  cette  dernière  voie,  on 
peut  même  les  faire  percevoir  à  un  sourd  dont  l'infirmité  ne  provient 
pas  de  la  paralysie  du  nerf  acoustique.  Il  suffit  de  placer  le  bout  d'une 
tringle  sur  le  bord  d'un  vaisseau  de  fer  ou  de  cuivre,  d'un  vulgaire 
chaudron,  par  exemple,  et  de  faire  prendre  au  patient  l'autre  bout  entre 
les  dents.  Par  ce  moyen  le  sourd  peut  entendre  ce  que  dit  une  personne 
qui  parle  en  dirigeant  le  son  de  sa  voix  vers  le  fond  de  ce  résonnateur 
rudimentaire. 

Tout  le  monde  sait  qu'en  prenant  avec  les  dents  une  baguette  dont 
l'autre  extrémité  repose  sur  une  table,  on  entendra,  les  oreilles  herméti- 
quement bouchées,  le  bruit  d'une  pointe  d'épingle  frottée  légèrement 
sur  la  table,  à  un  point  aussi  éloigné  qu'on  le  voudra  de  celui  où  la 
la  baguette  repose.  Il  y  a  dans  cette  expérience  un  problème  de  propaga- 
tion des  sons  par  les  solides  qu'il  ne  faut  pas  oublier;  mais,  par  les 
solides  ou  autrement,  le  fait  est  que  le  son  est  ici  propagé  jusqu'à 
l'oreille,  sans  l'intervention  de  la  membrane  du  tympan  tout  au  moins. 
Il  est  probable  qu'une  lésion  des  membranes  des  fenêtres,  surtout  de 
celle  de  la  fenêtre  ovale,  serait  fatale  à  la  faculté  de  l'ouïe;  mais  dans 
quelle  mesure  ?  on  l'ignoie. 


L'impressionnabilité  de  l'oreille  aux  sons  aigus  ou  graves  diffère  sou* 
vent  d'une  manière  très  sensible  suivant  les  individus.  Wollaston  a  pu- 
IX.  3 


34  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

blié  sur  ce  sujet,  dans  les  Transactions  philosophiques,  des  observations 
intéressantes  et  variées  (i).  L'attention  du  savant  piiysicien  anglais  fut 
provoquée  par  la  rencontre  d'une  personne  complètement  insensible  au 
son  d'un  petit  tuyau  d'orgue  qui,  en  raison  de  son  acuité,  se  trouvait 
fort  en  deçà  des  limites  de  sa  faculté  d'entendre.  Il  ne  tarda  pas  à  recon- 
naître que  ce  phénomène  d'insensibilité  aux  sons  aigus  était  plus  répandu 
que  le  défaut  d'observation  le  laissait  supposer.  Il  cite  des  personnes  qui 
n'entendaient  pas  la  stridulation  des  grillons,  et  d'autres  pour  lesquelles 
le  pépiement  des  oiseaux  n'existait  pas  dans  l'échelle  de  sons  percepti- 
bles à  l'oreille  humaine. 

Ces  observations  conduisirent  Wollaston  à  étudier  les  différents  pro- 
cédés d'atténuation  du  sens  de  l'ouïe.  Il  se  prit  lui-même  pour  sujet 
d'expérience  et  découvrit  —  ce  que  tout  le  monde  peut  faire  comme  lui 
—  qu'en  se  bouchant  le  nez  et  en  fermant  la  bouche,  tout  en  dilatant  la 
poitrine,  la  membrane  du  tympan,  soumise  à  une  tension  extrême  par 
la  pression  externe  sans  contre-poids,  produit  l'insensibilité  de  l'oreille 
aux  tons  graves. 

Ce  fait  vient  à  l'appui  de  l'opinion  que  le  tympan,  au  moyen  de  son 
appareil  d'os  et  de  muscles,  se  reliant  avec  la  membrane  interne  qui  cou- 
vre le  labyrinthe,  est  susceptible  de  tension  et  de  relâchement,  de  ma- 
nière à  prendre  toutes  les  dispositions  convenables  pour  recevoir  et 
transmettre  les  ondulations  de  l'air  qui  viennent  le  frapper  diversement. 
Mais  il  ne  faudrait  pas  s'empresser  de  rien  conclure  de  cette  expérience, 
si  ce  n'est  que  Wollaston  n'ayant  pas,  apparemment,  le  tympan  perforé, 
pouvait  user  d'un  procédé  d'atténuation  des  sens  de  l'ouïe  refusé  à  ceux 
qui  l'ont. 

Sans  nier  que  la  faculté  de  percevoir  les  sons  graves  ou  aigus  puisse 
dépendre,  dans  une  certaine  mesure,  de  l'état  de  la  membrane  du  tym- 
paUj  quand  cette  membrane  est  intacte  et  ferme  hermétiquement  le 
conduit  auditif,  nous  devons  confesser  que,  dans  le  cas  contraire,  nous 
ignorons  absolument  à  quoi  tient  l'un  ou  l'autre  phénomène. 

ADOLPHE   BITARD. 

(La  suite  prochainement.) 


{\)  On  Soiinds  inaudible  by  certain  ears  (Abstracts  of  Papers  in  Philosophical  tran- 
sactions from  1800  to  i83o,  vol,  IL,  p.  i33,  etc.), 


TRIO    BURLESQUE    DE   CAMBERT 


ous  avons  trouvé  dans  une  vieille  comédie,  tombée  dans 
l'oubli  depuis  longtemps,  une  page  de  musique  qui 
nous  semble  bonne  à  conserver  tant  à  cause  du  renom 
du  maître  qui  l'a  écrite,  que  comme  spécimen,  et  des 
plus  anciens,  de  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  la 
musique  bouffe  ou  l'opérette. 
Cela  se  trouve  intercalé  dans  le  Jaloux  invisible^  comédie  en  trois 
actes  du  sieur  Brécourt  (acteur  de  la  troupe  de  Molière),  représentée  sur 
le  théâtre  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  le  20  août  1666.  Le  compositeur, 
Cambert,  est  le  même  qui  devint  célèbre  quelques  années  plus  tard  par 
la  création  de  l'opéra  français  [La  Pastorale^  Pomone,  les  Peines  et  les 
Plaisirs  de  VAmoiir^  Ariane).  On  sait  qu'évincé  par  Lully^  de  par 
l'autorité  de  Louis  XIV,  Cambert  émigra  en  Angleterre  où  il  fut  inten- 
dant de  la  musique  de  Charles  II.  C'est  même  à  Londres  qu'il  fit 
représenter  en  français  le  dernier  des  opéras  cités  ci-dessus,  qui  avait  été 
répété  à  Paris  du  vivant  de  Mazarin. 

Quant  au  trio  luî-mêmCj  voici  comment  il  est  amené  dans  la  pièce  : 
Carisel  est  le  mari  jaloux,  espèce  de  Sganarelle  d'une  crédulité  invrai- 
semblable. Les  amants  et  leur  complice  Marin  (un  Scapin)  tirent  parti 
de  sa  faiblesse  pour  lui  jouer  toutes  sortes  de  tours.  On  lui  fait  croire  qu'en 
mettant  certain  bonnet  sur  la  tête  il  peut  se  rendre  invisible  à  autrui,  et 
comme  le  bonnet  ne  l'empêche  pas  de  recevoir  force  coups  de  bâton  appli- 
qués sur  son  dos  parfaitement  visible,  il  s'en  plaint  à  celui  qui  lui  a 
donné  le  bonnet  magique.  C'est  alors  que  Marin,  l'insolent  valet  qu 


36  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

se  joue  de  lui,  fait  apparaître,  par  un  prétendu  sortilège,  les  musiciens 
qui  chantent  le  Triot.  Voici  d'ailleurs  la  scène  tout  entière. 

Les  paroles  italiennes  dont  Gambert  s'est  servi  sont  de  la  même 
famille  que  celles  dont  se  servira  plus  tard  notre  monsieur  Choufleury  ; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'on  est  ici  en  pleine  farce  et  qu'on  se  moque 
d'un  benêt.  C'est  de  l'opérette  deux  cents  ans  avant  Offenbach.  Inutile 
d'ajouter  qu'aucun  des  biographes  de  Cambert  ne  fait  mention  de  ce 
morceau,  resté  caché  dans  les  plis  d'un  bouquin  devenu  rare. 

cARisEL,  seul. 
Quoy  !  morbleu,  sans  me  voir,  on  me  bat,  on  m'assomme  ! 
C'est  le  Diable  !  à  tastons  m'avoir  si  bien  battu  ! 
Et  qu'auroient-ils  donc  fait,  les  chiens,  s'ils  m'eussent  veu. 
Ah  bonnet!  ah  bonnet!  contre  qui  je  déteste, 

{le  foulant  aux  pieds.) 
Que  puisses-tu  crever  quelque  jour  de  la  peste, 
Et  que  le  malheureux  de  qui  je  t"ai  receu.... 
Mais  le  voicy,  le  traistre. 

SCÈNE  IV. 

MARIN,   CARISEL. 

CARISEL   continue .1 
Ah  Sire!  Malotru, 
Suborneur  effronté,  fourbe,  archifourbissime, 
Puissiez-vous  quelque  jour  dans  un  affreux  abisme, 
Rencontrer  tous  les  maux  qu'en  mon  juste  courroux 
Je  pourrais  aujourd'hui  souhaitter  contre  vous. 
Puissiez-vous  devenir  un  rat,  et  qu'avec  joye 
D'un  chat  bien  affamé  vous  deveniez  la  proye, 
Puissiez-vous  devenir  hybou  pour  les  oyseaux 
Et  brebis  pour  les  loups,  pendu  pour  les  corbeaux. 
Serpent  pour  la  Cygogne,  Ancre  pour  un  vieux  cable, 
Mouche  pour  l'Araignée,  et  Sergent  pour  le  diable. 
Que  le  diable  luy-mesme  avec  inimitié 
Par  lien  conjugale  {sic)  vous  prenne  pour  moitié, 
Et  pour  vous  souhaiter  tous  les  malheurs  ensemble, 
Puisse  naître  de  vous  un  fils  qui  vous  ressemble. 

MARIN. 

Que  Diable  avcz-vous  donc  à  japper  contre  moy  ? 


TRIO  BURLESQUE  DE  CAMBERT  Sy 

CARISEL. 

Rien,  que  deux  mille  coups  sur  vostre  bonne  foy. 

MARIN. 

Comment  donc? 

CARISEL 

Ce  bonnet  qui  rendoit  invisible, 
Morbleu,  m'a-t-il  rendu  l'omoplate  insensible? 
Et  sur  sa  bonne  foy  me  fiant  trop  à  vous, 
Ne  viens'je  pas  d'avoir  cinquante  mille  coups  ? 

MARIN. 

Diablezot. 

CARISEL. 

Diablezot!  la  chose  est  trop  certaine. 
Quatre  hommes  tour  à  tour  y  reprenoient  haleine  ; 
Chacun  d'eux  à  loisir  avec  un  grand  sang-froid 
M'assennoit  lentement  un  coup  qui  portoit  droit. 
Mais  si  juste  et  si  fort,  avec  tant  de  pratique. 
Qu'à  les  voir  on  eut  dit  qu'ils  battoient  en  musique. 
Moy  les  voyant  d'abord  dedans  ce  dessein-là, 
Je  me  suis  affublé  du  bonnet  que  voilà: 
Et  me  fiant  à  vous  et  sur  cette  coëffure, 
J'ay  mis  de  bonne  foy  mon  dos  à  l'aventure. 

MARIN, 

Hé  quoy  l'on  vous  a  veu  ? 

CARISEL, 

J'ai  crû  que  non  d'abord, 
Mais  me  sentant  frapper  et  si  juste,  et  si  fort, 
Je  me  suis  bien  douté  qu'il  estoit  impossible 
Qu'aux  yeux  de  ces  Frappeurs  je  devinsse  invisible. 

MARIN   {bas). 
Peste  1  quelque  brutal  nous  aura  tout  gasté  1 
Le  bonnet,  l'aviez-vous  tourné  du  bon  costé?' 

CARISEL. 

Comment  !  du  bon  costé?  je  l'ai  mis  sur  ma  teste. 

MARIN. 

Comment? 

CARISEL  remettant  le  bonnet. 
Comme  cela 

MARIN. 

Fy,  morbleu,  pauvre  beste  ! 
Je  ne  m'estonne  plus  si  l'on  vous  a  battu, 


38  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Ce  costé  de  bonnet  n'eust  jamais  de  vertu! 
Vous  l'avez  justement  mis  s'en  devant  derrière; 
Cependant  il  n'a  plus  sa  qualité  première, 
Et  vous  l'avez  souillé  par  vos  emportemens; 
Mais  nous  aurons  recours  à  nos  enchantemens, 
Par  la  grande  vertu  de  quelques  Vers  en  prose.... 

CARISEL. 

Et  comment.''  les  costésy  font  donc  quelque  chose;' 

MARIN. 

Vous  moquez-vous?  C'est  tout. 

CARISEL. 

Je  ne  le  savois  pas. 

MARIN. 

Je  m'en  vais  invoquer  des  Ombres  de  là-bas, 
Retirez-vous. 

CARISEL. 

O  mal!  Cruelle  jalousie! 
Jusques  à  quand  veux-tu  troubler  ma  fantaisie? 

Après  que  Marin  a  fait  toutes  les  postures  et  grimaces  magiques,  un  Pu- 
pitre paroijî  porté  par  trois  figures  grotesques,  qui  préludent  par  Bondi 
Cariselli,  et  après  que  le  Triot  a  dit  une  fois  Bondi  Cariselli.... 

MARIN. 

Ils  vous  disent  bonjour,  répondez  donc. 

CARISEL. 

A  moy:' 

MARIN. 

Ouy. 

CARISEL 

Bonjour  donc,  Messieurs. 

MARIN. 

Vous  avez  quelque  effroy. 

CARISEL. 

Point. 

[On  chante  le  Triot.) 

CARISEL  continue. 
Que  dit-on  de  moy  ? 

MARIN. 

Qu'ils  ont  à  ma  prière 
Remply  vostre  bonnet  de  sa  vertu  première.  , 


TRIO  BURLESQUE  DE  CAMBERT  39 

CARISEL. 

Tant  mieux. 

MARIN. 

Et  qu'il  aura  toute  sa  faculté 
Pourveu  que  vous  l'ayez  toujours  de  ce  costé, 
Vous  pouvez  le  reprendre  avec  pleine  assurance. 
Puisqu'il  est  revestu  de  toute  sa  puissance. 
Adieu  (bas).  Quant  au  bonnet,  je  m'en  vais  hazarder 
Par  sa  servante  mesme  à  l'en  persuader. 
CARISEL  seul. 
Enfin  donc  te  voilà,  bonnet  en  qui  j'espère, 
Cher  bonnet  à  mes  vœux  tantost  si  peu  prospère, 
Repare  le  défaut  d'invisibilité, 
Et  dans  l'occasion  mets  toy  du  bon  costé! 
Etc.,  etc.... 

Cette  scène  est  d'un  assez  bon  mouvement;  d'ailleurs  il  y  a  de  la  gaîté 
dans  ce  Jaloux  invisible,  et  M.  Ballande  en  pourrait  faire  son  profit. 

Quant  au  Triot  de  Cambert,  nous  l'avons  fait  transcrire  en  notation 
moderne ,  et  la  Chronique  musicale  le  donnera  dans  sa  livraison  du 
i5  juillet. 

O.  LE  TRIOUX. 


VARIA 

Correspondance.  —  Faits  divers.  —  V^iiveîles, 


FAITS    DIVERS 


A  Notice  sur  la  contrebasse^  qu'on  lit  dans  ce  numéro,  est 
extraite  d'une  brochure  des  plus  intéressantes  publiée  par 
M.  Wekerlin,  à  la  librairie  Baur,  1 1,  rue  des  Saints-Pères. 
Cette  brochure  a  pour  titre  :  opuscules  sur  la  chanson 
POPULAIRE  ET  SUR  LA  MUSIQUE,  elle  Contient  quatre  études 
importantes  : 

1°  Fêtes  et  chansons  populaires  du  printemps  et  de  l'été; 
2°  La  chanson  de  Jean  de  Nivelle; 
3°  Notice  sur  la  contrebasse  ; 

4°  Histoire  de  l'impression  de  la  musique.,  principalement  en  France 
(i^e  partie,  la  seule  publiée). 

Ces  études,  où  les  documents  précieux  abondent,  sont  accompagnées  d'airs 
notés,  de  planches,  et  de  fac-similé  qui  en  augmentent  singulièrement  l'intérêt. 
On  sait  d'ailleurs  avec  quelle  compétence  le  savant  bibliothécaire  du  Conser- 
vatoire traite  ces  matières  délicates.  Il  serait  à  souhaiter  qu'il  donnât  une  fin 
à  l'Histoire  de  l'impression  de  la  musique,  dont  la  Chronique  musicale  a  pu 
reproduire  déjà  la  première  partie  :  c'est  un  sujet  tout  nouveau,  que 
M.  Wekerlin  seul  est  en  état  de  compléter. 

Notre  collaborateur,  par  caprice  de  bibliophile,  a  voulu  que  sa  brochure 
fût  rare,  et  ne  Ta  fait  tirer  qu'à  cinquante  exemplaires. 


—  C'est   samedi  prochain,  à  midi   précis,  que  commencera,  à  l'Institut, 
l'audition  pubhque  des  six  cantates  des  logistes  du  grand  prix  de  Rome. 
Les  paroles  sont  de  M.  R.  Ballu,  fils  de  l'architecte,  membre  de  l'Institut, 
La  cantate  est  intitulée  Clytemnestre. 
Voici  l'ordre  de  l'exécution  des  six  morceaux  : 
No  I.  —  M.  Hillemacher.  No  5  en  1874. 
N°  2.  — •  M.  Wormser,  élève  de  M.  Bazin.  N"  2  de  l'année  dernière. 

Véronge  de  la  Nux,  élève  de  M.  Bazin.  N°  4  de  l'année  der- 


M. 


No  3 
mère. 
No  4.  _  M 
No  5.  —  M 
N°6.  —  M 


Marmontel,  élève  de  M.  Reber. 

Dutacq. 

Pop  Méarini.  N»  6  en  1874, 


VARIA  41 

Le  jugement  préparatoire  aura  lieu  vendredi  prochain,  2  juillet,  au  Con- 
servatoire, 

Le  jugement  définitif  se  fera  le  lendemain,  à  l'Institut,  après  l'audition  des 
six  cantates.  . 

—  Les  morceaux  choisis  pour  les  concours  publics  de  juillet,  au  Conser- 
vatoire, sont  les  suivants  :  pour  les  classes  d'étude  de  clavier  (41  concurrents, 
dont  6  hommes  et  35  femmes),  le  troisième  concerto  de  Ries  (en  iit  diè^^e 
mineur)  ;  pour  les  classes  de  piano  des  hommes  (14  concurrents),  la  première 
ballade  de  Chopin,  et  pour  celle  des  femmes  (33  concurrents),  le  deuxième 
concerto  de  Chopin  (en  fa  mineur)  ;  pour  les  classes  de  violon  {20  concur- 
rents), le  dix-neuvième  concerto  de  Kreutzer  (en  re  mineur)  ;  pour  les  classes 
de  violoncelle  (8  concurrents),  le  sixième  concerto  (militaire)  de  Romberg. — 
Dans  les  classes  de  chant,  14  élèves  hommes  et  20  élèves  femmes  ont  été 
admis  au  concours;  dans  celle  d'opéra,  4  hommes  et  5  femmes;  d'opéra 
comique,  7  hommes  et  9  femmes;  de  déclamation  dramatique,  18  hommes 
et  8  femmes, 

La  Chronique  musicale  publiera  comme  les  années  précédentes  un  compte 
rendu  de  ces  concours,  ainsi  que  le  Palmarès. 

—  Le  ministre  des  travaux  publics  a  présenté  à  la  Chambre  un  projet  de 
loi  tendant  à  allouer  un  crédit  supplémentaire  de  3  millions  pour  l'achève- 
ment du  nouvel  Opéra. 

Cette  somme  se  répartit  ainsi  : 

Exécution  de  travaux  que  l'on  avait  eu  d'abord  la  pensée  d'a- 
journer   450,000 

Etablissement  des  appareils  contre  l'incendie 45o.ooo 

Réparation  des  dégâts  causés  pendant  le  siège  et  pendant  la 

Commune 600,000 

Exécution  non  prévue  d'une  partie  du  matériel  scénique., . .  5oo.ooo 

Installation  de  la  machine  de  la  scène  et  canalisation  du  gaz.  i  .000.000 
Le  projet  de  loi  constate  que  les  dépenses  de  construction 

du  nouvel  Opéra  s'élevaient,  au  i'^'  janvier  1874,  à  la  somme  de  28.000.000 

La  Chambre  a  accordé  en  1874  un  crédit  de i  .000.000 

et  en  même  temps  a  autorisé  un  emprunt  de 3  ,5oo.ooo 

On  demande  aujourd'hui,  pour  solder  les  dépenses  faites 3. 000. 000 

La  dépense  totale  sera  donc  ainsi  réglée  à 35  .  5oo.ooo 

Si  à  celte  dépense  de  construction  on  ajoute  : 

1°  Celle  des  décors  qu'il  a  fallu  fournir  en  remplacement  de 
ceux  qui  ont  été  brûlés  et  pour  lesquels  on  a  autorisé,  par  la 
loi  du   28  mars  1 874,  un  emprunt  de 2 ,  5oo .  000 

2°  Celle  du  terrain,  qu'on  a  évaluée  à 10.  5oo,ooo 

On  compte  que  le  nouvel  Opéra  n'a  pas  coûté  moins  de....    48.500,000 

La  sous-commission  du  budget  des  beaux-arts,  à  l'Assemblée  nationale,  a 
approuvé  le  rapport  présenté  par  M.  d'Osmoy,  qui  maintient  les  subventions 


4i  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

actuelles  ;  sur  la  proposition  du  ministre,  elle  a  même  ajouté  que  le  Théâtre- 
Lyrique  recevrait  195,000  francs,  provenant  des  deux  subventions  de  iSyS 
et  1876  réunies,  et  lui  a  accordé  pour  Tannée  suivante  un  autre  supplément 
de  100,000  francs,  prélevés  sur  la  part  qui  revient  à  l'État  dans  les  bénéfices 
réalisés  par  l'Opéra.  En  échange  des  avantages  faits  à  la  future  direction  de 
ce  théâtre,  l'administration,  voulant  réserver  exclusivement  cette  scène  aux 
jeunes  compositeurs,  interdirait  les  traductions  et  les  reprises  d'ouvrages 
classiques  au  Théâtre-Lyrique;  des  autorisations  spéciales  pourraient  néan- 
moins être  accordées  la  première  année,  par  suite  de  la  difficulté  de  recons- 
tituer un  répertoire,  que  le  retrait  des  ouvrages  de  Gounod  a  considérable- 
ment appauvri. 

Mais  ce  projet  de  la  sous-commission  a  été  repoussé  par  la  grande  com- 
mission du  budget,  qui  veut  simplement  s'en  tenir  au  maintien  de  la  subven- 
tion de  l'année  dernière. 

M.  Arsène  Houssaye  pose,  dit-on,  d'une  façon  sérieuse  sa  candidature  à  la 
direction  du  Théâtre-Lyrique.  Seulement  il  demanderait  200,000  francs  de 
subvention.  Son  but  —  but  louable  si  jamais  il  en  fut  —  serait  de  faire  triom- 
pher la  musique  française,  que  l'art  allemand,  l'école  de  Wagner,  tend  chaque 
jour  à  rabaisser,  et  de  repasser  en  revue  tout  notre  riche  répertoire  depuis 
Lulli. 

Les  jeunes  compositeurs  ne  seraient  point  oubliés. 

M.  Arsène  Houssaye  veut  réaliser  l'idée  par  lui  caressée  depuis  si  longtemps 
de  faire  mettre  en  musique  le  drame  moderne.  C'est  ainsi  que,  décidé  à 
rompre  avec  les  traditions  de  l'ancien  Opéra-Comique,  il  commanderait  des 
livrets  d'un  genre  nouveau  à  MM.  Sardou,  Dumas,  Feuillet,  Meilhac,  etc., 
qui  seraient  confiés  à  qui  de  droit. 

En  revanche,  c'est  avec  un  véritable  plaisir  que  nous  verrions  revenir 
M.  Houssaye  au  poste  si  difficile  de  directeur,  et  prendre  enfin  la  défense  de 
notre  musique  nationale. 

En  présence  de  la  décision  de  la  commission  du  budget,  le  futur  directeur 
du  Théâtre-Italien  ne  pourra  obtenir  une  subvention  de  200,000  francs,  que 
par  voie  d'amendement  à  la  discussion  publique  du  budget  à  la  Chambre. 

—  L'amendement  suivant  sera  présenté  à  l'article  20  du  projet  de  loi  sur 
le  budget  des  beaux-arts,  par  MM.  Raoul  Duval  et  Ganivet  :  «  A  partir  du 
i^r  janvier  1876,  le  droit  des  hospices  sur  les  théâtres  proprement  dits,  et 
sur  les  concerts  proprement  dits,  quotidiens  ou  non  quotidiens,  sera  perçu 
sur  la  recette  brute  provenant  du  prix  des  billets  vendus  au  bureau  et  en 
location,  déduction  faite  d'une  somme  fixe  allouée  à  chaque  théâtre  ou  con- 
cert en  représentation  de  ses  frais  et  sur  laquelle  la  perception  n'aura  pas 
lieu.  A  cet  effet,  chaque  administration  devra  remettre  à  l'Assistance  publique 
un  état  détaillé  de  ses  frais.  Cet  état  devra  être  approuvé  par  l'Assistance  pu- 
blique, et  le  prélèvement  s'exercera  sur  la  somme  excédant  le  chiffre  fixé 
d'accord  avec  elle  comme  représentant  la  moyenne  des  frais  quotidiens.  » 

—  Le  nivellement  des  terrains  sur  lesquels  étaient  élevées  la  salle  et  la 
scène  de  l'ancien  Opéra  étant  presque  achevé,  il  va  être  procédé  à  la  démoli- 


VARIA  43 

tion  des  dernières  parties  de  l'édifice  demeurées  à  peu  près  intactes  et  situées 
à  l'angle  de  la  rue  Drouot  et  de  la  rue  Rossini.  Le  19  juin,  en  la  salle  des 
criées  de  la  préfecture  de  la  Seine,  on  a  mis  aux  enchères  les  matériaux  à 
provenir  de  la  démolition  de  ces  derniers  débris.  Les  bâtiments  existant  en- 
core sont  ceux  qui  étaient  affectés  à  l'administration,  au  bureau  de  la  copie, 
à  la  caisse,  etc.,  etc.  Les  restes  de  la  grande  galerie  de  l'hôtel  de  Choiseul, 
qui  était  devenue  le  foyer  de  la  danse,  et  dont  on  aperçoit  encore  aujourd'hui 
plusieurs  arcades,  vont  disparaître  également.  Enfin,  dans  deux  mois,  terme 
extrême  assigné  à  l'enlèvement  des  ruines  qui  vont  être  adjugées,  il  ne  restera 
plus  une  pierre  de  ce  qui,  pendant  un  demi-siècle,  fut  l'Opéra. 

—  On  annonce  que  l'un  de  nos  jeunes  compositeurs,  M.  Edouard  Caza- 
neuve,  vient  de  terminer  la  musique  d'un  opéra  en  trois  actes  dont  le  livret 
est  de  M.  Gorm.on.  Titre  :  le  Carrosse  du  Gouvernsur. 


—  Pour  juger  du  peu  de  valeur  des  décors  mis  en  adjudication,  dès  qu'ils 
n'ont  point  une  destination  absolue,  immédiate,  il  suffira  de  jeter  les  yeux 
sur  les  chiffres  suivants,  résultant  de  la  vente  aux  enchères  pubhques  des 
décors  ayant  servi  à  l'exploitation  provisoire  de  notre  Grand-Opéra,  salle 
Ventadour.  C'est  à  n'y  pas  croire  : 

Le  !<='•  lot,  châssis  de  la  Source  et  de  Guillaume  Tell,  a  été  adjugé  40  fr. 

Le  2*"  et  le  3*^  lot,  120  francs,  à  M,  Vizet. 

Le  4«,  Guillaume  Tell^  toiles  et  châssis,  2i5  francs,  à  M.  Faure. 

Le  5«,  les  Huguenots^  i5o  francs,  à  M.  Pelletier. 

Le  6«,  Robert,  400  francs,  à  M.  Vizet. 

Le  7%  Hamlet,  a  été  poussé  par  M.  E.  Dejean  jusqu'à  i65  francs  et  adjugé 
170  francs,  à  M.  Pelletier. 

Le  8<=,  l'Esclave,  16  toiles  et  les  châssis,  n'a  pas  été  vendu.  On  en  deman- 
dait i5oo  francs;  personne  ne  s'est  présenté,  dit  le  Gaulois.  M.  F.  Oswald 
ajoute  que  tous  ces  décors  étaient  incomplets  et  que  le  ministère  avait  donné 
des  ordres  pour  racheter  certains  de  ces  décors  en  prévision  de  la  réouverture 
du  Théâtre-Lyrique.  Il  eût  bien  mieux  valu  n'en  point  risquer  la  vente. 

Un  neuvième  lot,  composé  des  décors  de  Faust,  n'a  pas,  non  plus,  trouvé 
acquéreur,  sur  la  mise  à  prix  de  1,000  francs.  Il  n'en  a  pas  été  de  même  de 
la  vente  effectuée,  vendredi  dernier,  des  costumes  réformés  de  ces  deux  ou- 
vrages, ainsi  que  de  ceux  de  Don  Juan,  Guillaume  Tell,  les  Huguenots  et 
Robert  le  Diable. 

—  Voici  les  principales  clauses  de  la  nouvelle  loi  italienne  sur  les  repré- 
sentations théâtrales  : 

Article  i^''.  —  L'auteur  d'une  œuvre  pouvant  se  représenter  en  public, 
éditée  ou  non,  a  sur  cette  œuvre  le  droit  exclusif  de  représentation  et  d'exé- 
cution (sous  réserve  de  l'accomplissement  des  conditions  formulées  au  cha- 
pitre III  de  la  loi  du  25  juin  i865,  n°  2337). 

Art.  2.  —  Personne  ne  pourra  exécuter  ou  représenter  un  ouvrage  sans  le 
consentement  de  l'auteur  ou  de  ses  ayants  droit. 


44  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Art.  3.  —  Le  droit  de  représentation  ou  d'exécution,  pour  l'auteur  ou  ses 
ayants  droit,  dure  quatre-vingts  ans,  à  dater  du  jour  de  la  première  exécu- 
tion ou  de  la  première  publication.  L'ouvrage  tombe  ensuite  dans  le  domaine 
public,  en  ce  qui  concerne  la  représentation  ou  l'exécution. 

Art.  5.  —  La  déclaration  et  le  dépôt  des  ouvrages,  pour  assurer  la  garantie 
des  droits,  devront  être  faits  dans  les  trois  mois  à  partir  de  la  première  repré- 
sentation ou  de  la  première  publication.  La  déclaration  et  le  dépôt  tardifs 
seront  également  valables,  excepté  dans  le  cas  où  un  autre  aurait  édité 
ou  représenté  l'ouvrage,  ou  bien  en  aurait  fait  venir  des  exemplaires  de 
l'étranger  pour  les  vendre  dans  l'espace  de  temps  écoulé  entre  la  fin  du  troi- 
sième mois  et  le  moment  de  la  déclaration  effective.  Alors  l'auteur  n'aura 
pas  le  droit  de  s'opposer  à  la  vente  des  exemplaires  qui  seraient  déjà  impri 
mes  ou  introduits. 

Art.  6.  —  Les  déclarations  seront  publiées  chaque  mois  dans  la  Galette 
officielle  du  royaume. 

Art.  8.  —  La  présente  loi  est  aussi  applicable  aux  ouvrages  déjà  publiés, 
représentés  ou  exécutés. 

—  Le  roi  de  Hanovre  vient  de  conférer  à  Charles  Lamoureux  la  grande 
médaille  d'honneur  en  or,  pour  les  Arts  et  les  Sciences. 


—  Les  membres  de  la  famille  Boieldieu,  présents  aux  fêtes  du  centenaire, 
ont  adressé  la  lettre  suivante  au  maire  de  Rouen  : 

Rouen,  le  i6  juin  i8j5. 
Monsieur  le  Maire, 

Nous  ne  voulons  pas  quitter  la  ville  de  Rouen  sans  vous  exprimer  notre 
reconnaissance  pour  l'hommage  éclatant  qu'elle  a  rendu  à  la  mémoire  de 
Boieldieu. 

Cet  hommage  ne  s'adresse,  nous  le  savons,  qu'au  compositeur  illustre  et 
sympatique;  mais  nous  avons  été  profondément  émus  des  solennités  aux- 
quelles nous  venons  d'assister,  et  nous  vous  prions  de  vouloir  bien  être,  vis- 
à-vis  de  la  population  tout  entière^  l'interprète  de  nos  sentiments  et  de  ceux 
des  membres  de  notre  famille  qui  n'ont  pu  être  présents  à  cette  grande  mani- 
festation. 

Veuillez  recevoir  aussi,  monsieur  le  maire,  nos  remercîments  pour  l'hos- 
pitalité si  complète  que  l'administration  municipale  nous  a  donnée,  et  dont 
le  souvenir  ne  s'efï'acera  jamais  de  notre  cœur. 

Agréez,  monsieur  le  maire,  l'assurance  de  notre  haute  considération. 

Adrien  Boieldieu,  fils  de  Boieldieu. 
Louis  AiGoiN,  petit-fils. 
Georges  Aigoin,  petit-fils. 
Alphonse  Boieldieu,  lieutenant  au  24e 
bataillon  de  chasseurs,  petit-neveu. 

M.  Louis  Aigoin,  en  déposant  cette  lettre,  a  remis  à  M.  le  maire  cent 
francs  pour  les  pauvres. 


VARIA  45 

—  I.a  Société  des  compositeurs  de  musique  a  voté,  dans  son  assemblée 
générale  d'avant-hier,  sur  la  proposition  de  M.  Vaucorbeil,  son  président, 
une  somme  de  5oo  francs  au  profit  des  inondés,  indépendamment  des  droits 
aux  représentations  organisées  au  profit  des  malheureuses  victimes  de  nos 
inondations  du  midi. 

—  Le  différend  entre  M.  Bagier  et  les  membres  de  l'orchestre  du  Théâtre- 
Ventadour  vient  d'être  tranché  par  un  jugement  de  la  première  chambre 
civile.  — ■  Le  20  janvier  dernier,  les  artistes  de  l'orchestre  du  Théâtre- Venta- 
dour  cessèrent  leur  service,  parce  que  l'engagement  contracté  par  eux  avec 
M.  Bagier  le  8  janvier  ne  fixait  qu'à  quinze  jours  la  durée  de  leur  concours. 
M.  Bagier  dénonça  au  public  ce  qu'il  appelait  le  mauvais  vouloir  des  artistes* 
musiciens.  Devant  la  première  chambre,  M.  Bagier  a  soutenu  que  les  artistes 
de  l'orchestre  avaient  outrepassé  leurs  droits,  que  dans  tous  les  traités  an- 
térieurs passés  entre  les  diverses  directions  du  Théâtre-Ventadour  et  eux,  il 
avait  toujours  été  stipulé  que  les  artistes  de  l'orchestre  devaient,  leur  enga- 
gement terminé,  rester  à  la  disposition  du  directeur  pour  les  représentations 
qu'il  pouvait  lui  plaire  de  continuer  au  delà  du  terme  fixé,  et  que  cette  dis- 
position devait  être  observée,  même  en  l'absence  de  dénonciation  formelle. 
Les  artistes,  au  contraire,  invoquaient  les  termes  précis  de  leur  dernier  en- 
gagement; il  soutenaient  n'avoir  fait  qu'user  de  leur  droit  en  ne  continuant 
pas  leur  service  au  delà  du  22  janvier,  de  même  que  le  directeur  aurait  eu 
le  droit  d'arrêter  alors  les  représentations.  Ils  faisaient  remarquer  que  leur 
liberté  était  complète  à  ce  moment,  et  que  le  devoir  de  M.  Bagier  était  de 
leur  payer  le  22  janvier  les  appointements  échus,  ce  qu'il  n'a  pas  fait  et  ce  qui 
motive  aujourd'hui  de  leur  paît  une  demande  reconventionnelle.  Le  tribunal, 
conformément  aux  conclusions  de  M.  le  substitut  Ribot,  a  déclaré  M.  Bagier 
mal  fondé  dans  sa  demande  en  dommages-intérêts  contre  les  artistes,  et  l'a 
Condamné,  sur  la  demande  reconventionnelle  de  ceux-ci,  à  payer  les  appoin- 
tements échus,  et  en  tous  les  dépens. 

■^  Le  pauvre  M,  Bagier  a  souvent  des  procès.  En  voici  enfin  un  qu'il  n'a 
pas  perdu. 

Une  demoiselle  Angeli,  artiste  lyrique,  engagée  à  Soo  francs  par  mois, 
réclamait  â  l'éx-directeur  du  Théâtre-Italien  une  somme  de  1,000  francs 
pour  ses  appointements  de  février  et  de  m.ars. 

M.  Bagi.er  a  résisté  à  cette  prétention,  disant  que  la  fermeture  du  théâtre 
fin  janvier,  par  suite  du  refus  de  service  des  musiciens  et  du  retrait  de  la 
subvention,  était  un  cas  de  force  majeure  dont  tout  le  personnel  devait  subir 
le  contre-coup. 

Le  tribunal  a  donné  gain  de  cause  à  M.  Bagier. 

—  La  Chronique  musicale  a  reproduit  dernièrement,  dans  les  extraits 
qu'elle  a  donnés  du  livre  de  M.  Pougin  sur  Boieldieu,  le  curieux  article  où. 
Weber  étudie  le  talent  de  Boieldieu  et  son  opéra  de  Jean  de  Paris.  M.Adol- 
phe Jullien  à  découvert  et  publié  pour  la  première  fois  en  français,  dans  son 


45  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

feuilleton  musical  du  Français,  deux  autres  jugements  encore  plus  élogieux 
sur  le  même  artiste  et  sur  le  même  ouvrage.  Ces  articles  sont  ignorés  en 
France  :  ils  seraient  pourtant  des  plus  curieux  à  connaître,  car  ils  émanent 
précisément  de  deux  compositeurs  qu'on  pourrait  croire  les  plus  dédaigneux 
pour  le  talent  du  musicien  français,  et  qui  montrent  vis-à-vis  de  lui  une 
impartialité  dont  on  use  trop  peu  à  leur  égard. 

Voici  le  jugement  de  Schumann  sur  Jean  de  Paris  : 

«  Voilà  un  opéra  modèle.  Deux  actes,  deux  décors,  deux  heures  de  spec- 
tacle ;  cela  forme  un  tout  heureux  à  souhait.  Jean  de  Paris^  Figaro  et  le 
Barbier  sont  les  premiers  opéras  comiques  du  monde,  de  clairs  miroirs  où 
se  réfléchit  la  nationalité  des  compositeurs. 

L'instrumentation,  actuellement  ma  prmcipale  préoccupation,  est  partout 
d'un  travail  achevé.  Les  instruments  à  vent  notamment,  les  clarinettes  et 
les  cors,  sont  traités  avec  prédilection  et  ne  couvrent  le  chant  nulle  part  ;  la 
voix  des  violoncelles  se  fait  entendre  à  découvert  en  maint  passage  et  pro- 
duit bon  effet.  Les  notes  élevées  des  cors,  même  quand  la  partie  chantante 
domine,  se  fondent  avec  elle  le  mieux  du  monde.  » 

Voici  maintenant  lavis  de  Wagner  : 

«  .....  Le  genre  rossinien  gagna  beaucoup  à  se  combiner  ainsi  avec  les 
qualités  positives  d'un  style  arrêté,  et  les  artistes  français  produisirent  dans 
cette  direction  des  ouvrages  dignes  d'une  admiration  sans  réserve,  miroirs 
fidèles  en  tout  temps  des  éminentes  qualités  du  caractère  national.  C'est 
ainsi  que  l'aimable  esprit  chevaleresque  de  l'ancienne  France  semble  avoir 
inspiré  à  Boieldieu  sa  délicieuse  musique  de  Jean  de  Paris,  car  la  vivacité 
et  la  grâce  de  l'esprit  français  sont  empreintes  surtout  dans  le  genre  de 
Topera  comique.  » 

—  On  vient  d'inaugurer  le  Cirque-Fernando,  situé  à  Montmartre  au  haut 
de  la  rue  des  Martyrs.  L'orchestre,  composé  de  vingt-cinq  musiciens,  est 
dirigé  par  M.  Bouillon.  Le  directeur  d,e  ce  bel  établissement  se  propose  de 
donner  le  dunanche,  pendant  l'hiver,  des  concerts  populaires,  c'est-à-dire  des 
auditions  de  bonne  musique  qu'on  entendra  en  donnant  très  peu  d'argent. 
L'idée  mérite  les  encouragements  de  la  presse. 

—  Les  journaux  anglais  signalent  parmi  les  artistes  de  distinction  que  la 
saison  a  amenés  à  Londres,  M.  Lichtlé,  un  des  artistes  les  plus  accomplis 
sur  le  cor  d'harmonie.  The  Musical  World  fait  son  éloge  de  la  façon  suivante: 

«  Ce  monsieur  a  déjà  été  entendu  plusieurs  fois  dans  différents  concerts  à 
la  grande  satisfaction  des  auditeurs.  » 

«■  La  pureté  de  son  qu'il  produit,  et  sa  puissance  d'exécution  sont  vraiment 
incroyables.  » 

M. Lichtlé  est  Alsacien;  il  était  professeur  au  Conservatoire  de  Strasbourg, 
et  a  quitté  son  pays  après  l'annexion. 

—  Sous  le  titre  :  les  Spectateurs  sur  le  Théâtre,  Établissement  et  suppression 
des  bancs  sur  les  scènes  de  la  Comédie-Française  et  de  l'Opéra,  M.  Adolphe 
JuUien  vient  de  réunir  en  une  élégante   brochure  (chez  Détaille,  lo,  rue  des 


VARIA  47 

Beaux-Arts)  le  travail  qu'il  a  publié  dernièrement  à  la  Chronique  musicale  et 
qui  contient  de  si  curieux  documents  inédits  extraits  des  Archives  de  la  Co- 
médie-Française. Cette  luxueuse  publication  renferme  le  plan  du  Théâtre- 
Français,  dressé  par  Blondel  avant  lySq  et  une  très  belle  eau-forte  d'après 
Charles  Coypel,  finement  gravée  par  M.  E.  Champollion  dans  la  grandeur 
même  de  l'original,  qui  n'avait  pas  été  reproduit  depuis  172G  et  qui  est  de- 
venu d'une  extrême  rareté. 


NOUVELLES 

ARis.  Opéra.  —  Mademoiselle  de  Reszké  a  débuté  le  21  juin  dans  le 
rôle  d'Ophélie  d'Hamlet.  Mademoiselle  Gabrielle  Moisset  engagée 
,0^1)  depuis  longtemps,  a  chanté  le  26  juin  la  Reine  dans  les  Huguenots^ 
et  enfin,  le  29  juin   mademoiselle  Grabow  s'est   essayée  dans  le 
même  rôle. 

Mesdames  Krauss,  Carvalho  et  Gueymard  prennent  leur  congé  annuel  le 
le"-  juillet. 

—  La  reprise  de  Faust  aura  lieu  après  l'expiration  du  congé  de  madame 
Carvalho.  C'est  M.  Manoury  qui  reprendra  le  rôle  de  Valentin,  et  non 
M.  Çaron. 

—  Les  répétitions  de  Jeanne  d'Arc,  le  nouvel  ouvrage  de  M.  VIermet, 
sont  enfin  commencées  à  l'Opéra. 

On  sait  que  mademoiselle  Krauss  doit  remplir  le  rôle  de  l'héroïne  de 
Vaucouleurs, 

Quant  au  personnage  d'Agnès  Sorel ,  il  est  plus  que  probable  qu'on  le 
destine  à  mademoiselle  Bloch. 

—  Les  artistes  des  chœurs  de  l'Opéra  viennent  d'adresser  une  demande 
en  augmentation  d'appointements. 

—  Le  Prophète  sera  donné  vers  la  fin  de  septembre.  En  voici  la  distribu- 
tion : 

Jean  de  Leyde  MM.  Villaret 
Jonas  Laurent 

Oberthal  Bataille 

Zacharie  Menu 

Mathisœn  Domar 

Fidès  Mmes  Rosine  Bloch 
Berthe  Daram 

Opéra-Comique.  —  L'Opéra-Comique  célébrera  le  centenaire  de  Boiel- 
dieu  à  sa  date  réelle,  c'est-à-dire  le  16  décembre  prochain. 

La  Dame  blanche  sera  complètement  remontée  pour  la  circonstance,  et 
Duchesne  chantera  pour  la  première  fois  le  rôle  de  Georges  Brown. 


48 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


C'est  aussi  le  i6  décembre  1862  que  fut  donnée,  sous  la  direction  de 
M.  Perrin,  la  millième  représentation  de  la  Dame  blanche.  A  cette  occasion, 
des  stances  composées  par  M.  Méry  furent  dites  par  Léon  Achard,  qui  venait 
de  débuter  si  brillamment  dans  le  rôle  de  Georges  Brown.  Le  spectacle  com- 
mençait par  le  premier  acte  de  Jean  de  Paris. 

Depuis  le  16  décembre  1862,  on  a  donc  joué  la  Dame  blanche  346  fois  II 

Gaité.  —  A  dater  du  i«''  juillet  iSyS,  M.  Albert  Vizentini  devient  directeur 
du  théâtre  de  la  Gaîté  qu'il  vient  d'acheter,  à  ce  jour,  à  M.  Offenbach, 
et  qu'il  exploitera  au  nom  de  la  société  en  commandite  :  Albert  Vizentini 
et  Cie. 

La  première  pièce  que  montera  le  nouveau  directeur  est  le  Voyage  dans 
la  lune.,  de  MM.  Leterrier,  Vanloo  et  A.  Mortier,  avec  musique  d'Offenbach 
et   Mademoiselle  Aimée  dans  le  principal  rôle 

Puis  viendront  le  Don  Quichotte  de  Sardou  et  Offenbach  et  une  autre 
grande  pièce  :  le  Cheveu  du  Diable,  de  MM.  Ed.  Cadol  et  V.  Koning. 

Bouffes-Parisiens.  —  M.  Ch.  Comte,  directeur  des  Bouffes-Parisiens, 
vient  de  confier  à  un  jeune  compositeur,  M.  Léopold  Dauphin,  le  soin 
d'écrire  la  musique  d'une  pièce  de    MM.   Victor  Bernard  et  Valéry  Vernier. 

Titre  :  Les  Ciseaux  d'Accoulina.  opéra-bouflfe  en  un  acte. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  .^ 

O.   LE   TRIOUX. 


rropriétaire-Gérant  :  q4  "EJTHU^    HE  ULHo-i 'K'J^* 


Taris   —    Alcan-Lévy,  imprlirieur  breveté,  rue  de  Latayette,  61,] 


FRAGMENTS  DES  MÉMOIRES  INÉDITS 


CHEVALIER  SIGISMOND   NEUKOMM 


SALZBOURG 


A  famille  est  originaire  de  la  Souabe,  où  elle  a 
brillé  de  quelque  éclat  à  diverses  époques,  no- 
tamment durant  les  guerres  de  trente  ans  et  de 
sept  ans.  Plusieurs  de  ses  membres  figurèrent 
avec  honneur  sur  les  champs  de  bataille,  à  la 
suite  de  leurs  princes  souverains,  et  l'un  d'eux, 
Antoine  Neukomm,  devenu  conseiller  intime 
du  dernier  comte  palatin  de  Neubourg,  après 
avoir  dignement  porté  l'épée  à  ses  côtés,  mérita 

d'être    anobli,  sur  la  proposition  de  ce  dernier,  par  l'empereur  Joseph  II, 

ainsi  que  ses  frères  Xavier  et  David. 

IX.  4 


5o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Mon  père,  David  Neukomm,  fils  de  celui  que  je  viens  de  citer,  était 
né  à  Defiingen,  près  de  Gunzbourg,  en  Souabe.  Il  avait  fait  d'excel- 
lentes études  classiques,  et,  vers  l'âge  de  vingt  ans,  il  se  rendit  à  Salz- 
bourg  pour  y  prendre  ses  grades  universitaires.  Ses  connaissances  éten- 
dues lui  permettaient  d'aspirer  à  un  emploi  important.  Mais  de  lourdes 
charges  de  famille  décidèrent  autrement  de  son  avenir  :  il  se  contenta 
d'une  modeste  place  de  professeur  à  l'Ecole  normale,  qu'on  venait  de 
créer. 

Mon  père  était  très  doux,  très  bon,  mais  en  même  temps  très  sévère 
et  très  grave.  Je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir  vu  rire  une  seule  fois. 
Par  contre,  je  ne  l'ai  jamais  vu  en  colère.  Il  parlait  peu,  mais  ses  paroles 
avaient  de  la  portée.  Il  aimait  passionnément  la  musique  et  avait  acquis 
un  bon  talent  d'amateur  sur  le  violon.  Il  m'accompagnait  parfois  sur 
cet  instrument  quand  il  pouvait  dérober  un  quart  d'heure  à  ses  occupa- 
tions multiples.  Je  me  rappelle  aussi  que  lorsque  je  fus  en  état  de  jouer 
un  petit  morceau,  il  me  mena  chez  le  vieux  Mozart,  père  de  l'immortel 
auteur  de  Don  Juan.  Ce  vénérable  vieillard  daigna  écouter  avec  bonté 
cette  misère^  lui  qui  avait  été  accoutumé  à  entendre  son  fils  improviser 
en  maître,  dès  l'âge  de  cinq  ans,  sur  un  motif  donné  à  l'improviste. 
Non  cuîlibet  licet  adiré  Corinthum! 

J'ai  donc  connu  Mozart  le  père,  mais  non  son  fils,  qui  avait  quitté 
Salzbourg  peu  de  temps  après  ma  naissance,  et  qui  était  mort  lorsque 
j'arrivai  à  Vienne  en  1798. 

Je  suis  le  premier  enfant  né  du  mariage  de  mon  père  et  de  ma  mère, 
et  je  fus  l'aîné  de  vingt-trois  enfants  1  II  fallut  toute  l'économie  de  ma 
bonne  mère  et  toute  l'application  de  mon  père,  qui,  dès  cinq  heures  du 
matin,  était  chaque  jour  au  travail,  pour  venir  à  bout  d'élever  cette 
nombreuse  famille.  Notre  table  était  simple,  mais  nous  ne  connûmes 
jamais  ni  luxe  ni  misère.  Je  suis  né  le  10  juillet  1778. 

J'étais  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  enfant  précoce;  à  quatre  ans, 
je  savais  lire,  et,  une  année  plus  tard,  j'écrivais  d'une  bonne  main  d'éco- 
lier. Un  homme  qui  venait  parfois  à  la  maison  s'amusait  à  m'apprendre 
à  siffler  des  airs,  que  je  retenais  et  rendais  parfaitement.  Ce  fut  ainsi  que 
se  révéla  mon  goût  pour  la  musique.  Lorsque  j'eus  atteint  l'âge  de  sept 
ans,  je  commençai  l'étude  de  cet  art,  qui  est  devenu  la  passion  de  toute 
ma  vie,  sous  la  direction  d'un  excellent  organiste  de  la  ville,  nommé 
Weissaner,  qui,  en  moins  d'un  an,  me  mit  à  même  de  toucher  l'orgue 
de  réalise  d'un  village  voisin.  A  neuf  ans,  je  commençai  mes  classes  au 
lycée,  et  mon  père  me  donna  un  répétiteur  qui  me  poussa  de  façon  à 
parcourir  honorablement  tous  les  degrés  de  mes  humanités. 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  5i 

La  musique  marchait  de  front  avec  mes  études  ;  aussi  fus-je  bientôt 
en  état  de  suppléer  non-seulement  mon  maître,  mais  encore  plusieurs 
autres  organistes  de  la  ville  dans  leurs  pénibles  fonctions,  notamment 
Michel  Haydn,  dont  la  femme  était  parente  de  ma  mère.  Michel  Haydn, 
frère  du  grand-  Haydn,  et  lui-même  compositeur  plein  de  mérite,  était, 
à  cette  époque,  maître  des  concerts  de  la  cour  et  premier  organiste  de  la 
cathédrale. 

Pour  donner  une  idée  de  ce  qu'était  un  service  solennel  dans  cette 
cathédrale,  il  me  faut  remonter  plus  haut,  et  montrer  ce  qu'était  Salz- 
bourg  au  temps  où  je  me  reporte,  Salzbourg,  ou  plutôt  le  pays  de  Salz- 
bourg,  formait  alors  une  principauté  ecclésiastique,  dont  le  souverain, 
archevêque,  légat  du  Saint-Siège  et  primat  d'Allemagne,  était  élu  par  le 
chapitre,  composé  de  vingt-quatre  chanoines,  tous  princes  ou  comtes, 
appartenant  aux  premières  maisons  de  l'empire. 

Les  princes-archevêques  de  Salzbourg  jouissaient  de  tous  les  droits  et 
de  toutes  les  prérogatives  des  autres  souverains,  et,  souvent,  au  moyen 
âge,  ils  avaient  pris  part  aux  guerres  qui  déchirèrent  l'Allemagne  durant 
tant  de  siècles. 

Je  suis  né  sous  le  gouvernement  du  prince-archevêque  comte  CoUo- 
redo,  homme  d'esprit  et  beaucoup  plus  éclairé  que  les  autres  souverains 
ses  voisins.  Il  avait  hérité  de  ses  prédécesseurs  d'une  cour  complète, 
composée  de  ce  qu'on  appelait  autrefois  de  grands  seigneurs,  et  d'une 
excellente  chapelle  qui  se  faisait  entendre  aux  concerts  de  la  cour  et  à 
la  cathédrale. 

Dans  cette  magnifique  église,  construite  tout  en  marbre  et  dans  le 
meilleur  style  italien,  étaient  placées  six  orgues,  savoir  :  quatre  dans  les 
quatre  jubés,  un  dans  le  chœur,  et  le  sixième  —  un  orgue  monumental 
—  à  l'autre  extrémité  de  l'édifice,  faisant  face  au  maître-autel. 

Les  jours  de  grande  fête,  les  musiciens  étaient  disposés  de  la  manière 
suivante  :  Sur  le  jubé  à  droite  étaient  placés  tous  les  chanteurs  solistes, 
quelques  instruments  à  vent,  le  maître  de  chapelle  (en  ce  temps-là  c'était 
un  abbé  italien  du  nom  de  Gatti),  le  premier  organiste  de  semaine  (il  y 
en  avait  deux  qui  alternaient  pour  remphr  cette  fonction),  et  enfin  les 
violoncelles  et  les  contre-basses.  Sur  le  jubé  à  gauche  étaient  disposés 
les  autres  instruments  à  cordes,  et  les  deux  autres  jubés  étaient  occupés 
par  deux  bandes  de  trompettes  et  de  timbaliers,  qui  sonnaient  alternati- 
vement des  fanfares.  Ces  trompettes  et  ces  timbaliers  portaient,  dans  les 
grandes  circonstances,  l'ancien  costume  espagnol.  Enfin,  dans  le  chœur, 
étaient  placés  le  maître-autel,  le  trône  du  prince,  les  stalles  des  cha- 


52  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

noines,  les  bancs  pour  les  chantres  et  les  enfants  de  la  maîtrise,  et  l'orgue 
pour  accompagner  les  grands  morceaux  d'ensemble. 

A  l'heure  fixée  pour  le  service,  le  prince-archevêque,  revêtu  de  son 
grand  costume  de  cardinal,  descendait  les  degrés  de  son  palais,  qui  est 
attenant  à  la  cathédrale.  Il  était  précédé  de  ses  pages,  tous  jeunes  gens 
de  familles  nobles,  et  suivi  des  gentilshommes  de  sa  cour.  Les  chefs  des 
différentes  branches  d'administration,  les  magistrats  de  la  ville  et  le 
bourgmestre  fermaient  le  cortège,  qui  s'avançait  majestueusement  entre 
une  double  haie  de  hallebardiers  et  de  gardes-du-corps. 

A  l'entrée  du  prince  dans  l'église,  le  grand  orgue  jouait  à  pleins  jeux. 
En  ce  temps-là,  c'était  généralement  moi  qui  le  tenais,  comme  suppléant 
à  l'organiste  en  titre.  Arrivé  près  du  maître-autel,  le  prince  prenait  place 
sur  son  trône.  Les  trompettes  sonnaient  des  fanfares,  puis  la  grand'- 
messe  commençait.  Le  même  cérémonial  accompagnait  la  sortie  du 
prince. 

Qu'on  me  pardonne  cette  digression  :  elle  est  l'image  fidèle  d'une 
scène  dont  la  génération  actuelle,  même  dans  mon  pays,  n'a  plus  aucune 
idée.  Je  reprends  mon  récit  où  je  l'ai  interrompu. 

Ma  qualité  d'enfant  précoce  se  manifestait  également  sous  le  rapport 
du  sentiment.  Il  me  souvient  qu'à  peine  âgé  de  huit  ans,  je  fis  à  une 
petite  fille  une  proposition  de  mariage,  et  tâchai  de  lui  faire  comprendre 
qu'il  y  aurait  pour  elle  honneur  et  avantage  à  épouser  «  un  homme  » 
qui,  certainement,  serait  un  jour  organiste  de  la  ville,  peut-être  même 
de  la  cathédrale,  auquel  cas  la  bienheureuse  épouse  serait  au  moins 
l'égale  d'une  impératrice.  Plus  tard,  je  mis  plus  de  mystère  dans  mes 
adorations,  et  la  belle  qui  fut  l'objet  de  ma  seconde  flamme,  et  à  laquelle 
je  n'adressai  jamais  la  parole,  ne  put  se  douter  de  la  tendresse  qu'elle 
avait  inspirée  au  futur  organiste.  Mes  déclarations  les  plus  hardies  se 
bornaient  à  tirer  mon  chapeau  en  passant  sous  ses  fenêtres,  sans  oser 
regarder  si  elle  avait  pu  me  voir.  Je  me  plaisais  dans  la  solitude,  et  sur 
un  de  ces  charmants  monticules  qui  environnent  la  ville,  je  me  retirais 
dans  l'endroit  le  plus  sauvage  pour  dévorer  les  Idylles  de  Gessner,  le 
jeune  Werther,  de  Gœthe,  et  tous  nos  poètes  qui  ont  chanté  l'amour 
et  les  beautés  de  la  nature  ;  puis,  lorsque  mon  cœur  s'était  gonflé  au 
point  d'être  prêt  de  se  fendre,  je  tirais  ma  flûte  de  ma  poche  et  je  filais 
des  sons  à  faire  pleurer  d'attendrissement  les  rochers  qui  m'entouraient. 
Le  souvenir  de  ce  temps  a  encore  aujourd'hui  des  charmes  pour  moi, 
car  mon  cœur  s'obstine  à  ne  vouloir  point  apprendre  à  vieillir  avec  moi. 
Il  se  révolte  contre  le  millésime  de  mon  acte  de  naissance  !  Le  docteur 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  5  3 


Gall  a  bien  raison  de  dire  que  l'homme  est  à  l'âge  de  trois  ans  tout  ce 
qu'il  sera  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix  ! 

Depuis  ma  première  enfance,  j'ai  toujours  eu  un  extrême  désir  d'ap' 
prendre  toutes  choses.  La  position  de  mon  père  venait  à  mon  aide.  Le 
corps  enseignant  dont  il  faisait  partie  m'avait  admis  gratuitement  à 
tous  les  cours,  de  manière  que  j'ai  reçu  une  instruction  scientifique 
assez  étendue.  Pour  la  musique,  j'y  faisais  des  progrès  assez  rapides  : 
J'apprenais  à  jouer  plusieurs  instruments,  en  commençant  par  le  violon 
et  la  flûte.  Par  la  suite,  ces  exercices  m'ont  été  d'une  grande  utilité,  et 
j'ai  pu  me  convaincre  que  tout  compositeur  doit  apprendre  à  jouer  de 
tous  les  instruments,  ne  fût-ce  que  pour  éviter,  dans  ses  ouvrages,  des 
difficultés  qui,  dans  les  instruments  à  vent  surtout,  résultent  des  clefs 
et  des  mauvais  sons.  Un  autre  conseil  que  je  donnerai  aux  élèves  qui  se 
vouent  à  la  composition  musicale,  serait  d'apprendre  à  chanter.  La  voix 
est  un  instrument  beaucoup  plus  difficile  à  manier  qu'on  ne  le  pense  or- 
dinairement, et  il  y  a  tels  compositeurs,  fort  admirés  d'ailleurs,  qui  écri- 
vent très  mal  pour  la  voix  et  dont  la  simple  inspection  de  leurs  ouvrages 
indique  suffisamment  qu'ils  n'ont  pas  appris  à  chanter. 

J'abandonnai  bientôt  l'étude  suivie  des  instruments  à  archet,  mais  je 
restai  fidèle  à  ma  flûte,  ce  qui  me  permit  de  figurer  fort  jeune  à  l'or- 
chestre du  théâtre.  Mes  occupations  n'y  étaient  point  considérables,  car 
on  ne  jouait  que  trois  fois  par  semaine,  encore  n'y  avait-il  pas  de  flûtes 
les  jours  de  comédie  ;  mais  du  moins  ces  petits  services  me  valurent-ils 
mes  entrées,  ce  qui  me  procura  la  bonne  occasion  d'entendre  de  la  musi- 
que. Les  soirées  passées  au  théâtre  de  Salzbourg  me  remettent  en  mé- 
moire une  aventure  de  mon  enfance,  que  je  ne  puis  passer  sous  silence. 

On  représentait  alors  souvent  des  tragédies  et  des  drames  détestables 
tirés  des  légendes  du  moyen  âge.  Ces  pièces  et  les  romans  de  la  même 
époque  étaient  fort  à  la  mode.  Nos  jeunes  têtes  s'en  enflammèrent. 
Or,  quoique  je  fusse  l'un  des  plus  jeunes  parmi  mes  condisciples,  j'étais 
l'instigateur  en  toutes  choses.  Me  voilà  donc  à  concevoir  la  sublime  idée 
de  créer  une  association  dcj^reux  chevaliers.  Aussitôt,  nous  confection- 
nâmes des  casques,  des  cuirasses  et  des  boucliers  en  carton  recouvert  de 
papier  argenté,  avec  force  devises  et  enluminures.  Puis  nous  prîmes  des 
noms  de  guerre.  Si  j'ai  bonne  mémoire,  j'avais  choisi,  moi  chétif  garçon, 
celui  de  Cœur  de  Lion.  Comme  on  pense,  les  duels  à  outrance  étaient 
l'objet  principal  de  nos  réunions  chevaleresques;  et,  en  vérité,  nous  nous 
battions  comme  des  enragés  et  nos  épées  étaient  dentelées  comme  des 
scies.  Je  me  hâie  de  dire  que,  dans  tous  nos  combats,  jamais  une  goutte 
de  sang  ne  fut  répandue,  le  sort  déterminant  ceux  des  combattants  qui 


54  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

devaient  mordre  la  poussière.  Or  il  advint  qu'un  jour  nous  convînmes 
de  ressusciter  le  combat  des  Horaces  et  des  Curiaces.  Nous  portâmes 
tout  notre  attirail  sur  une  colline  située  à  peu  de  distance  de  la 
ville,  et  là,  au  grand  jour,  nous  organisâmes  notre  rencontre.  Tout  alla 
fort  bien^  et  les  vaincus  se  roulèrent  convenablement  dans  la  poussière. 
Mais,  hélas!  nous  avions  compté  sans  un  promeneur  qui  nous  dénonça 
à  notre  professeur.  J'ai  oublié  de  dire  qu'au  moment  où  cette  action 
avait  lieu,  nous  aurions  dû  assister  à  nos  cours.  Dès  le  lendemain,  le 
professeur  fit  une  grande  enquête  sur  cet  événement.  Il  ordonna  que  le 
chef  de  l'entreprise  se  dénonçât;  mais  personne  ne  le  fit,  nos  statuts  nous 
défendant  «  sous  peine  de  mort  «  de  divulguer  les  secrets  de  notre  ordre. 
Cependant  je  me  dévouai,  et  pour  épargner  nn  pensum  à.  mes  frères  d'ar- 
mes, je  me  déclarai  leur  chef  et  leur  séducteur.  Je  savais  que  je  n'avais 
pas  grand'chose  à  craindre,  mon  professeur  étant  grand  amateur  de  mu- 
sique. Je  fus  donc  quitte  pour  une  bonne  réprimande,  à  laquelle  s'ajouta 
la  défense  expresse  de  jamais  jouer  aux  preux  chevaliers.  Ainsi  passe  la 
gloire  de  ce  monde  !  Sic  transit  gloria  mundi  ! 

En  me  rappelant  ces  premières  années  de  ma  jeunesse,  je  suis 
étonné  d'avoir  trouvé  le  temps  de  faire  tout  ce  que  j'ai  fait.  Mais  mon 
père  m'avait  enseigné  le  secret  de  la  valeur  du  temps.  Quiconque  sait 
apprécier  les  minutes  est  sûr  de  trouver  des  heures!  Mon  père,  qui  était, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  tous  les  matms  à  cinq  heures  à  son  travail,  me 
réveillait  à  la  même  heure,  et  assis  à  ses  côtés  je  préparais  mes  leçons. 
Parfois  mes  yeux  se  refermaient  involontairement,  et  alors  un  «  Tu  dors  » 
de  mon  père  me  rappelait  à  l'ordre.  Parfois  aussi  j'avais,  comme  tous  les 
enfants  de  mon  âge,  des  moments  où  la  paresse  s'emparait  de  moi.  Or 
je  me  rappelle  que,  dans  un  de  ces  moments,  mon  père  me  dit  un  jour 
avec  un  accent  qui  m'émut  profondément  :  «  Tu  ne  fais  rien  qui  vaille? 
Hélas  !  je  désirais  tant  te  mettre  en  état  de  gagner  ta  vie  moins  pénible- 
ment que  moi.  »  Avec  de  telles  paroles,  mon  père  m'aurait  fait  traverser 
des  flammes.  Je  me  corrigeai  et  travaillai  désormais  sans  relâche. 

Lorsque  j'eus  atteint  l'âge  de  quatorze  ans,  je  fus  nommé  à  la  place 
d'organiste  del'Université.  Cette  fonction  me  donnaitassez  d'occupations; 
mais  aussi  mes  émoluments  étaient  de  cinquante  florins  par  an.  Je  me 
croyais  un  Crésus.  Néanmoins,  outre  mon  propre  service,  je  continuai 
à  suppléer  mes  confrères,  notamment  mon  vénéré  maître  Michel  Haydn, 
sous  la  direction  duquel  j'étudiais  alors  la  composition. 

Durant  tout  le  temps  de  l'Avent,  il  y  avait  tous  les  jours,  à  cinq  heures 
du  matiUj  une  grand'messe  à  la  cathédrale.  C'est  à  ce  service  que  Haydn 
m'envoyait  à  sa  place.  Tous  les  matins,  je  partais  donc  de  la  maison, 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  55 

ma  petite  lanterne  à  la  main,  pour  me  rendre,  à  travers  une  épaisse 
couche  de  neige,  à  la  cathédrale.  Mais  c'était  surtout  le  dimanche  que 
mes  fonctions  devenaient  vraiment  pénibles.  Qu'on  en  juge  plutôt  :  A 
cinq  heures,  ma  grand'messe  à  la  cathédrale  ;  à  six  heures  et  demie,  à 
l'église  de  la  Trinité,  au  delà  du  pont^  aussi  pour  Haydn;  à  huit  heures, 
pour  mon  propre  compte,  à  l'église  de  FUniversité  ;  à  neuf  heures,  à  la 
grande  église  ;  à  neuf  heures  et  demie,  au  grand  orgue  de  la  cathédrale  ; 
à  deux  heures,  à  l'Université;  à  trois  heures,  à  la  cathédrale,  et  souvent 
encore  à  cinq  heures  dans  quelque  autre  église  paroissiale.  On  conçoit 
que  cette  activité  fut  pour  moi  une  excellente  école. 

A  dix-sept  ans.  Je  terminai  ma  carrière  universitaire,  et  dès  lors  je  me 
décidai  à  me  vouer  entièrement  à  la  composition  musicale.  On  me  pro- 
posa une  place  de  répétiteur  à  l'Opéra.  Je  l'acceptai  avec  empressement. 
Mes  nouvelles  fonctions  consistaient  à  faire  répéter  les  chanteurs,  qui, 
pour  la  plupart,  n'étaient  pas  musiciens.  Il  en  résulta  que  je  sus  par 
cœur  tous  les  opéras  qu'on  montait,  ce  qui  me  fut  utile,  puisque  ce 
travail  me  familiarisait  avec  les  chefs-d'œuvre  de  Mozart  et  d'autres 
grands  maîtres. 

Mais  les  recettes  n'ayant  pu  couvrir  les  dépenses,  la  direction  fut 
obligée  de  fermer  le  théâtre  au  bout  d'une  année  d'exploitation.  En  pré- 
sence de  cette  catastrophe,  mon  enthousiasme  pour  la  musique  me  fit 
prendre  un  grand  parti.  Je  résolus  de  me  rendre  à  Vienne,  qui  alors 
était  le  pays  par  excellence  de  la  bonne  musique.  J'avais  à  peine  de  quoi 
fournir  aux  frais  de  mon  voyage  ;  mais  j'avais  le  courage  que  ma  con- 
fiance en  Dieu  m'a  donné  et  qui  ne  m'a  jamais  abandonné.  Et  puis, 
Michel  Haydn  m'avait  promis  des  lettres  de  recommandation,  et  c'est 
muni  d'une  introduction  auprès  de  son  frère  Joseph  —  introduction  que 
je  regardais  comme  un  bien  suprême  —  que  je  quittai  la  maison  pater- 
nelle le  19  mars  1798. 

II 
VIENNE 

J'arrivai  à  Vienne  le  jour  même  de  la  première  exécution  de  l'orato- 
rio :  Les  Sept  Paroles  de  Jésus-Christ. 

Haydn  avait  composé  cet  ouvrage,  quinze  années  auparavant,  sur  la 
demande  du  chapitre  de  la  cathédrale  de  Cadix.  C'étaient  des  morceaux 
de  musique  instrumentale  destinés  à  être  exécutés  le  vendredi  saint. 


56  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


L'église,  toute  tendue  de  noir,  n'était  éclairée  que  par  une  seule  lampe 
suspendue  au  milieu  du  vaisseau.  Après  la  symphonie  d'introduction, 
le  prêtre  montait  à  l'autel  et  prononçait  la  première  parole  :  Mon  père, 
pardonne:{-leur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  ;  puis  il  prononçait  une 
courte  dissertation  sur  ce  texte,  et  l'orchestre  Jouait  la  seconde  sympho- 
nie, qui  exprime  le  sens  des  paroles.  Le  prêtre  remontait  ensuite  à  l'au- 
tel et  alternait  avec  l'orchestre  jusqu'à  la  fin  de  la  septième  et  dernière 
parole.  Le  tout  se  terminait  par  une  symphonie  qui  exprime  le  tremble- 
ment de  terre  qui,  suivant  l'histoire,  marqua  le  moment  de  la  mort  du 
Christ. 

A  son  retour  de  son  second  voyage  en  Angleterre,  Haydn,  passant 
par  Passau,  apprit  que  le  maître  de  chapelle  du  prince-évêque  de  cette 
ville  avait  conçu  l'heureuse  idée  d'adapter  à  sa  musique  des  paroles  et 
des  parties  de  chant.  Haydn,  pensant  avec  raison  qu'il  pouvait  faire  ce 
travail  mieux  qu'aucun  autre,  reprit  cette  idée  et  composa  des  parties  de 
chant  sur  des  paroles  que  lui  fournit  son  protecteur  et  ami,  le  baron  van 
Swieten.  C'est  sous  cette  forme  que  cet  ouvrage  admirable  fut  exécuté 
pour  la  première  fois  le  jour  de  mon  arrivée  à  Vienne,  L'impression  que 
produisit  sur  moi  l'audition  de  ce  chef-d'œuvre  est  encore  vivante  en 
mon  esprit,  quoique  cinquante  années  se  soient  écoulées  depuis  cette 
époque. 

J'étais  bien  pressé  de  remettre  au  grand  Haydn  la  lettre  de  son  frère. 
Je  me  rendis  donc  chez  lui  dès  le  lendemain.  Il  était  sorti.  On  me  fit 
entrer  dans  son  cabinet  de  travail  pour  attendre  son  retour.  Le  cœur  me 
battait,  et  je  puis  dire  que  jamais  croyant  ne  s'est  approché  avec  plus  de 
vénération  du  Saint-Sépulcre  ~de  Jérusalem  que  je  ne  m'approchai  du 
mauvais  piano,  couvert  de  manuscrits,  au-dessus  duquel  était  suspendu 
le  portrait  du  maître,  peint  en  Angleterre. 

Haydn  rentra  au  bout  de  peu  d'instants.  Il  me  reçut  assez  froide- 
ment, et,  après  avoir  lu  la  lettre  de  son  frère,  il  m'adressa  la  parole  en 
ces  termes  : 

((  Mon  frère  désire  que  je  vous  prenne  pour  élève,  mais  je  n'en  ai 
point  le  temps.  Je  travaille  à  un  grand  ouvrage  (c'était  la  Création)  qui 
m'occupe  exclusivement.  Mon  frère  me  dit  que  vous  avez  terminé  avec 
succès  vos  études  de  contre-point.  Apportez-moi  quelqu'un  de  vos  ou- 
vrages pour  que  je  voie  ce  que  vous  pouvez  faire.  Mais  venez  de  grand 
matin,  avant  que  je  me  mette  au  travail.  » 

Je  retournai  au  bout  de  peu  de  jours  chez  Haydn.  Lorsqu'il  eut  par- 
couru mes  pauvres  petits  essais,  il  me  dit  d'un  air  plein  de  bienveil- 
lance : 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  Sj 

«  C'est  bien;  continuez  à  travailler,  et  montrez-moi  tout  ce  que  vous 
ferez.  y> 

Dès  ce  moment,  une  nouvelle  existence  commença  pour  moi. 

J'avais  retrouvé  à  Vienne  un  compatriote,  ancien  ami  de  la  famille  de 
ma  mère,  M.  Milder,  courrier  du  cabinet  de  l'empereur.  Il  avait  deux 
filles,  dont  l'aînée,  Pauline,  montrait  quelques  dispositions  pour  la  mu- 
sique. Dans  l'intention  de  m'être  utile,  M.  Milder  me  proposa  de  lui 
donner  des  leçons  en  échange  du  logement  qu'il  m'offrit.  J'acceptai  de 
grand  cœur  et  commençai  l'instruction  musicale  de  Pauline,  alors  âgée 
de  quatorze  ou  quinze  ans.  Je  ne  me  doutais  guère  que  mon  élève  devien- 
drait un  jour  la  célèbre  madame  Milder-Hauptmann.  M.  Milder  ne 
borna  point  sa  bienveillance  à  cette  délicate  attention.  Il  me  procura 
quelques  petites  leçons,  mais  à  grand'peine,  car,  quoique  âgé  de  vingt 
ans,  j'en  portais  à  peine  seize.  Il  fallait  donc  prendre  toutes  les  leçons 
qui  se  présentaient.  Or,  comme  elles  se  trouvaient  généralement  dans 
des  quartiers  assez  excentriques,  je  perdais  beaucoup  de  temps  à  courir 
le  cachet,  —  temps  précieux  qu'il  me  fallait  regagner  sur  mes  heures  de 
sommeil.  Mais  rien  ne  me  décourageait,  et  je  faisais  des  progrès  non- 
seulement  dans  mon  art,  mais  encore  dans  l'affection  de  mon  bien-aimé 
maître  Haydn,  qui  me  traitait  comme  un  fils.  Je  n'avais  pas  non  plus 
négligé  mes  études  classiques  ;  et  même  il  me  prit,  vers  cette  époque, 
fantaisie  d'étudier  la  médecine.  J'aurais  peut-être  déserté  pour  elle  la 
musique,  si  mes  moyens  pécuniaires  me  l'eussent  permis. 

Mes  excès  de  travail  me  valurent  au  bout  de  peu  de  temps  une  fièvre 
nerveuse  qui  me  conduisit  aux  portes  du  tombeau.  Je  m'en  remis  pour- 
tant grâce  aux  soins  de  la  bonne  famille  Milder,  et  en  dépit  d'une  sur- 
prise, arrangée  par  mes  amis  pour  célébrer  ma  convalescence,  et  qui 
occasionna  une  rechute  qui  faillit  me  devenir  funeste  :  ce  fut  Sussmayer, 
bien  connu  par  son  achèvement  du  Requiem  de  Mozart,  qui  fut  la  cause 
involontaire  de  cette  recrudescence  de  la  maladie;  il  avait  composé  la 
musique  d'une  cantate  que  nos  amis  exécutèrent  dans  une  chambre 
voisine  de  la  mienne  ;  je  n'en  avais  point  été  prévenu,  et  un  tremblement 
violent  me  saisit;  la  fièvre  me  reprit  et  ma  convalescence  fut  longue  et 
pénible;  mais  la  jeunesse  a  tant  de  ressources  que  j'eus  la  joie  de  re- 
prendre mes  chères  occupations. 

Je  me  désolais  souvent  en  voyant  ce  que  d'autres  compositeurs  avaient 
produit  à  l'âge  où  j'étais  ;  Mozart  surtout,  qui  dès  sa  naissance  avait  été 
grand,  me  causait  des  vertiges,  mais  les  bonnes  paroles  de  Haydn  me 
ramenaient  à  la  raison. 

Je  ne  saurais  à  ce  sujet  passer  sous  silence  un  conseil  qu'il  me  donna 


58  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


et  qui  me  fut  profitable.  J'avais,  en  étudiant  les  chefs-d'œuvre  des 
grands  maîtres  du  seizième  siècle,  découvert  dans  un  ouvrage  du  père 
Athanase  Kircher  {Musurgia  univer salis,  sive  ars  magna  consoni 
et  dissoni  in  X  libros  digestà)  un  canon  énigmatique  à  trente-six  parties 
réelles,  savoir  :  à  neuf  chœurs  à  quatre  parties.  J'avais  eu  la  patience  de 
mettre  ce  canon  en  partition,  ainsi  que  plusieurs  autres,  et  je  pris 
tellement  goût  à  ce  genre  d'exercices,  que  pendant  un  certain  temps  je 
ne  fis  plus  que  des  canons  énigmatiques.  Haydn  m'avertit  du  danger 
que  Je  courais.  Il  me  démontra  que  je  faisais  fausse  route  et  me  mit  en 
garde  contre  mes  entraînements.  Je  renonçai  donc  à  mes  canons  et  je 
m'en  applaudis,  car,  dans  le  fait,  ces  difficultés  vaincues  ne  sont  qu'un 
jeu  d'esprit,  et  la  musique  a  un  plus  noble  but. 

Je  veux  payer  ici  le  tribut  de  la  reconnaissance  particulière  que  je 
dois  à  mon  ami  Joseph  Eybler.  Il  avait  été  élève  d'Albrechtsberger  et 
de  Mozart,  et  Haydn  faisait  le  plus  grand  cas  de  son  talent.  Eybler  me 
prit  en  affection,  et  ses  conseils  m'ont  fait  le  plus  grand  bien.  Je  lui  sou- 
mettais mes  travaux,  et  dans  ses  critiques  il  se  montrait  plus  sévère  que 
Haydn  lui-même. 

E.    NEUKOMM, 

(La  suite  prochainement.) 


L'OREILLE 


(0 


ES  limites  des  sons  perceptibles  à  l'oreille  ne  peuvent 
être  fixées  d'une  manière  immuable;  elles  s'éloignent 
ou  se  rapprochent  suivant  les  individus,  indépendam- 
ment de  toute  affection  morbide  et  de  tout  obstacle 
matériel.  Les  limites  admises  par  la  science  ne  sont 
donc  calculées  que  sur  une  moyenne  assez  peu  exacte 
elle-même,  on  le  comprend,  par  l'impossibilité  de  saisir  l'humanité  tout 
entière  par  les  oreilles,  sous  prétexte  d'expériences  d'acoustique  transcen- 
dante. 

Quoique  Savart  prétende  qu'une  corde  agitée  de  manière  à  donner  seu- 
lement huit  vibrations  par  seconde  produit  un  son  perceptible  (2),  il  est 
reconnu  que  l'oreille  humaine  ne  perçoit  nettement  qu'un  son  produit 
par  trente-deux  vibrations  simples  par  seconde  au  moins.  Helmholtz  (3) 
exige  soixante  vibrations. 

Quant  à  la  limite  supérieure  des  sons,  Despretz,  renchérissant  sur 
Savart,  la  recule  à  73,000  vibrations  par  seconde.  Mais  d'après  les 
expériences  plus  récentes  de  Kœnig,  les  notes  les  plus  aiguës  qui  se  puis- 
sent entendre  distinctement  —  que  le  savant  mécanicien,  du  moins, 


(i)  Voir  le  numéro  du  1"  juillet, 

(2)  Revue  encyclopédique,  juillet  i83i.  —  Annales  de  Chimie  et  de  Physique 
vol.  XXXVI. 

(3)  Die  Lehre  von  den  Ton  Empfindungen,  von  H.  Helmholtz  (Braunschweig, 
i855).  A  été  traduit  par  M.  G.  Guéroult,  sous  ce  titre  :  Théorie  physiologique  de  la 
Musique.  — Paris,  i868. 


6o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


puisse  entendre  distinctement  —  ne  donnent  pas  plus  de  45,000  vibra- 
tions. 

Les  limites  moyennes  des  sons  perceptibles  se  trouvent  ainsi  renfer- 
mées entre  60  et  45,000  vibrations  par  seconde.  L'étendue  de  la  faculté 
d'entendre  chez  l'homme  embrasse  donc  près  de  dix  octaves,  quoique  les 
vibrations  d'une  note  à  l'extrémité  la  plus  élevée  soient  au  moins  sept 
cents  fois  plus  rapides  que  celles  qui  produisent  les  sons  les  plus  graves. 
Comme  des  vibrations  beaucoup  plus  rapides  existent  nécessairement, 
on  peut  dire  que  des  petits  animaux,  tels  que  la  cigale,  le  grillon,  etc., 
dont  la  faculté  de  percevoir  les  sons  semble  presque  commencer  où  la 
nôtre  finit,  entendent  des  sons  infiniment  plus  aigus,  dont  nous  n'avons 
nulle  idée.  De  m.ême,  sans  doute,  il  y  a  des  insectes  dont  les  sensations 
n'ont  rien  de  commun  avec  les  nôtres,  mais  qui  sont  doués  d'une  puis- 
sance d'excitation  particulière  et  d'un  sens  percevant  les  vibrations  qui 
frappent  nos  propres  sens,  mais  dans  un  tel  éloignement  que  l'animal 
qui  les  perçoit  peut  être  considéré  comme  possédant  un  sens  différent, 
s'accordant  avec  le  nôtre  seulement  dans  le  milieu  par  lequel  il  est  excité, 
et  qui  n'est  probablement  pas  affecté  par  les  vibrations  plus  lentes  aux- 
quelles nous  sommes  sensibles  (i). 

Un  fait  assez  curieux  et  qui  échappe  généralement  à  l'attention,  c'est 
que,  de  même  que  nombre  de  personnes  voient  mieux  d'un  œil  que  de 
l'autre,  beaucoup  ont  les  deux  oreilles  fort  inégalement  sensibles.  On  ne 
s'aperçoit  pas  de  cette  différence,  pas  plus  qu'on  ne  s'aperçoit  de  l'imper- 
fection de  l'un  des  deux  yeux,  parce  que  les  deux  organes  agissent  de 
conserve,  atténuant  les  imperfections  l'un  de  l'autre,  tout  en  s'emparant, 
pour  le  transmettre  au  cerveau  :  les  yeux,  du  relief  des  objets;  l'oreille, 
du  relief  des  sons^  qui  est  le  timbre.  Mais  que  l'on  se  bouche  les  oreilles 
l'une  après  l'autre,  ou  que  l'on  ferme  alternativement  les  deux  yeux,  et 
l'on  ne  tardera  pas  à  se  convaincre  que  l'infirmité  peu  grave  que  nous 
signalons  est  beaucoup  trop  répandue, 

Ittard  affirme  avoir  connu  une  personne  dont  les  deux  oreilles  enten- 
daient foiyour^  une  note  différente.  Cette  assertion  d'Ittard  a  rencontré 
bien  des  incrédules,  et  j'en  ai  vu  rire  de  pitié  des  gens  fort  sensés,  mais 
étrangers  aux  sciences  naturelles.  Cependant  qu'on  nous  permette  de 
poursuivre  notre  rapprochement  entre  la  vue  et  l'ouïe,  et  sans  doute  la 
chose  paraîtra  moins  étrange. 

Il  existe  une  aberration  bien  connue  de  l'organe  de  la  vision,  prove- 

(i)  Wollaston  :  Abstract  of^Pajpers,  etc. 


L'OREILLE  6i 


nant,  soit  d'une  affection  de  la  rétine  ou  du  nerf  optique,  soit  d'un  défaut 
de  parallélisme  des  axes  visuels,  et  qui  produit  cette  hallucination  singu- 
lière de  faire  voir  à  la  personne  qui  en  est  atteinte,  les  objets  doubles  ou 
même  multiples.  Cette  affection  a  reçu  en  conséquence  le  nom  de  diplo- 
pie  (vue  double),  que  le  vulgaire  traduit  bévue  (i).  Rien  en  théorie  ne 
s'oppose  à  ce  que  la  même  infirmité  affecte  l'ouïe;  et  si  peu  avancés  que 
nous  soyons  dans  la  pratique,  nous  n'ignorons  pas  que  les  hallucinations 
auditives  sont  tout  aussi  nombreuses  et  variées  que  les  hallucinations 
optiques. 

La  berlue  (Amblyopie)  n'est-elle  pas  une  autre  affection  de  l'œil  dont 
l'analogue  se  retrouve  dans  l'oreille?  On  recherche,  on  observe  qu'il  y  a 
des  personnes  qui  entendent  mal  d'une  oreille  ou  de  toutes  les  deux,  et 
l'on  bâtit  trop  souvent  là-dessus  une  théorie,  fort  savante,  sans  doute, 
mais  où  le  cas  pathologique  est  complètement  laissé  de  côté  par  je  ne  sais 
quelle  préoccupation  du  «  curieux  ))  plus  nuisible  évidemment  qu'utile 
à  la  science.  Voici,  par  exemple,  Flessel  qui  pousse  si  loin  ses  observa- 
tions en  ce  genre  qu'il  en  arrive,  dans  le  cas  de  sensibilité  inégale,  à  cette 
conclusion,  que  le  phénomène  est  objectif  et  que  le  diapason  donne  ef- 
fectivement une  note  différente  selon  qu'il  vibre  devant  une  oreille  ou 
devant  l'autre!  D'où  il  suit  que  c'est  le  diapason  qui  a  tort  —  ou  que 
Flessel  a  la  berlue  ! 

Le  mirage  a  son  similaire  auditif  dans  r^<:oM5m<îfe,  hallucination  par 
laquelle  on  entend  dans  les  airs  des  bruits  de  voix  et  d'instruments  qui 
n'y  sont  naturellement  pas,  de  même  que  le  mirage  offre  à  la  vue  le  spec- 
tacle trompeur  d'îles  verdoyantes  épanouies  sur  l'immensité  sans  bornes 
de  la  mer,  oasis  parfumées,  agrémentées  de  sources  pures,  dans  l'étendue 
des  sables  brûlants  du  désert. 

Enfin,  outre  la  surdité  complète  et  irrémédiable  produite  par  la  para- 
lysie du  nerf  acoustique,  une  foule  d'affections  connues,  spéciales,  s'at- 
taquent à  l'organe  de  l'ouïe  :  ïhypercousie,  qui  fait  entendre  les  sons 
plus  fort  que  nature;  la  surdité  incomplète  ou  dysécie;  la  paracousie, 
qui  fait  entendre  des  bruits  imaginaires  ;  YJiypéréthésie^  ou  excès  de  sen- 
sibilité du  nerf  acoustique,  etc.,  etc. 

Bayle,  tombant  en  convulsions  au  bruit  d'un  filet  d'eau  coulant  d'un 
robinet,  nous  offre  un  assez  curieux  exemple  d'hypéréthésie. 

(i)  Je  reçois  précisément  une  lettre  d'un  médecin  de  mes  amis,  dans  laquelle  il 
me  raconte  qu'il  soigne  actuellement,  pour  une  autre  affection,  un  jeune  homme 
d'une  de  nos  grandes  villes  du  sud-ouest,  atteint  de  diplopie  bien  caractérisée  : 
conséquence  de  la  maladie  pour  laquelle  il  est  en  traitement. 


62  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Willis  cite  plusieurs  personnes  dures  d'oreilles,  c'est-à-dire  atteintes 
de  dyse'cie  (ouïe  faible),  du  moins  apparemment ,  qui  n'entendaient 
les  sons  faibles  qu'autant  qu'un  grand  bruit  les  accompagnait  ou^ 
plus  exactement,  leur  servait  de  véhicule.  C'est  à  tort,  en  tout  cas,  que 
Willis  donne  à  ce  phénomène  le  nom  de  paracousie,  qui  sert  à  indiquer 
le  cas,  non  des  gens  qui  sont  durs  d'oreilles,  mais  de  ceux  qui  entendent 
de  travers. 

Mais,  écrire  un  traité  des  maladies  de  l'oreille  n'est  pas  notre  but;  ce 
serait,  d'ailleurs,  la  tâche  d'une  plume  autrement  compétente  que  la 
nôtre.  Si  nous  avons  indiqué  sommairement  à  quels  maux  l'oreille  est 
sujette  et  l'insuffisance,  selon  nous_,  des  observations  médicales  dont  ce 
fragile  et  merveilleux  organe  a  été  jusqu'ici  l'objet,  c'est  un  peu  pour 
détruire  quelques  illusions  et  beaucoup  pour  préparer  ce  qui  nous  reste 
à  dire  sur  cet  intéressant  sujet,  que  nous  ne  saurions  épuiser. 


III 


Les  personnes  chez  lesquelles  le  sens  de  l'ouïe  est  parfait,  possèdent, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  en  commençant,  la  faculté  précieuse  de  distin- 
guer toutes  les  relations  qui  existent  entre  les  sons  de  ton  différent,  de 
décomposer,  comme  le  prisme  fait  les  couleurs,  les  sons  les  plus  com- 
plexes, les  plus  chargés  d'harmoniques,  en  vibrations  simples  (i).  Les 
personnes  qui  jouissent  de  cette  faculté  sont  douées  de  ce  qu'on  appelle 
une  oreille  musicale  —  à  des  degrés  différents,  bien  entendu. 

Mais  il  en  est  qui  n'ont  d'autre  faculté  que  celle  d'entendre. 

L'oreille  humaine  est,  comme  nous  l'avons  vu,  immergée  dans  un 
océan  fluide  dont  chaque  ondulation  produit  son  effet.  Répétées  à  des 
intervalles  réguliers  et  rapides,  ces  ondulations  donnent  à  une  «  oreille 
musicale  »  la  sensation  d'une  note  musicale  ;  à  des  intervalles  irrégu- 
liers, c'est  le  sentiment  du  bruit  qu'on  éprouve  (2).  Eh!  bien,  à  de  cer- 
taines oreilles,  régulières  ou  irrégulières,  toutes  les  ondulations  du  fluide 
auditif  n'apportent  que  la  sensation  du  bruit,  et  la  musique  n'est  pour 

(i)  Suivant  Weber,  l'oreille  d'un  musicien  exercé  distingue  parfaitement  deux 
notes  dont  les  vibrations  respectives  sont  entre  elles  dans  la  proportion  de  tooo  à 
looi.  {Wellenlehre  aiif  Expérimente  Gegriindet,  Von  den  Brûdern  Ernst  Heinrich 
Weber  und  Wilhelm  Weber.  Leipzig,  1825). 

(2)  Hooke  le  premier,  en  1681,  produisit  un  son  musical  par  des  petits  coups 
légers  répétés  à  intervalles  égaux  et  rapides.  Sa  crécelle,  la  sirène  de  Cagnard  de  la 
Tour,  la  roue  dentée  de  Savart  ont  été  construites  pour  la  démonstration  mécanique 
de  ce  phénomène. 


L'OREILLE  63 

elles,  suivant  le  mot  de  Théophile  Gautier,  qu'un  bruit  qui  coûte  cher. 
Elles  n'ont  aucune  idée  du  plaisir  qu'éprouvent  les  oreilles  mieux  douées 
à  suivre  dans  leur  évolution  merveilleuse  une  succession  de  notes  choi- 
sies avec  art,  et  ne  sauraient  distinguer  un  ton  d'un  autre. 

D'autres,  sans  être  absolument  insensibles  à  la  musique,  ne  font  point 
de  différence  entre  les  productions  horripilantes  de  l'orgue  de  Barbarie 
et  les  accents  de  l'instrument  le  plus  parfait. 

Je  connais  une  personne  douée  d'une  vue  excellente,  quoique  déjà 
âgée,  qui  a  toute  sa  vie  parfaitement  distingué  les  sept  couleurs  du 
prisme,  et  qui  n'a  jamais  rien  entendu  aux  nuances  intermédiaires  les 
plus  nettes,  les  plus  tranchées.  N'y  a-t-il  pas  une  grande  similitude 
entre  l'infirmité  de  cette  personne,  assez  bonne  musicienne,  pour  com- 
ble, et  les  personnes  dénuées  d'oreille  musicale? 

Saint-Augustin,  anathématisant  les  malheureux  qui  n'aiment  pas  la 
musique,  prouvait  l'excellente  organisation  de  son  oreille,  bien  plus  en- 
core que  l'étendue  de  sa  charité  chrétienne;  et  Shakespeare,  faisant  dire 
à  l'un  de  ses  personnages  qu'il  faut  se  méfier  de 

The  man  that  hath  no  music  in  himself...  (i) 

parce  que  cet  homme  est  capable  des  actions  les  plus  noires,  Shakespeare 
n'est  pas  moins  blâmable  que  Saint-Augustin.  Il  faut  plaindre  ces  in- 
fortunés, mais  bien  se  garder  de  leur  faire  une  mauvaise  réputation  ou 
de  les  envoyer  au  diable,  car  ils  sont  les  victimes,  non  les  instruments 
de  leur  infortune. 

Des  hommes  extrêmement  remarquables,  des  hommes  distingués  par 
un  grand  talent  poétique  même,  ont  vécu  totalement  dénués  d'oreille 
musicale. 

Tel  fut  le  cas  de  Pope,  un  des  maîtres  incontestés  du  rhythme  poétique. 
Pope  avouait  ingénument  son  infirmité  qui  le  rendait  incapable  de  saisir 
la  moindre  différence  entre  les  contorsions  ridicules  d'un  abject  violon- 
neux  de  carrefour  et  les  meilleures  exécutions  des  plus  beaux  morceaux 
de  Hsendel. 

W.  Johnson  (2)  raconte  qu'un  ecclésiastique  de  sa  connaissance,  en 
sortant  d'une  représentation  donnée  par  la  Catalani,  lui  avouait  se  trou- 


(i)  The  Merchant  of  Venice.  Act  V,  se.  I. 

(2)  Familiar   introduction  to  the  principles  of.  Physical    sciencCi  Vol.  I,  p.  342. 
(Philadelphia,  i835). 


64  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

ver  dans  l'impossibilité  la  plus  complète  de  dire  en  quoi  sa  «  performance  » 
différait  de  celle  d'un  vulgaire  chanteur  de  ballades,  ajoutant  gravement 
qu'il  éprouvait  autant  de  plaisir  à  entendre  l'un  que  l'autre. 

Plus  sérieusement  atteint,  la  Mothe  Le  Vayer  ne  pouvait  souffrir  le 
son  d'aucun  instrument,  quelque  harmonieux  'qu'il  fût.  Mais  le  bruit 
du  tonnerre  et  le  sifflement  des  vents  le  plongeaient  dans  un  véritable 
ravissement. 

Jean-Jacques  Rousseau  parle  d'une  dame  qu'il  connut  à  Paris,  sur 
laquelle  la  musique  produisait  ce  singulier  effet  de  la  faire  éclater  d'un 
rire  convuisif  tout  à  fait  involontaire. 

Walter  Scott,  quoique  non  absolument  incapable  de  goûter  de  bonne 
musique,  ne  put  jamais,  quoi  qu'il  fît,  acquérir  pour  lui-même  la  moindre 
notion  pratique  de  l'art  musical.  Il  fut  placé  dans  sa  jeunesse  sous  la  di- 
rection d'un  maître  éminent  d'Edimbourg;  mais  après  des  efforts  inouïs, 
bientôt  reconnus  inutiles,  le  professeur  dut  renoncer  à  la  tâche  entreprise 
et  l'élève  abandonner  toute  tentative  pour  cause  d'absolu  défaut  de  cet 
élément  indispensable  du  succès  :  une  oreille  musicale. 

Ces  exemples  pourraient  être  multipliés  à  l'infini,  et  sans  aller  si 
loin,  on  en  trouverait  la  matière  de  plusieurs  volumes  rien  que  dans  le 
cercle  ordinaire  de  ses  connaissances.  Mais  un  phénomène  plus  rare,  of- 
frant des  complications  qui  déroutent  toute  théorie  dont  la  base  n'a  pas 
une  solidité  éprouvée,  se  présente  naturellement  sous  notre  plume. 

Celui  que  nous  pourrions  appeler  le  père,  mais  qui,  en  tout  cas,  fut  le 
parrain  de  la  science  acoustique,  Joseph  Sauveur,  naquit  sourd-muet.  Il 
resta  muet  jusqu'à  l'âge  de  sept  ans,  n'eut  jamais  la  parole  libre,  et  fut 
toute  sa  vie  presque  sourd.  Il  avait  une  voix  fausse  et  nul  sentiment 
musical.  Pour  la  vérification  de  ses  expériences,  il  était  obligé  d'avoir 
recours  à  des  musiciens.  Et  ce  fut  Sauveur  qui,  le  premier,  découvrit 
que  le  caractère  d'une  note  dépend  du  nombre  des  vibrations  qui  l'agi- 
tent dans  une  période  donnée!  (i) 

L'homme  n'est  pas  maître  de  ses  sens  ;  c'est  un  axiome  philosophique 
auquel  la  vie  de  Sauveur  semble  donner  un  énergique  démenti,  mais 
Sauveur  est  une  grande  et  fort  rare  exception,  sans  parler  de  son  organi- 
sation particulière  qui  le  rendait  si  étrangement  propre  aux  mathémati- 

(i)  Saunderson,  le  professeur  aveugle,  enseignait,  vers  le  même  temps,  l'optique 
à  l'Université  de  Cambridge,  mais  il  n'y  excella  qu'en  ce  qui  concerne  seulement  les 
curiosités  de  cette  science.  En  quoi  il  ne  peut  être  comparé  à  Sauveur,  qui  fit  faire 
à  l'acoustique  ses  premiers  pas  sérieux. 


L'OREILLE  65 


ques,  car  il  était  mécanicien  avant  que  de  parler  et  apprenait  tout  jeune 
encore  la  géométrie  sans  maître. 

Considérant  le  peu  de  pouvoir  que  l'homme  en  général  est  capable 
d'exercer  sur  ses  sens,  et  sur  le  sens  de  l'ouïe  particulièrement,  on  com- 
prend qu'on  puisse  être  Wagnérien  autrement  que  par  préjugé  d'école, 
c'est-à-dire  de  bonne  foi  :  peut-être  suffit-il  pour  cela  d'une  tension  ex- 
cessive des  trois  mille  cordes  de  la  lyre  de  Corti. 

On  a  coutume  de  dire  qu'il  ne  faut  pas  disputer  des  goûts  ni  des  cou- 
leurs; il  ne  serait  que  juste  d'ajouter  :  ni  des  préférences  musicales,  qui 
sont  tout  aussi  impérieuses  et  exclusives. 

Il  existe  des  organes  qu'une  douce  et  simple  mélodie  charmera  tou- 
jours bien  davantage  que  l'harmonie  la  plus  savante  et  la  plus  riche.  Or, 
les  organes  de  cette  sorte  ne  laissent  pas  que  de  venir  se  loger,  parfois, 
dans  la  cavité  de  l'os  pétreux  d'un  critique  qui  ne  se  doute  pas  de  son 
infirmité,  —  si  c'en  est  une.  Et,  par  contre,  il  en  est  d'autres  qui  exi- 
gent les  complications  les  plus  inextricables  du  mélange  harmonique  et 
ne  sauraient  se  satisfaire  à  moins.  Mais  comment  accorder  les  posses- 
seurs de  deux  organes  si  différents  et  empêcher  qu'ils  n'en  viennent  aux 
mains  dans  les  occasions  solennelles? 

C'est  toujours  l'histoire  «  du  démêlé  d'un  poète  tragique  avec  un  au- 
teur comique  ;  »  nul  ne  sera  capable  de  les  mettre  d'accord,  s'il  n'y  em- 
ploie un  grain  d'hypocrisie,  ne  pouvant  à  la  to'is  préférer  le  tragique  et 
le  comique;  et  c'est  précisément  de  préférence  qu'il  s'agit  :  «  Pour  un 
composeur  de  farces,  dit  Giblet,  vous  avez  bien  de  la  vanité.  » —  «  Pour 
un  versificateur  qui  ne  doit  sa  réputation  qu'à  de  faux  brillants,  repart 
Calidas,  vous  vous  en  faites  bien  accroire,  »  (î)  Montés  sur  ce  ton,  on 
finit  rarement  par  s'embrasser,  et  une  haine  mortelle  sépare  à  jamais 
l'organe  plus  délicat  de  l'organe  plus  robuste.  Survienne  une  révolution, 
il  y  aura  lieu  de  s'étonner  si  l'un  des  deux  n'envoie  pas,  pour  le  moins, 
l'autre  étudier  l'harmonie  des  vagues  déferlant  sur  les  récifs  de  corail  de 
la  Nouvelle  Calédonie. 

Est-il  besoin  d'expliquer  comment  un  critique  très  savant,  très  judi- 
cieux et  aussi  impartial  qu'on  peut  l'être  en  pareille  matière,  peut  être 
de  bonne  foi  un  fort  méchant  juge?... 

IV 

L'homme  ne  paraît  pas  être  né  musicien^  bien  que  Vorigine  de  la 


(i)  Lesage.  Le  Diable  Boiteux,  chap,  XIV. 
IX. 


66  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


musique  se  perde  littéralement  dans  la  nuit  des  temps  ;  mais  il  est  cer- 
tainement né  avec  une  oreille  musicale  (i).  Comment  eût-il  été  sensible, 
autrement,  aux  accents  des  oiseaux  des  bois,  ses  premiers  maîtres  ?  Qui 
aurait  indiqué  à  Jubal  l'art  de  construire  la  cithare  et  la  flûte,  s'il  n'avait 
eu  pour  guide  sûr  une  oreille  douée  des  qualités  requises  pour  distin- 
guer, bien  qu'inconsciemment,  les  rapports  des  sons? 

Les  Grecs  tournent  assez  lestement  la  difficulté  en  attribuant  à  leurs 
dieux  l'invention  de  la  musique  et  de  la  plupart  des  instruments.  Tout 
s'enchaîne  alors  logiquement  :  l'homme  a  été  à  l'école  des  dieux,  et  il 
profita  si  bien  de  leurs  leçons,  qu'il  ne  cesse  de  perfectionner  un  art 
quelque  peu  entaché  de  barbarie  à  l'époque  lointaine  où  il  en  reçut  les 
éléments  des  maîtres  de  l'Olympe  ;  ce  qui  n'est  guère  flatteur  poux  ceux- 
ci,  j'en  conviens. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Grecs  comprenaient  si  bien  l'influence  exercée 
sur  l'esprit  par  l'harmonie  des  sons,  que  l'histoire  de  leurs  héros,  les 
légendes  de  leurs  dieux,  leurs  leçons  de  morale,  la  plupart  de  leurs  lois, 
enfin,  étaient  écrites  en  vers,  mises  en  musique,  et  chantées  publique- 
ment en  choeur  au  son  des  instruments.  —  Les  mêmes  usages  se  retrou- 
vent également  chez  les  Hébreux. 

C'était  au  reste  l'opinion  des  philosophes  que  la  musique  était  indis- 
pensable pour  former  une  nation  à  la  vertu  ;  et  Platon  assurait  que  la 
musique  d'un  peuple  ne  peut  être  altérée  sans  affecter  la  constitution  de 
l'État.  Platon  avait  raison,  car,  de  son  vivant  même,  ce  grand  art  com- 
mença à  tomber  en  décadence,  entraînant  la  décadence  de  la  nation 
grecque  par  la  dépravation  de  ses  mœurs. 

Les  Pythagoriciens  avaient  bâti  toute  une  théorie  philosophique  de  la 
musique  sur  cette  base  nuageuse  que  l'âme  humaine  est  un  composé 
d'harmonie.  Ils  prétendaient  qu'il  y  avait  dans  l'effet  musical  autre 
chose  que  la  sensation  :  un  principe  immatériel,  mais  intelligible,  domi- 
nant le  principe  matériel  ;  une  sorte  de  combinaison  de  rapports  de 
nombres  se  débattant  comme  des  diables,  puis  s'arrêtant  tout  à  coup  par 
une  résolution  soudaine  d'équations  mélodieuses.  Eh  bien!  en  y  met- 
tant un  peu  de  bonne  volonté,  ne  pourrait-on  pas  découvrir  dans  cette 
merveille  de  brouillamini  métaphysique,  les  germes,  fort  empâtés,  il  est 
vrai,  de  la  théorie  des  ondulations  sonores? 

(x)  Darwin  est  d'avis  que  l'habitude  d'émettre  des  sons  musicaux  s'est  développée 
d'abord,  comme  moyen  de  séduction,  chez  les  ancêtres  primitifs  de  l'homme,  et  a 
dû  s'associer  ainsi  aux  émotions  les  plus  énergiques  qu'ils  pussent  resientir  :  à 
l'amour,  à  la  rivalité,  à  la  victoire.  (Voir  l'Expression  des  émotions^  etc.  —  Revue 
scientifique,  lôaoût  iSyS). 


L'OREILLE  67 


On  ferait  des  volumes  avec  les  récits,  dont  fourmillent  les  anciens 
auteurs,  des  miracles  accomplis  parla  musique  : 

Les  bêtes  féroces^  puis  les  esprits  infernaux,  l'occasion  venue,  char- 
més parles  accents  de  l'époux  infortuné  de  la  belle  Eurydice  ;  les  murs 
de  Thèbes  bâtis,  en  dansant,  au  son  de  la  lyre  du  divin  Amphion.  — 
Sans  oublier  ceux  de  Jéricho,  qui  tombent  au  son  des  trompettes  du 
i3^  chasseurs  sonnant  le  réveil  en  fanfare  !  —  Ici,  l'ordre  des  temps  est 
changé;  là,  ce  sont  les  flots,  les  arbres  et  jusqu'aux  rochers  qui  entrent 
en  danse,  charmés  par  les  doux  accords  du  sistre  ou  de  la  flûte  de  Pan. 
Le  granit  verse  des  larmes  ;  l'homme  pleure  des  perles  ;  le  Sahara  est 
transformé  en  pays  de  Cocagne  :  Tels  sont  les  prodiges  ordinairement 
accomplis  par  les  sons  musicaux.  Ces  exagérations  mêmes  ne  nous  indi- 
quent-elles pas  quelle  puissante  influence  exerçait  la  musique  sur 
l'oreille...  des  poètes  de  ces  naïves  légendes  ?  En  somme,  l'exagération 
n'est  pas  si  grande  qu'elle  le  paraît,  et  l'influence  de  la  musique  s'étend 
en  réalité  à  la  nature  inanimée.  —  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'entrer 
dans  des  développements  de  cette  nature. 

Le  premier  fait  qui  sort,  du  moins  en  partie,  des  brouillards  de  la 
légende,  c'est  celui  de  David  chassant  le  diable  du  royal  corps  de  Saûl 
en  jouant  de  la  harpe.  Ce  diable  avait  évidemment  quelque  degré  de 
parenté  avec  celui  que  le  chanteur  Farinelli  avait  mission  de  chasser  du 
corps  non  moins  royal  de  Philippe  V  d'Espagne,  au  commencement  du 
siècle  dernier  :  Mettons  que  c'était  une  très  noire  et  très  lancinante  mé- 
lancolie, et  il  nous  reste  deux  exemples  très  présentables  et  classiques  au 
premier  chef  de  l'influence  de  la  musique  sur  le  cerveau  des  gens  —  dont 
l'organe  auditif  est  parfaitement  constitué. 

Et,  tenez,  voici  un  exemple  emprunté  à  des  sources  beaucoup  moins 
imposantes,  il  est  vrai,  mais  tout  aussi  authentiques.  Au  mois  de  jan- 
vier 1873,  les  journaux  publiaient  le  fait-divers  suivant  que  je  débar- 
rasse des  enjolivements  de  style  habituels  aux  reporters  soucieux  d'un 
consciencieux  tirage  à  la  ligne  :  Dans  une  maison  de  la  rue  Sedaine, 
les  cris  :  «  Au  secours  !  à  l'assassin  !  »  se  font  entendre  en  plein  jour* 
Ces  cris  sont  poussés  par  un  pauvre  vieillard  que  des  malheurs  de  famille, 
amenés  par  les  douloureux  événements  de  1870-71,  ont  rendu  fou.  Il 
menace  de  se  précipiter  par  la  fenêtre,  dans  la  conviction  que  sa  chambre 
solitaire  est  peuplée  de  gens  qui  en  veulent  à  sa  vie.  Survient  une  jeune 
fille  qui,  sans  mot  dire,  se  met  au  piano  et  joue  un  air  doux  et  mélan-^ 
colique  que  le  fait-divers  ne  nomme  pas.  Alors,  l'exaltation  du  vieillard^ 
qui  lutte  en  ce  moment  avec  des  agents  de  police  occupés  à  l'empêcher 


68  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

de  se  jeter  par  la  fenêtre,  tombe  comme  par  enchantement,  il  s'attendrit 
et  bientôt  s'affaisse  dans  un  fauteuil.  La  jeune  fille  au  piano,  sa  nièce, 
vient  de  renouveler  le  miracle  de  David,  en  chassant  du  corps  du  pauvre 
vieillard  le  démon  qui  l'obsède  ! 

De  même  qu'elle  a  le  pouvoir  de  chasser  le  diable,  la  musique  jouit 
aussi  de  la  singulière  prérogative  de  l'évoquer  et  de  l'introduire  où  il  n'a 
que  faire.  On  sait  quel  «  diable-au-corps  »  produisent  les  accents  belli- 
queux de  la  Marseillaise. . . 

Thimothée,  le  Thébain,  s'amusa  un  jour  à  exciter  la  fureur  du  Grand 
Alexandre,  en  lui  jouant  un  air  Phrygien,  à  tel  point  qu'il  saisit  ses 
armes  tout  à  coup  et  menaçait  de  tout  exterminer.  Ce  que  voyant,  l'ar- 
tiste s'empresse  de  passer  sans  retard  au  mode  Lydien,  qui  ramène  aussi- 
tôt le  héros  à  des  sentiments  plus  doux. 

Cassiodore  nous  a  transmis  une  lettre  de  Théodoric  à  Boëce,  écrite 
vers  490  avant  J.-C.  (i),  qui  contient,  outre  une  curieuse  appréciation 
de  l'art  musical  à  cette  époque,  l'analyse  des  cinq  modes  usités  et  de  leur 
influence  sur  l'âme  humaine. 

«...  Qu'y  a-t-il,  s'écrie  Théodoric,  de  supérieur  à  cet  art  divin,  qui, 
par  sa  douce  harmonie,  embrasse  tous  les  corps  célestes,  et,  par  une 
puissance  pleine  de  charmes,  réunit  les  éléments  de  la  Nature  partout 
épars  et  isolés.  Toutes  les  conceptions  qui  modifient  l'être  humain  sup- 
posent une  constante  harmonie.  C'est  elle  qui  met  la  convenance  dans 
nos  pensées,  la  beauté  dans  nos  discours,  la  régularité  dans  nos  mouve- 
ments, quand  elle  arrive  dans  nos  oreilles,  coordonnée  par  de  savantes 
lois;  elle  commande  et  inspire  nos  chants  et  change  nos  esprits  et  nos 

cœurs 

a  Elle  charme  la  tristesse,  hélas  !  si  funeste  ;  elle  apaise  les  emporte- 
ments furieux  ;  elle  change  en  douceur  la  cruauté  la  plus  féroce  ;  elle 
ranime  les  cœurs  lâches  et  les  esprits  indolents  ;  elle  procure  le  sommeil 
salutaire  à  celui  que  de  tristes  veilles  tourmentaient;  elle  rappelle  aux 
saintes  lois  de  la  chasteté  l'homme  flétri  par  un  amour  impur;  elle 
dissipe  l'ennui,  toujours  si  contraire  aux  bonnes  pensées;  elle  change 
les  haines  funestes  en  secours  bienfaisants;  et,  par  le  plus  heureux 
mode  de  guérison,  elle  bannit  de  l'âme  les  passions  par  l'attrait  même 

du  plaisir Elle  parle  sans  langue  et  en  se  faisant  obéir  des  choses 

insensibles;  elle  exerce  sur  les  sens  un  souverain  empire. 

«  Toute  cette  harmonie  s'obtient,  ici-bas,  par  le  moyen  de  cinq  tons,   . 

(i;  Cassiodore.  Lib.  II,  ep.  40.  ; 


L'OREILLE  69 


dont  chacun  porte  le  nom  de  la  province  où  il  fut  inventé.  Car  la  bonté 
divine,  en  imprimant  la  beauté  à  tous  ses  ouvrages,  l'a  répandue  et  dis- 
persée dans  des  lieux  divers. 

«  Le  ton  Dorien  recommande  la  pudeur  et  produit  des  mœurs  chastes  ; 

«  Le  ton  Phrygien  excite  au  combat  et  remplit  d'une  ardeur 
furieuse. 

c(  UEolien  calme  les  tempêtes  de  l'âme  et  charme  par  le  sommeil  les 
cœurs  déjà  calmés  par  ses  accords. 

«  Le  Toscan  donne  de  l'intelligence  aux  plus  ignorants  et  de  l'ardeur 
pour  les  biens  célestes  aux  hommes  appesantis  par  le  désir  des  biens  de 
ce  monde. 

«  Le  Lydien^  inventé  pour  bannir  de  l'âme  les  soucis  et  les  chagrins, 
la  soulage  et  la  fortifie  par  ses  accords  mélodieux. 

a  Ces  cinq  tons  se  divisent  chacun  en  trois  parties,  car  tous  ont  un 
dessus^  un  medhini  et  une  basse;  et  comme  toutes  ces  inflexions  de  la 
voix,  harmonisées  par  des  sons  alternatifs,  ne  peuvent  exister  l'un  sans 
Tautre,  on  a  sagement  inventé  les  quinze  modes  musicaux  qui  embras- 
sent tous  les  chants  assortis  à  nos  divers  organes  (i) » 

Tout  cela  pour  en  venir  à  trouver  un  chanteur  digne  d'être  présenté  à 
son  beau-frère  Clovis,  roi  des  Francs.  Théodoric  était  homme  de  style 
et  vain  de  ses  connaissances  artistiques;  mais  il  nous  indique  à  quel 
mode  avait  recours  V enchanteur  pour  produire  tel  ou  tel  phénomène 
psychique  sur  la  personne  du  patient  qu'il  se  choisissait,  et  l'on  a  vu, 
par  l'exemple  d'Alexandre,  que  ce  choix  tombait  aussi  bien  sur  les  grands 
que  sur  les  petits.  Sachons  donc  gré  à  Théodoric  du  fait,  sinon  de  l'in- 
tention. 

Le  poète  Tyrtée,  choisi  pour  général  —  sur  les  avis  de  l'oracle  —  par 
les  Lacédémoniens  découragés,  ranime  leur  courage  par  ses  chants  et  les 
conduit  d'un  bon  pas  à  la  victoire. 

On  sait,  d'autre  part,  comment  Terpandre  apaisa  une  sédition  qui 
venait  d'éclater  à  Lacédémone,  avec  sa  cithare  pour  toute  arme  offensive 
et  son  art  pour  bouclier. 

A  l'occasion  d'une  de  ces  émeutes  plus  bruyantes  que  terribles  qui 
signalèrent  les  dernières  années  de  l'empire,  je  ne  sais  plus  quel  officier 
supérieur  (ou  général)  proposa  d'employer  le  moyen  de  Terpandre,  revu 
et  augmenté,  pour  faire  cesser  tout  ce  tapage,  en  faisant  défiler  la  musi- 
que militaire  à  travers  Paris,  c'est-à-dire,  d'un  bout  à  l'autre  des  boule- 

(i)  A.  Jouve.  Etude  sur  Boëce.  {Revue  Indépendante,  i5  novembre  1866). 


70  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

vards  en  ébullition.  J'ai  beaucoup  regretté  pour  ma  part  qu'on  n'ait  pas 
tenté  l'exécution  d'un  tel  projet,  car  j'ai  conservé  l'entière  et  inaltérable 
conviction  que  le  moyen  réussirait  infailliblement. 

Les  chants  des  Bardes   Gaulois   n'arrêtaient-ils  pas   les  fureurs  des 
combattants  ivres  de  sang  plus  sûrement  que  n'aurait  pu  le  faire  la  plus 
puissante  intervention  armée,  le  mandat  «  d'arrêt  »  le  plus  énergique 
ment  libellé  ? 

Cette  action  si  manifeste  de  la  musique  sur  le  cerveau,  et  par  suite  sur 
toute  l'économie  de  l'homme,  a  fait  naître  dans  bien  des  esprits  divers, 
l'idée  de  l'employer  comme  agent  thérapeutique. 

C'est  ainsi  que  le  P.  Kircher,  qui  s'est  beaucoup  occupé  du  sujet, 
comme  de  tout  ce  qui  se  rapporte  aux  phénomènes  de  l'acoustique, 
nous  assure  que  la  musique  est,  par  excellence,  le  remède  de  la  danse  de 
Saint-Guy,  entre  autres  maux  nombreux  qu'elle  guérit  également. 

C'était  d'ailleurs  une  croyance  très  répandue  au  moyen-âge  que  toutes 
les  affections  nerveuses,  et  jusqu'à  l'épilepsie  et  la  rage,  étaient  guéries 
par  la  musique.  Que  cette  croyance  ne  fût  pas  entièrement  dépourvue 
de  sens,  nous  croyons  l'avoir  démontré  par  des  exemples;  mais  nous 
ferons  sagement  de  ne  pas  nous  engager  trop  avant  dans  cette  voie,  car 
nous  ne  tarderions  guère  à  y  rencontrer  des  auteurs  qui  auraient  bien 
fait  d'expérimenter  sur  eux-mêmes  l'influence  des  sons  musicaux  sur  la 
sottise. 

Citons  pourtant  ce  dernier  exemple,  emprunté  à  l'Histoire  de  l'Aca^ 
demie  des  Sciences  : 

ce  Un  musicien  illustre,  grand  compositeur,  fut  attaqué  d'une  fièvre 
qui,  ayant  toujours  augmenté,  devint  continue  avec  des  redoublements. 
Le  septième  jour  il  tomba  dans  un  délire  très  violent  et  presque  sans 
aucun  intervalle,  accompagné  de  cris,  de  larmes,  de  terreurs  et  d'une 
insomnie  perpétuelle.  Le  troisième  jour  de  son  délire,  il  demanda  à  en- 
tendre un  concert  dans  sa  chambre  ;  son  médecin  n'y  consentit  qu'avec 
beaucoup  de  peine.  On  lui  chanta  les  cantates  de  Bernier.  Dès  les  pre- 
miers accords  qu'il  entendit,  son  visage  prit  un  air  serein,  ses  yeux 
furent  tranquilles,  les  convulsions  cessèrent  absolument;  il  versa  des 
larmes  de  plaisir  et  fut  sans  fièvre  durant  tout  le  concert  ;  mais  dès  qu'il 
fut  fini,  il  retomba  dans  son  premier  état.  On  ne  manqua  pas  de  conti- 
nuer l'usage  d'un  remède  dont  le  succès  avait  été  si  imprévu  et  si  heu- 
reux. Dix  jours  de  musique  le  guérirent  entièrement,  sans  autre  secours 
qu'une  saignée  au  pied  qui  fut  la  seconde  pendant  sa  maladie.  » 


L'OREILLE  71 


Un  médecin  a  repris  tout  récemment  la  thèse  du  P.  Kircher  (i). 
Je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  apporté  des  faits  nouveaux,  mais  j'estime  que 
les  anciens  suffisent  à  justifier  une  sérieuse  étude  de  ce  moyen  curatif, 
aussi  efficace,  peut-être,  qu'une  infusion  de  cloportes  (oniscus  asellus) 
—  fût-ce  dans  l'hydropisie, 

«  Les  mouvements  mesurés  et  réguliers,  dit  Condorcet  (2)  s'exécutent 
avec  moins  de  fatigue.  Ceux  qui  les  voient  et  les  entendent  en  saisissent 
l'ordre,  ou  les  rapports,  avec  plus  de  facilité.  Ils  sont  donc,  par  cette 
double  raison,  une  source  de  plaisir.  »  C'est  en  vertu  de  ce  principe,  et 
pour  transformer  une  fatigue  en  plaisir  qu'on  place  un  orchestre  ambu- 
lant à  la  tête  d'un  régiment  en  marche.  Il  faut,  pour  bien  se  rendre 
compte  du  phénomène,  voir  une  colonne  de  fantassins  harassés,  affaissés, 
débandés,  perdus,  se  rallier,  relever  la  tête  et  marcher  d'un  pas  alerte  au 
son  d'un  simple  et  modeste  clairon. 

Je  lis  dans  Y  Eco  d' Italia,  qui  se  publie  à  New- York,  qu'une  ligue  de 
hatres  familiœ  s'est  récemment  constituée  à  Quincy  (Illinois),  et  qu'elle 
a  voté  la  résolution  de  ne  point  permettre  aux  jeunes  filles  d'apprendre 
la  musique,  qu'elles  n'aient  d'abord  appris  à  pétrir  le  pain,  à  laver  la 
vaisselle,  —  qu'elles  ne  se  soient,  en  un  mot,  rendues  habiles  dans  tous 
les  petits  soins  pleins  d'attraits  de  la  vie  domestique. 

C'est  un  tort  grave.  Sans  aller  jusqu'à  prétendre  que  la  vaisselle  serait 
mieux  lavée  si  elle  l'était  en  musique,  je  professe  l'opinion  que  les  choses 
n'en  vont  que  mieux  et  plus  régulièrement  chez  les  personnes  dont 
l'oreille  est  exercée  à  saisir  la  mesure,  et  que  les  pères  de  famille  de  l'IUi- 
nois  sont  des  sauvages. 

Les  femmes  hindoues  n'évoluent  guère  que  chargées  comme  des  mules. 
On  les  voit  aller  portant  sur  la  tête  d'immenses  jarres  d'eau  (quelque- 
fois quatre  ou  cinq  superposées),  des  pièces  d'étoffes  pesantes,  des  gerbes 
de  cannes  à  sucre,  des  fagots,  des  paniers  remplis  ;  un  enfant  à  cali- 
fourchon sur  une  hanche  et  maintenu  d'une  main,  l'autre  main  n'ayant 
garde  de  rester  libre.  Elles  vont,  ainsi  chargées,  avec  une  grâce  et  une 
légèreté  inconnues  de  nos  paysannes  —  parce  que  nos  paysannes  n'ont 
pas,  comme  elles,  d'énormes  pendants  d'oreilles  et  des  anneaux  d'argent 
aux  bras  et  aux  chevilles,  dont  le  tintement  cadencé  accompagne  leur 
marche  ! 


(i)  D''  Chomet.  Influence  de  la  Musique  sur  la  santé,  etc.  —  Paris,  1874. 
(2)  Esquisse  d'un  tableau  historique  des  Progrès   de    l'esprit   humain,  (Première 
époque), 


72  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Quiconque  a  vu  des  matelots,  manœuvrant  au  cabestan,  s'accompa- 
gner d'un  chant  au  rhythme  particulièrement  cadencé,  comprend  l'har- 
monie et  la  force  que  cet  accompagnement  donne  à  leurs  mouvements 
aisés  et  presque  gracieux. 

Les  orateurs  romains  avaient  également  recours  à  la  musique  pour 
régler  les  différentes  intonations  de  leurs  discours.  Ils  se  donnaient  à 
eux-mêmes  une  répétition  générale  la  veille  d'un  grand  événement  ora- 
toire, et  se  faisaient  accompagner  par  le  son  des  instruments,  comme  un 
artiste  par  le  souffleur. 

Imaginez  M.  Jules  Simon  répétant  un  discours  sur  l'enseignement 
supérieur  ou  sur  le  libre  échange  au  son  de  la  petite  flûte,  ou  M.  Em- 
manuel Arago  défendant  la  liberté  de  la  presse  avec  accompagnement 
de  trombonne  :  vous  aurez  une  idée  de  la  scène  qui  se  passait  chez 
Cicéron,  la  veille  d'une  séance  importante  au  Sénat  romain  !... 


En  résumé,  des  organes  de  nos  sens  (y  compris  le  sixième  sens  indiqué 
par  Brillât-Savarin),  l'oreille  est  certainement  le  plus  délicat  et  le  plus 
sensible.  D'où  vient  donc  que  c'est  précisément  celui  de  nos  organes  avec 
lequel  on  en  use  avec  le  moins  de  ménagement  ? 

Il  existe  des  ordonnances  de  police  très  sévères,  rendues  expressément 
en  vue  de  la  protection  de  l'odorat  et  de  la  vision. 

Le  goût  et  le  toucher  se  défendent  bravement  eux-mêmes. 

Mais  l'ouïe  n'est  armée  ni  pour  l'offensive  ni  pour  la  défensive  — 
puisque  se  boucher  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  est  un  moyen  re- 
connu insuffisant. 

Cependant  il  n'est  venu  à  l'esprit  d'aucune  autorité  quelconque  d'or- 
donner des  mesures  préventives  contre  les  bruits  discordants,  qui  consti- 
tuent la  majorité  des  combinaisons  sonores,  tout  comme  les  oreilles 
défectueuses  sont  en  majorité  écrasante  dans  la  foule  des  oreilles. 

Et  c'est  justement  ce  qui  explique  l'incurie  chronique  que  je  signale 
en  vain,  laquelle  a  pour  complice  l'indifférence  de  la  multitude  en  ma- 
tière d'acoustique. 

L'harmonie  n'est  pourtant  pas  chose  de  si  mince  importance. 

ADOLPHE  BITARD. 


LE    VIOLONCELLE 


NOTES    D  UN    COMPILATEUR 


'Homme  chante.  —  La  Clarinette  déclame.  —  Le  Bas- 
son gronde.  —  La  Flûte  gazouille.  —  Le  Hautbois 
gémit.  —  La  Trompette  appelle.  —  Le  Cor  soupire.  — 
Les  Timbales  tonnent.  —  Le  Trombone  rugit.  — 
Le  Tambour  marche.  —  Les  Cymbales  éclatent.  — 
Le  Violon  rêve.  —  Le  Violoncelle  prie. 
Le  violoncelle,  en  effet,  a  un  caractère  grave  et  recueilli  ;  il  est  émou- 
vant, il  est  majestueux,  il  élève  l'âme  vers  les  régions  célestes.  Chanteur 
sublime,  il  sait  pourtant  descendre  au  rôle  plus  modeste  d'accompagna- 
teur ;  on  l'a  vu  même,  dans  de  fréquentes  occasions,  perdre  sa  voix  au 
milieu  des  cent  voix  de  l'orchestre,  effacer  sa  personnalité^,  s'égarer  dans 
la  foule,  se  faire  humble  alors,  mais  utile  encore. 

Si,  en  ce  monde,  les  êtres  vivants  valaient  autant  que  les  choses  inertes, 
nous  verrions,  à  l'exemple  du  violoncelle,  nos  fières  cantatrices  et  nos 
glorieux  ténors  ne  pas  dédaigner  parfois  de  faire  leur  petite  partie  dans 
les  chœurs. 


«  Dans  les  orchestres  modernes  très  riches,  où  les  violoncelles  sont  en 
grand  nombre,  on  les  divise  souvent  en  premiers  et  seconds.  Les  premiers 
exécutent  une  partie  spéciale,  mélodique  ou  harmonique,  et  les  seconds 
doublent  les  contre-basses  à  l'octave  ou  à  l'unisson. 

Rossini  dans  l'introduction  de  l'ouverture  de  Guillaume  Tell  a  écrit  un 
quintette  pour  cinq  violoncelles  soli,  accompagnés  en  pizzicato  par  les  autres 
violoncelles  divisés  en  premiers  et  seconds.  Ces  timbres  graves,  de  la  même 


74  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


nature,  sont  là  d'un  excellent  effet,  et  servent  à  faire  ressortir  encore  l'or- 
chestration éclatante  de  l'allégro  suivant.  » 

Berlioz,  Traité  d'orchestration. 


«  Parmi  les  instruments,  le  violoncelle  est  doué  d'une  admirable  magie. 

«  J'ai  remarqué  que  tous  ses  virtuoses  étaient  les  plus  honnêtes  gens  du 
monde. 

»  J'eus  le  bonheur  d'être  élève  de  Duport  le  jeune. 

»  Par  quel  miracle,  lui  dis-je  un  jour,  toutes  vos  notes  dans  les  mouvements 
les  plus  vifs  sortent-elles  si  pures? 

«  C'est,  me  répondit-il  avec  un  modeste  et  doux  sourire  de  vieillard, 
qu'aussitôt  levé  je  vais  depuis  bien  longtemps  à  ma  basse  comme  à  une  vieille 
épouse  que  j'aime. 

«  L'étude  de  cet  instrument  est  à  la  fois  délicieuse  et  pénible. 

«  On  me  demandera  la  cause  de  cette  heureuse  influença  qui  domine  les 
virtuoses  violoncellistes  ? 

«  C'est  l'inspiration  que  donne  cet  instrument  à  ceux  qui  font  leur  habitude, 
leur  état  d'en  jouer  ;  c'est  qu'il  ne  fait  vibrer  continuellement  à  leur  âme  que 
l'expression  de  la  mélancolie,  de  la  chaste  tendresse  et  de  la  religion. 

«  Ne  lui  demandez,  ô  artistes  !  ni  festivité,  ni  folâtreries,  ni  volupté  ;  il 
vous  répondra  par  ce  vers  de  Boileau,  auquel  je  ne  change  qu'un  mot  ; 

«  Le  rire  sur  ma  touche  est  en  mauvaise  humeur,  » 

«  Et  pourquoi,  ambitieux  artistes,  lui  demanderiez-vous  plus  que  son  beau 
volume  de  son;  que  sa  double  corde,  qui  a  quelque  chose  de  la  majesté  de 
l'orgue;  que  ses  arpèges  si  variés,  si  vigoureux  ou  si  légers;  que  ses  har- 
moniques, douces  comme  la  flûte  plaintive,  et  plus  enfin  que  ses  trois  pures 
octaves. 

«  Tout  en  accompagnant  ne  chante-t-il  pas  ?  Il  exprime  aussi  la  passion, 
en  quelques  mesures  sans  doute,  mais  si  délicieusement  ou  si  énergiquement, 
qu'il  vous  force  à  l'écouter. 

«  Quant  à  la  forme  de  cet  instrument,  elle  est  si  noble,  si  avantageuse  au 
bras  blanc  et  à  la  main  d'une  vierge  ou  d'une  femme,  que  les  peintres  du 
moyen-âge  en  ont  tiré  dans  leurs  tableaux  une  immense  ressource. 

f  Témoin  la  fameuse  Sainte-Cécile  posant  son  admirable  main  sur  la 
touche  d'une  basse  de  viole  ;  témoin  Paul  Véronè^e  jouant  lui-même  de  cet 
instrument  à  ses  Noces  de  Cana. 

«  Aussi  la  forme  de  cet  instrument  comme  son  timbre  et  son  expression, 
ont- ils  leurs  dilettanti.  Ce  sont  ses  ouïes  en  forme  d'S  barré,  son  beau  et 
vieux  vernis  à  l'huile,  ses  tables  d'érabie  et  de  sapin,  et  surtout  sa  volute, 
presque  ionique,  qui  les  charment,  » 

Dbnne  Baron. 


LE  VIOLONCELLE  nS 


«  Ce  qui  fait  la  double  nature  du  violoncelle,  c'est  précisérv  snt  en  ce  qu'il 
est  comme  instrument  solo  d'un  caractère  tout  à  fait  spécial,  an  instrument 
que  rien  ne  peut  remplacer,  ni  imiter,  soit  dans  son  timbre,  soit  dans  sa 
puissance  toute  mystérieuse  à  pénétrer  l'âme  jusqu'au  fond  par  ses   accents. 

«  Le  violoncelle  palpite  continuellement,  seul  il  a  une  vie  à  lui  particu- 
lière. 

«  Sans  lui  l'harmonie  est  disloquée,  les  instruments  sont  disjoints  entre- 
eux.  Permettez-moi  cette  expression  :  les  instruments  ne  s'aiment  pas  entre- 
eux. 

«  Il  est  comme  le  fil  qui  relie  tout,  comme  le  souffle  de  vie  qui  éclaire,  qui 
anime  et  fait  palpiter  les  masses  harmonieuses. 

«  Malheureusement  on  l'a  fait  déchoir  de  son  trône  en  le  rabaissant  au 
simple  rôle  de  contre-basse  ou  de  mixture  entre  la  contre-basse  et  l'alto. 

«  Je  ne  veux  pas  dire  par  là  que  le  violoncelle  doive  chanter  continuelle- 
ment ;  non,  car  ici  encore  il  ne  serait  point  dans  le  rôle  qui  lui  est  propre  ; 
mais  ce  qu'il  devrait  toujours  faire,  qu'il  chante  ou  ne  chante  pas,  ce  serait 
de  laisser  circuler  son  souffle  divin  sur  l'ensemble  harmonique  de  l'orchestre, 
car  c'est  lui  qui  en  fait  l'homogénéité  de  couleur  et  d'expression. 

«  Une  pédale  de  modulation  au  violoncelle  est  toujours  d'un  grand  effet  ; 
une  note  jetée,  un  pizzicato  donné  à  propos  à  cet  instrument,  sont  autant  de 
moyens  qui  ne  devraient  jamais  être  négligés. 

«  Quel  est  l'instrument  qui  puisse  soupirer  comme  le  violoncelle  ?  Comme 
il  rend  bien  les  différentes  situations  de  l'âme  !^ 

Quel  instrument  est  capable  comme  lui  d'exprimer  la  douleur,  la  sérénité, 
le  désespoir,  l'espérance,  la  béatitude  ? 

«  Le  violoncelle  seul  est  celui  de  tous  les  instruments  qui  puisse  san- 
gloter. 

«  Aussi  est-ce  inutilement  qu'on  s'efforce  à  lui  faire  grimacer  ces  mignar- 
dises qui  ne  peuvent  que  profaner  la  noblesse  et  la  dignité  de  son  caractère. 

«  Il  réunit  toutes  les  ressources  des  autres  instruments  solo;  tout  en  res- 
tant, lui,  inimitable,  il  remplace  avantageusement  tous  les  autres. 

«  Son  timbre  est  tout  particulier,  il  tient  du  Cor  et  de  la  Voix  humaine. 

«  Ses  effets  sont  très  variés.  Ses  tenues  et  ses  coulés  sont  sublimes.  Ses 
pizzicati  sont  d'un  caractère  très  dramatique,  ils  tiennent  de  la  harpe,  mais 
ils  ont  une  énergie  spéciale. 

«  Les  accents  du  violoncelle  qui  chante  semblent  n'être  point  nés  sur  cette 
terre,  et  planer  dans  les  régions  étranges  pour  s'adresser  à  Dieu  direc- 
tement. 

«  Ses  sons  ont  un  caractère  de  pureté,  de  simplicité  et  de  grandeur  que 
rien  n'égale.  Ils  imposent  l'admiration  et  le  recueillement,  et  c'est  précisé- 
ment à  cause  de  toutes  ces  qualités  que  le  violoncelliste  doit  s'attacher  à 
toujours  bien  phraser,  en  plaçant  sa  respiration  d'une  manière  très  régulière. 

a  Le  violoncelle    ne   charme  pas^  il    ne  charme  jamais,  parce   qu'il   ne 


76  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

s'adresse  jamais  aux  sens,  comme  le  peuvent  faire  tous  les  autres  instruments. 
11  élève  lame,  l'agrandit  et  la  place  sous  le  regard  du  Créateur.  » 

Emile  de  Bret. 

L'étendue  du  violoncelle  est  sensiblement  celle  de  la  voix  humaine,  à 
la  prendre  depuis  le  contre  ut  grave  que  donnent  (exceptionnellement) 
les  chantres  des  chap3lles  russes,  Jusqu'aux  sons  aigus  des  soprani. 

Il  est  vrai  que  la  limite  du  possible  vers  les  régions  hautes  n'est  pas 
rigoureusement  fixée  sur  le  violonce'le  ;  elle  dépend  de  l'habileté  du 
virtuose. 

Cette  parité  de  diapason  entre  la  voix  humaine  et  celle  du  violoncelle 
n'est  pas  moins  peut-être  que  la  cause  principale  du  charme  que  nous 
trouvons  en  lui.  C'est  un  écho,  un  miroir  sonore  de  nous-mêmes  ! 

Comme  instrument  d'ensemble,  le  violoncelle  apporte  un  contingent 
de  sons  précieux  à  l'orchestre.  Il  se  prête,  d'ailleurs,  comme  le  violon, 
son  congénère,  à  tous  les  jeux  de  l'harmonie,  de  la  double  corde,  du 
pizzicato,  de  l'arpège  ;  mais  on  l'entend  aussi  comme  soliste  dans  la  so- 
nate, le  concerto,  l'air  varié,  etc. 

La  musique  pour  violoncelle  s'écrit  sur  trois  clefs,  qui  en  font  en 
réalité  quatre  :  la  clef  de  Fa^  la  clef  d'f//  (quatrième  hgne),  et  la  clef  de 
Sol,  qui  se  prend  dans  deux  acceptions  distinctes. 

Lorsque  la  clef  de  Sol  se  trouve  en  tête  du  morceau  ou  immédiate- 
ment placée  après  la  clef  de  Fa^  l'instrumentiste  doit  jouer  à  l'octave 
basse  des  notes  écrites;  mais  si  elle  intervient  après  la  clef  d'f/^,  elle 
reprend  sa  signification  exacte,  et  les  notes  qui  suivent  doivent  être 
exécutées  à  leur  octave  réelle. 

Cette  double  interprétation  d'une  clef  était  à  relever,  car  nous  ne 
croyons  pas  qu'on  en  puisse  citer  un  exemple  analogue  dans  l'histoire 
des  autres  instruments. 

Et  si  on  nous  demandait  d'esquisser  l'histoire  du  violoncelle,  nous 
n'aurions  pas  à  remonter  aux  époques  fabuleuses  des  peuples  pasteurs, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait  dans  notre  travail  sur  le  hautbois  (i). 

Le  violoncelle  est  un  des  derniers  nés  de  la  famille  de  l'orchestre,  à 
moins  cependant  qu'on  ne  le  considère  comme  une  simple  modification 
de  la  basse  de  viole. 

Ce  dernier  instrument  avait  communément  sept  cordes,  dont  les  trois 
plus  graves  étaient  (d'après  l'invention  de  Marais)  recouvertes  d'un  fil 
métallique  en  spirale. 

(i)  Voir  la  Chronique  musicale  du  i"  juillet  1874. 


LE  VIOLONCELLE  77 


Dans  les  premiers  temps,  le  violoncelle  avait  cinq  cordes  :  Ut,  Sol, 
Ré,  La,  Ré,    mais  cette  dernière  ne  tarda  pas  à  être  supprimée. 

C'est  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle  que  le  violoncelle  fut  inventé, 
par  le  P.  Tardieu  de  Tarascon.  Telle  est  du  moins  l'opinion  la  plus 
répandue. 

«  Mais  d'autres  auteurs  affirment  que  créé  par  Bonoccini,  maître  de  cha- 
pelle du  roi  de  Portugal,  il  a  été  apporté  en  France  et  mis  en  vogue  par 
Struck  Ratestin. 

DE    PONTÉCOULANT. 


Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  vers  1680,  sept  ans  avant  la  mort  de 
Lulli,  le  violoncelle  fut  introduit  à  l'Opéra  de  Paris  par  un  nommé 
Batistini.  Mais  le  premier  virtuose  qui  brilla  sur  le  violoncelle  fut  Fran- 
cinello,  musicien  romain.  Puis  vint,  comme  fondateur  de  l'école  fran- 
çaise, Berthauld  (de  Valenciennes),  qui  se  rendit  célèbre  dès  le  commen- 
cement du  dix-huitième  siècle. 

Les  Allemands  eurent  Romberg  et  Maximilien  Bohrer  ;  les  Anglais  : 
Crossdill  et  Linley. 

Enfin,  il  nous  faudrait  citer  encore  bien  des  noms  parmi  les  illustra- 
tions du  violoncelle,  si  nous  voulions  en  donner  une  liste  complète. 

Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  ceux  de  :  Duport,  Janson,  Breval,  La- 
marre, Baudiot,  Norblin,  et  dans  des  temps  plus  modernes  :  Servais, 
Batta,  Vaslin,  Piatti,  Poëncet,  Jacquard,  etc.. 

La  littérature  moderne  s'est  montrée  sobre  dans  l'emploi  du  violon- 
celle comme  moyen  pour  obtenir  un  effet  dramatique. 

Voici  cependant  deux  passages  importants  d'œuvres  d'un  mérite  réel, 
et  qui  sont  restées  populaires  : 


«  Alors  par  une  ouverture  du  rideau,  ils  aperçurent  un  jeune  homme,  de 
trente  ans  environ,  assis  sur  un  tabouret  assez  élevé  et  jouant  du  violoncelle. 


Il  se  livrait  évidemment  en  lui  quelque  combat  terrible  !  sans  doute  la 
lutte  acharnée  de  la  volonté  contre  la  douleur;  car  de  temps  en  temps  son 
front  se  rembrunissait,  et  tout  en  continuant  de  tirer  les  plus  tristes  accords 
de  son  instrument,  il  fermait  les  yeux,  comme  si  ne  voyant  plus  les  choses 
extérieures,  il  eût  perdu  avec  elles  le  sentiment  de  sa  douleur  intime. 

«  Enfin  le  violoncelle  sembla,  comme  un  homme  à  l'agonie,  pousser  un 
cri  déchirant,  et  l'archet  tomba  des  mains  du  musicien. 


78 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


«  Voilà  le  roman  que  vous  cherchiez,  mon  cher  poète,  il  est  là  dans  cette 
pauvre  maison,  dans  cet  homme  qui  souffre,  dans  ce  violoncelle  qui  pleure.    » 
Alexandre   Dumas.    Les  Mohicans  de  Paris. 


«  Pendant  ce  temps Ah!  je  vivrais  dix  mille  ans,  je  n'oublierais  pas  un 

seul  détail  de  cette  scène  1....  pendant  ce  temps  les  doigts  du  vieillard  posés 
sur  les  cordes,  en  tiraient  par  saccades  des  sons,  des  plaintes  qui  m'entraient 

dans  l'âme La  jeune  fille  se  réveilla Mon  père,  dit-elle   en  souriant, 

j'ai  une  grâce  à  vous  demander. . . .  jouez-moi  le  Chant  du  Calvaire  I. , . .  Non, 
non,   dit-il  en   essayant  de  sourire  aussi,    lui....   le  jour  de  ton  mariage, 

petite! L'enfant  le  regarda  fixement  sans   répondre....  Il   baissa   les 

yeux,  il  secoua  ses  cheveux  blancs  sur  son  front  plus  pâle  que  le  marbre,  et 
prit  son  archet  1. . , .  J'entendis  alors  le  Chant  du  Calvaire  !. . . .  Oui....  Pen- 
dant qu'il  jouait,  je  voyais  de  grosses  larmes  tomber  une  à  une  sur  ses  pau- 
vres mains  amaigries  et  tremblantes....  Il  pleurait!  Le  bois  et  le  cuivre 
pleuraient  ! . . . .  Et  moi  ! . . . .  L'enfant  seul  ne  pleurait  pas  ! . . . . 

Octave  Feuillet.  Dalila. 


ALFRED    GUICHON. 


CASTIL-BLAZE 


(I] 


III 

Procès  à  l'occasion  de  Freyschût:^.  —  Changement  d'industrie.  —  Revers  de  fortune. 
—  Excentricités  littéraires.  —  Le  traducteur  devient  néologue.  —  Rendez-vous 
la  musique? 


ES  critiques  rancunières  de  la  presse,  qui  n'étaient  que 
des  représailles  plus  ou  moins  jalouses  contre  les 
succès  d'argent  du  traducteur  de  Robin  des  Bois,  me 
rappellent  une  circonstance  qui  se  produisit  plus  tard, 
mais  dont  le  souvenir  m'arrive  assez  à  point  à  propos 
de  Weber,  pour  me  permettre  de  transgresser  un  peu 
l'ordre  chronologique. 

Je  veux  parler  du  singulier  procès  qui  fut  mis  en  instance  au  tribunal 
civil  de  Paris  et  dans  lequel  nous  eûmes  la  désopilante  satisfaction  de 
voir  M.  le  comte  Thadée  Tyrzkicwich,  rédacteur  de  la  Revue  musicale 
de  Leipzig,  assigner  M.  Nestor  Roqueplan,  alors  directeur  de  l'Académie 
impériale  de  musique  à  Paris,  contre  la  représentation,  selon  lui  peu  or- 
thodoxe, de  Frejrschiit^,  qui  venait  d'avoir  lieu  sur  cette  grande  scène, 
le  7  octobre  i853.  La  plaisante  boutade  du  mélophile  saxon  me  ramène 
tout  naturellement  à  initier  nos  lecteurs  à  certaines  particularités 
littéraires,  musicales  et  dramatiques  qui  ne  sont  probablement  point 
encore  sorties  du  petit  cercle  de  dilettanti  méridionaux  dont  je  faisais 
partie  encore,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  à  Avignon. 


(i)  Voir  le  numéro  du  l'i-'  juillet. 


8o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Cela  dit  en  passant,  je  vais  essayer  de  rapporter  une  scène  comique  ou 
plutôt  une  bizarre  conversation  qui  eut  lieu  en  ma  présence  au  foyer 
du  théâtre  de  cette  ville,  certain  soir  où  l'on  venait  d'y  représenter  cet 
opéra. 

Les  deux  interlocuteurs  étaient  Castil-Blaze  lui-même  et  un  ama- 
teur zélé  de  l'endroit.  Celui-ci  dit  à  l'autre  en  l'abordant  cavalièrement 
dans  cet  idiome  provençal,  si  énergique,  et  qu'il  faut  bien,  quoiqu'il  en 
coûte  à  un  narrateur  fidèle,  renoncer  à  reproduire  en  français  : 

—  Dites-moi  donc^  Blaze,  votre  Robin  des  Bois,  si  enchanteur,  qu'est- 
ce  qu'il  nous  chante?  Que  demandent  tous  ces  chasseurs?  Pourquoi 
toutes  ces  bêtes  féroces  ?  En  un   mot_,  qu'est-ce  que  tout  cela  signifie? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Comment!  vous  ne  savez  pas  !  vous  avez  traduit  cette  pièce  dans 
notre  belle  langue  européenne  et  vous  ne  savez  pas  ce  qu'elle  veut  nous 
dire!  vous  n'en  comprenez  pas  le  sens,  le  but,  la  moralité,  l'intrigue 
enfin  ! 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  Vous  plaisantez,  je  crois! 

—  Je  ne  plaisante  jamais  que  quand  je  me  mets  en  colère Cela 

m'est  arrivé  quelquefois  dans  les  Débats,  par  exemple..,,  et  alors,  je 
ne  suis  même  plus  Castil-Blaze,  je  m'appelle  X  X  X.  Mais  d'abord,  en- 
tendons-nous bien.  Qui  vous  a  dit  que  j'étais  le  traducteur  de  cette 
pièce  ? 

—  Mais  c'est  vous-même  qui  le  dites  ou  qui  le  laissez  dire  sur  l'affiche 
du  théâtre. 

—  L'affiche,  selon  son  habitude,  ne  sait  pas  ou  ne  doit  pas  savoir  ce 
qu'elle  dit. 

Mais  pour  moi,  le  ciel  m'est  témoin  que  je  n'ai  rien  fait  qu'arranger 
la  musique,  à  peu  de  chose  près,  de  ce  magnifique  opéra  sur  les  paroles 
françaises  dont  la  prose  m'avait  été  livrée  et  que  j'ai  mise  en  vers  de 
mon  mieux  pour  les  adapter  à  la  mélodie  :  voilà  tout. 

—  Ce  n'est  pas  vous-même  qui  l'avez  traduite  de  l'allemand  ? 

—  J'en  suis  parfaitement  incapable  !  Je  ne  sais  pas  un  mot  de  ce 
jargon  barbare  et  anti-musical.  Seulement,  comme  j'avais  remarqué, 
dans  cette  partition,  une  scène,  celle  de  la  fonte  des  balles,  trop  difficile 
pour  être  interprétée  sur  la  plupart  de  nos  théâtres  de  province,  seules 
scènes,  après  celle  de  l'Odéon  où  mon  exhibition  fantastique  pouvait 
être  exploitée  avec  quelque  succès,  je  proposai  à  mon  collaborateur  d'en 
alléger  sa  traduction  et  nous  la  supprimâmes  entièrement. 


CASTIL-BLAZE  Si 


—  Cette  scène  n'était  donc  point  absolument  indispensable  à  l'intel- 
ligence du  drame  ? 

—  Je  pense  tout  le  contraire,  car  elle  y  sert,  je  crois,  de  nœud  à  l'in- 
trigue. 


—  Mais  lorsque  le  public  ne  comprend  pas  une  pièce_,  elle  l'ennuie  et 
il  n'en  veut  plus  ? 


—  Mon  opinion  est  que  c'est  exactement  tout  le  contraire;  c'est-à-dire 
que  lorsque  le  public  ne  comprend  pas  une  pièce  la  première  fois,  il  veut 
aller  la  voir  une  seconde,  puis  une  troisième,  puis  une  quatrième,  jusqu'à 
la  fin  des  fins,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  son  intelligence  soit  satisfaite, 
et  comme  une  traduction,  transformation  ou  transfiguration,  selon  ce 
qu'il  vous  plaira  le  mieux  de  l'appeler,  est  une  chose,  le  plus  souvent, 
incompréhensible,  cela  fait  qu'il  y  revient  indéfiniment,,,  et  voilà. 

—  Ah! ah! ah! 

—  Comprenez- vous  maintenant? 

—  Je  commence  à  saisir  la  ficelle. 

—  J'en  suis  fort  aise.  Eh  bien,  sachez  encore,  mon  cher  ami,  qu'un 
opéra  n'est  une  pièce  de  théâtre  que  pour  les  musiciens,  et  que  ceux  qui 
ne  vont  à  sa  représentation  que  pour  les  paroles  sont  des  ânons  ou  des 
imbéciles....  Or,  comme  le  plus  grand  nombre... 

—  Je  n'irai  plus.... 

—  Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous,  mon  cher!  Dieu  m'en  garde  ?  Je  sais 
bien  que  vous  êtes  un  bon  amateur  qui  allez  toujours  à  l'opéra  quand 
même;  mais.... 

—  Ah  !  ce  sont  des  ânons  ou  des  imbéciles Je  ne  suis  pas  curieux 

le  moins  du  monde....  Je  n'irai  plus  voir  Robin  des  Bois..., 

—  Qu'importe?  si  vous  n'allez  plus  le  voir,  d'autres  iront  l'entendre 
et  par  une  bonne  raison,  c'est  qu'ils  n'y  comprendront  jamais  rien. 

—  Vous  êtes  vraiment  un  homme  extraordinaire  ! 

—  Non,  mon  ami,  je  ne  suis  qu'un  homme  positif  ;  c'est  pourquoi 
je  sais  peut-être  un  peu  mieux  que  vous  que  les  choses  de  ce  monde 
doivent  être  divisées  et  classées  en  deux  grandes  catégories  bien  distinctes 

IX.  6 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


qui  sont  les  bonnes  choses  et  les  choses  bonnes.  Je  sais  que  ce  ne  sont  pas 
toujours  les  hommes  de  génie  qui  réussissent  dans  leurs  entreprises,  mais 
plutôt  les  hommes  ingénieux,  et  qu'en  un  mot  le  savoir  faire  vaut 
mieux  que  le  savoir.  Voilà,  mon  cher  ami,  toute  ma  rhétorique  et  toute 
ma  morale  :  j'en  ai  tiré  une  nouvelle  industrie  que  j'ai  résolu  d'aller 
exploiter  à  Paris  sur  tous  les  tons.  )) 

Ainsi  finit  cette  bizarre  conversation  de  Castil-Blaze  et  de  l'amateur 
Vauclusien.  Telle  était  la  logique  du  premier  introducteur  de  la  musi- 
que exotique  en  France,  et  cette  logique  était  alors,  est  encore  aujour- 
d'hui et  sera  toujours  parfaitement  dans  le  vrai.  Aussi,  personne  ne 
voulait-il  croire,  il  y  a  vingt  ans,  qu'un  homme  sensé  parmi  les  Alle- 
mands, ait  pu  songer  à  venir  chercher  querelle  à  la  reproduction,  selon 
lui  vicieuse,  à  Paris,  d'un  opéra  qui  y  a  acquis,  depuis  quarante  ans, 
son  droit  de  cité  en  enrichissant  celui  qui  l'y  a  importé,  tandis  que  ce 
même  opéra,  créé  et  fidèlement  exécuté  en  Allemagne,  y  a  vu  mourir 
de  ifaim  son  sublime  auteur.  Mais  laissons  cela  et  reprenons  le  fil  de 
notre  notice  biographique, 

11  y  eut  un  moment  où  l'abeille  parasite,  ne  trouvant  plus  de  fleurs 
dans  le  domaine  public,  s'efforça  de  vivre  de  son  propre  domaine.  Cette 
subite  transmigration  n'est  pas  toujours  facile  ;  mais  Castil-Blaze,  qui 
osait  tout,  osa  la  tenter.  Dès  ce  moment  il  vola  de  ses  propres  ailes  : 
la  cendre  des  morts  ne  fut  plus  ostensiblement  remuée;  les  vivants 
eux-mêmes  n'eurent  plus  rien  à  dire.  Quant  à  Weber,  il  était  mort  à 
Londres  depuis  1826,  au  moment  où  il  préparait  une  représentation 
extraordinaire  de  son  Freyschût:{,  qui  eut  lieu  peu  de  temps  après,  au 
bénéfice  de  sa  veuve  et  de  ses  enfants.  Il  y  a  des  gloires  qui  ne  sont  que 
des  éclairs  passagers,  comme  il  y  a  des  existences  humaines  qui  ne 
sont  venues  briller  sur  la  terre  que  pour  y  être  éprouvées  au  creuset  du 
malheur. 

Castil-Blaze  venait  de  s'improviser  compositeur  de  musique.  Mais 
aussi,  à  partir  du  jour  où  cette  belle  pensée  lui  était  venue  à  l'esprit,  le 
cortège  des  billets  de  banque  rebroussa  chemin  de  la  rue  Buffault,  qu'il 
habitait,  jusque  chez  les  graveurs,  les  imprimeurs  et  les  fabricants  de  pa- 
pier. C'était  bien  le  cas  de  dire  avec  le  proverbe,  que  ce  qui  arrive  par 
la  flûte  s'en  va  par  le  tambour.  Cette  flûte,  c'était  Freyschut:{  et  le 
Barbier  de  Séville,  et  ce  tambour,  destiné  à  ne  pas  faire  grand  bruit  par 
lui-même,  c'était  :  Bel:{ébut  ou  les  Jeux  du  roi  René,  grand  opéra  en 
quatre  actes,  exorcisé,  dès  son  apparition  en  1840,  par  l'Académie  royale 
de  musique,  et  exécuté  à  Montpellier  dans  une  première  et  dernière  re- 
présentation, le  i5  août  1841.  Ce  furent  ensuite  ;  la  Colombe,  opéra  en 


CASTIL-BLAZE  83 


un  acte,  qui  n'eut  pas  un  meilleur  sort  ;  Choriste  et  liqiioristes,  qui 
eurent  cependant  le  bon  esprit  de  ne  pas  sortir  de  l'officine  du  distilla- 
teur ;  et  enfin  Pigeon  vole  ou  Flûte  et  Poignard,  autre  volatile  musical 
en  un  acte,  dont  la  première  représentation  eut  lieu  à  Avignon,  le  ven- 
dredi 3  mars  1843,  devant  un  public  de  compatriotes  et  d'amis  (nous 
en  faisions  partiej,  restés  froids  et  impassibles  en  présence  d'un  poëme 
glacial,  sans  intérêt,  sans  intrigue,  encadré  d'une  mélodie  sans  unité, 
sorte  d'énigme  à  travers  laquelle  on  était  cependant  curieux  de  percer, 
afin  de  deviner  à  quelle  école  appartenaient  tels  ou  tels  duos,  trios,  qua- 
tuors, quintettes,  etc._,  plus  ou  moins  bien  assaisonnés  de  roucoulements 
de  flûte,  comme  feu  le  Rossignol  de  Lebrun.  Ne  forçons  pas  notre 
talent^  etc. 

Sur  le  libretto  de  cette  pièce,  publié  à  Paris  chez  Boulé,  on  lisait  les 
lignes  suivantes,  moins  piquantes  que  burlesques,  mais  que  nous  signa- 
lons néanmoins,  afin  d'achever  d'initier  le  lecteur  dans  tous  les  replis  de 
la  nature  bizarre  de  l'esprit  dont  nous  nous  occupons.  Ces  lignes  figu- 
rent sur  le  frontispice  de  Touvrage  en  forme  d'avis  aux  acheteurs  :  pré- 
caution, s'il  en  fut  jamais,  très  inutile  : 

Partition  réduite  avec  accompagnement  de  clavecin^et  disposée  pour 
la  conduite  de  Vorchestre:  i5,ooo  francs,  et  comptant  i5  francs  ; 
parties  d^ orchestre  et  le  livret,  5 0^000 francs^  et  comptant  5o francs. 

Vous  voyez  par  là  que  l'amour  de  la  gloire  ou  l'ambition  avaient 
tourné  l'esprit  du  critique  au  point  de  ne  plus  savoir  se  reconnaître  lui- 
même,  et  que  pour  avoir  voulu  devenir  un  habile  homme,  il  avait  cessé 
d'être  un  homme  habile.  Le  savoir  faire  ne  l'emportait  plus  sur  le 
savoir,  car  le  savoir  ne  voulait  plus  céder  le  pas  au  savoir  faire  :  O 
humanité  ! 

Mais  ce  n'est  pas  tout  encore.  -—  Le  diable  ne  veut  jamais  s'arrêter  en- 
bon  chemin,  —  surtout  quand  il  voit  que  ce  chemin  commence  à  être 
parsemé  d'épines.  Pour  comble  de  malheur,  notre  héros  ambitieux  essaya 
de  conjurer  ses  revers  dramatiques  à  l'aide  de  la  spéculation  financière, 
ressource  qui  ne  sympathise  guère  avec  les  combinaisons  du  contre- 
point, de  la  littérature  et  des  arts.  11  joua  à  la  Bourse,  et  il  perdit  le 
reste  de  ses  écus.  Il  aurait  pu  y  perdre  quelque  chose  de  plus  précieux 
encore  :  sa  santé  s'altéra,  et  un  moment  on  craignit  pour  sa  raison, 
même  pour  ses  jours.  Toutefois,  il  en  fut  quitte  pour  ses  billets  de  banque 
et  une  forte  maladie   qui   faillit  le  conduire  prématurément  ad  patres. 

Mais  reportons  nos  souvenirs  vers  des  temps  meilleurs,  qui  rappellent 
des  circonstances  ou  des  pensées  plus  riantes. 

Une  des  particularités  qui  distinguaient  le  célèbre  critique  musical 


84  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

dont  nous  avons  étudié  et  recueilli  les  traits  les  plus  caractéristiques, 
c'était,  nous  l'avons  déjà  dit,  sa  prétention  à  l'originalité,  au  pittoresque 
et  au  néologisme.  Il  abhorrait  ce  que  l'on  appelle  très  improprement 
les  lieux  communs,  et  il  affectait  de  ne  jamais  suivre  les  lignes  tracées. 
Cette  prétention  frise  quelquefois  le  pédantisme  chez  les  écrivains  qui 
ne  sont  pas  tout  à  fait  des  Montaigne,  des  Sterne  ou  des  Rabelais.  Elle 
le  fourvoya  plus  d'une  fois  dans  des  excentricités  pittoresques  ou  des 
sinuosités  labyrinthiennes  qui  décelaient  moins  l'originalité  que  le 
baroque. 

On  devait  être,  d'ailleurs,  justement  surpris  et  offusqué  de  voir  le 
savant  musicien  qui  ne  pouvait  rayonner  par  lui-même,  puisqu'il  n'était 
qu'un  réflecteur  de  la  gloire  d'autrui,  se  poser  tout  à  coup  en  aristarque 
universel  ou  chien  enragé  qui  déchire  et  mord  au  hasard  tout  ce  qui 
veut  briller  ou  s'élever  autour  de  lui. 

Toutefois,  de  temps  en  temps,  des  étincelles  de  génie  et  des  apprécia- 
tions lumineuses  perçaient  encore  au  travers  de  ces  obscurités  affectées 
de  rhéteur.  On  lui  doit  d'heureuses  rectifications,  quelques  termes  nou- 
veaux d'une  utilité  réelle,  restés  en  vigueur,  et  surtout  un  système  ré- 
gulier de  prosodie  que  nul  musicien  littérateur  n'avait  avant  lui  compris 
ni  mis  en  pratique  d'une  manière  claire  et  nette.  Nous  reviendrons,  en 
son  lieu  et  place,  sur  ce  chapitre  important.  Nous  n'avons  pas  encore 
abordé  les  hautes  questions  de  l'art  au  sujet  de  la  coupe  musicale  du 
vers,  que  nos  plus  grands  librettistes,  Scribe  en  tête,  ont  si  cavalièrement 
dédaignée  ou  négligée. 

Nous  avons  dit  que  Castil-Blaze  avait  créé  quelques  mots  heureux  ou 
utiles  que  nos  littérateurs  musiciens  ont  fini  par  adopter  :  ainsi,  à  pro- 
pos du  mot  librettiste  que  nous  venons  d'employer,  quoiqu'on  le  trou- 
vât vicieux  dans  l'acception  nouvelle  qu'on  lui  donne  au  théâtre,  at- 
tendu, disait-il,  qu'il  est  déjà  en  crédit  dans  les  bureaux  de  police  et 
chez  les  batteurs  d'or,  il  en  imagina  un  spécial  :  parolier  ;  et  aux  qua- 
lifications assez  triviales  ou  vulgaires  de  danseur  et  danseuse  de  ballet, 
il  substitua  ballerin  et  ballerine,  de  l'italien  ballare,  danser.  Ces  termes 
ont  définitivement  pris  racine  parmi  ceux  de  notre  vocabulaire  musical. 

Dans  d'autres  circonstances,  il  a  été  moins  heureux  ;  ainsi,  lorsque, 
p.  482  ou  483  de  son  Molière  musicien,  il  déblatère  vivement  contre 
l'Académie  française  qui  n'a  pas  écrit,  dans  son  dictionnaire,  harpège 
au  lieu  de  arpège  (manière  d'attaquer  les  sons  successivement  comme 
sur  la  harpe),  il  a  oublié  de  remarquer  que  ce  mot,  comme  beaucoup 
d'autres  termes  français  de  musique,  dérive  de  l'italien  arpeggio,  qui 
lui-même  provient  de  arpa,  harpe. 


CASTIL-BLAZE  85 


Mais  nous  avons  dit  que  Castil-Blaze  affectait  de  ne  rien  faire  et  de  ne 
rien  dire  comme  tout  le  monde  ;  c'est  ce  qui  nous  explique  une  foule  de 
critiques  hasardées,  heureuses  ou  malheureuses,  selon  qu'il  se  trouvait 
plus  ou  moins  en  veine,  mais  que  nous  nous  dispenserons  d'énumérer 
ici,  attendu  qu'il  faudrait  le  passer  lui-même  en  revue  du  haut  en  bas, 
c'est-à-dire  depuis  son  chapeau  castillan  jusqu'à  sa  griffe,  dont  le  blason 
n'avait  pour  tout  emblème  héraldique  qu'une  clef  de  sol.  Quant  à  ses 
salutations  épistolaires,  avec  ses  amis  elles  s'exprimaient  invariablement 
comme  suit  :  votre  infiniment  dévot!...  S'il  avait  dit  dévoué  au  lieu  de 
dévot,  il  aurait  craint  de  déroger  à  son  système  arrêté  de  singularisa- 
tion  universelle. 

Enfin,  il  avait  voulu  se  distinguer  jusque  dans  son  cachet  de  corres- 
pondance, qui  était  composé  d'un  commencement  d'allegro^  au  ton  de 
la  majeur,  avec  clef  d'ut  quatrième  ligne,  et  ces  deux  notes  en  accord 
sur  la  portée  :  la,  mi. 

Nous  terminerons  ce  chapitre  par  une  petite  incartade  ou  apostrophe 
en  guise  d'anecdote  plaisante,  car  avec  lui  il  y  en  avait  dans  tous  les 
tons  ;  et  là  il  pouvait  se  vanter  d'être  fécond  créateur.  Voici  : 

Un  amateur  musicien  (je  crois  que  c'était  Bastide,  père  d'un  avocat 
avignonnais,  aujourd'hui  bon  musicien  lui-même)  lui  avait  emprunté 
je  ne  sais  quel  cahier  de  musique  auquel  lui,  Castil-Blaze,  tenait  beau- 
coup, mais  que  son  ami  avait  oublié  dans  ses  rayons.  Près  de  deux  ans 
s'étaient  écoulés  depuis  le  jour  oti  il  lui  avait  confié  cette  musique,  d'assez 
mince  valeur  intrinsèque,  et  qu'il  n'osait  plus  lui  réclamer.  Il  ne  savait 
comment  s'y  prendre  un  peu  poliment,  lorsqu'un  jour,  l'abordant  au 
milieu  d'un  cercle  d'amis,  il  lui  adressa  la  parole  en  ces  termes  en  le 
frappant  légèrement  sur  l'épaule  : 

—  Escouta,  Bastide... 

—  Hein? 

—  Rende\  la  musica,  vo  ?  (Rendez-vous  la  musique,  vous?) 

—  Pourquoi  me  demandez-vous  cela  ?  fit  Bastide  qui  ne  se  rappelait 
pas. 

—  Oh  !  ne  vous  formalisez  pas  !  c'est  une  simple  question  que  je  vous 
adresse.  La  règle  des  habitudes  n'est  pas  encore  bien  fixée  sur  cette 
question  arithmétique.  Il  y  a  de  certaines  choses  qui  se  rendent  ou  ne 
se  rendent  pas.  C'est  une  variante  avec  point  d'orgue  ad  libitum;  il  en 
est  même  qu'il  serait  de  fort  mauvais  ton  de  restituer  :  une  épingle,  un 
pain  à  cacheter  ou  une  feuille  de  papier  à  lettres,  par  exemple  ;  eh  bien, 
la  musique,  aux  yeux  de  certaines  personnes,  est,  à  peu  de  chose  près, 
dans  cette  infime  catégorie-là.  Cependant,  à   son  endroit,  les  avis  sont 


86  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


encore  partagés  :  les  uns  la  rendent,  les  autres  ne  la  rendent  pas.  Ainsi, 
comme  bien  vous  pensez,  ceux-ci  la  gardent  à  perpétuité  ;  pour  eux  il  y 
a  prescription.  C'est  pourquoi  il  m'était  curieux  de  savoir  de  quel  côté, 
à  ce  sujet,  un  homme  de  sens  délicat,  tel  que  vous,  aime  à  pencher.  )) 

Bastide,  nous  l'avons  dit,  ne  se  rappelait  pas,  et  il  regardait  Blaze, 
fixement  entre  les  deux  yeux,  pour  tâcher  d'y  lire  sa  pensée  et  y  démêler 
le  motif  de  sa  bizarre  interpellation. 

—  Quel  original  !  se  dit-il  à  part. 

—  Enfin,  la  rendez-vous  ou  ne  la  rendez-vous  pas  ?  reprit  Blaze  un 
peu  plus  brusquement  :  dites  oui  ou  non. 

—  Mais,  parbleu,  oui;  je  la  rends  ! 

—  Eh  bien^  j'en  suis  fort  aise,  et  je  ne  vous  en  demande  pas  davan- 
tage ;  c'était  une  simple  question  de  curiosité.  Adieu  !  portez-vous 
bien!  » 

Et  il  lui  serra  la  main  en  le  quittant  sans  s'expliquer  plus  clairement. 

Le  lendemain,  Bastide,  après  avoir  passé  la  nuit  et  une  bonne  partie 
du  jour  sous  le  poids  de  cette  singulière  question,  qui  n'avait  été 
jusque-là  pour  lui  qu'une  énigme,  vint  à  se  rappeler  que  son  ami  lui 
avait  en  effet  prêté,  dans  le  temps,  un  cahier  de  musique  ;  qu'il  avait 
négligé  de  le  lui  rendre,  d'abord  par  paresse,  puis  par  oubli  ;  et,  ayant 
eu  le  bonheur  de  le  retrouver  parmi  ses  papiers,  il  se  hâta  d'aller  le  lui 
rapporter,  avec  force  compliments  sur  sa  manière  nouvelle,  très  délicate 
et  très  originale,  de  réclamer  ses  droits. 

Je  me  suis  servi  depuis,  mainte  fois  moi-même,  de  ce  moyen-là  pour 
me  faire  rendre  ma  musique  prêtée  ;  mais  le  stratagème,  quoique  bon, 
ne  m'a  pas  toujours  également  bien  réussi,  probablement  parce  qu'il 
n'était  qu'une  pâle  traduction  du  texte  original. 

La  musique  prêtée  meurt  et  ne  se  rend  pas.  C'est  comme  la  garde... 
je  voulais  dire  que,  le  plus  souvent,  celui  qui  la  tient  la  garde...  et  ce- 
pendant... voyez  donc  la  bizarrerie  capricieuse  des  choses  de  ce  monde  ! 
Le  musicien  qui  s'était  depuis  si  longtemps  impunément  et  irrévocable- 
ment approprié  la  musique  d'autrui,  n'avait  eu,  ce  jour-là,  qu'à  dire  un 
mot  pour  se  faire  restituer  la  sienne  !... 


Qu'on  vienne  nous  dire  après  que  cet  homme  d'art  n'avait  pas  4'ima' 
ginatign  ! 


CASTIL-BLAZE  87 


IV 


Son  genre  d'esprit.  — Encore  ses  traductions. —  Horloges  musiciennes.  —  Henri- 
Blaze,  baron  de  Bury,  fils  de  CastiL  —  Mariage  du  père.  —  Singulière  anecdote  à 
l'occasion  de  ce  mariage.  —  Peut-être  ! 


Il  me  tarde,  en  écrivant  ces  pages,  consacrées  à  la  mémoire  de  notre 
très  regretté  Castil-Blaze,  d'arriver  au  moment  où  je  n'aurai  plus  que 
de  doux  souvenirs,  d'honorables  travaux  et  d'heureux  faits  à  constater 
sur  la  vie  et  les  écrits  de  l'excellent  ami  et  du  savant  musicien  que  j'ai 
connu  et  su  apprécier  dès  ma  plus  tendre  jeunesse.  Il  venait  fréquem- 
ment, le  soir,  chez  un  de  mes  oncles  paternels,  depuis  député  et  maire 
de  notre  ville  natale,  sous  la  Restauration;  mais,  même  avant  cette 
époque,  il  s'y  rendait  fréquemment  certains  jours  marqués  de  la  semaine, 
concurremment  avec  d'autres  bourgeois  et  bourgeoises  du  pays,  aussi 
bons  appréciateurs  de  la  belle  musique  de  Rossini,  toute  nouvelle  alors, 
que  zélés  amateurs  de  la  bouillotte^  jeu  de  cartes  très  en  vogue  avant  que 
le  boston  et  le  whist  nous  fussent  arrivés  d'Angleterre. 

Bien  que  le  célèbre  critique  musicien  fût  déjà  alors  grand  jeune 
homme  et  moi  encore  enfant,  je  me  rappelle  qu'on  appréciait  déjà  beau- 
coup son  esprit  caustique  et  mordant,  et  que  l'on  écoutait  même  avec 
plaisir  les  chansonnettes  et  les  romances  de  son  crû,  comme  aussi  les  char- 
mants quatuors  pour  voix  d'hommes  qu'il  arrangeait  sur  nos  meilleurs 
airs  connus.  Mais  il  avait,  il  faut  en  convenir,  un  penchant  immodéré 
pour  les  jeux  de  mots,  les  pointes  d'esprits  et  le  calembourg.  Pour  se  les 
rappeler  tous,  il  faudrait  avoir  la  mémoire  prodigieuse  de  son  excellent 
père,  Henri-Sébastien-Blaze,  notaire  très  estimé  de  la  ville  d'Avignon  ; 
lequel,  par  parenthèse,  lorsqu'un  client  venait  le  trouver  à  son  étude 
pour  une  date  ou  pour  un  nom,  ne  consultait  presque  jamais  ses  regis- 
tres, et  lui  disait  en  posant  son  index  sur  son  front  :  «  Mes  minutes  à 
moi,  répondent  à  la  seconde;  elles  sont  toutes  là.  »  Le  calembourg  était 
héréditaire  dans  cette  charmante  famille  :  ceux  du  fils^  je  ne  les  citerai 
donc  pas  tous,  mais  quelques-uns  suffiront  pour  en  apprécier  la  valeur 
comme  une  sorte  d'échantillon  des  autres. 

Un  soir  donc  qu'on  attendait,  chez  mon  oncle,  un  peu  plus  de  monde 
qu'à  l'ordinaire  à  l'occasion  d'une  grande  soirée,  un  domestique  étant 
venu  allumer  les  quatre  quinquets  de  l'antichambre,  l'un  d'eux  s'étei- 
gnit ;  «  François,  lui  dis-je,  il  y  en  a  un  d'éteint,  — Tu  fais  erreur,  mori 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


petit  ami,  s'écria  Blaze  qui  arrivait  en  ce  moment,  ne  vois-tu  pas  qu'ils 
sont  tous  quatre  en  fer  blanc  ?  »  Ceci  était  assez  trivial,  mais  une  de  ses 
pointes  les  plus  précieuses,  qui  cependant  perdra  beaucoup,  étant  ra- 
contée en  français,  la  voici  : 

Un  jour  d'été  qu'il  faisait  chez  lui  sa  toilette  de  garçon,  la  femme  de 
chambre  de  sa  mère,  jeune  fille  simple  et  naïve,  entra  par  hasard  dans 
sa  chambre  à  coucher  au  moment  où  il  changeait  de  linge  et  venait  de 
déposer  sur  son  lit  le  vêtement  indispensable;  elle  fit  un  cri  en  l'aperce- 
vant dans  cet  état  de  complète  nudité  et  tourna  le  dos  pour  fuir, 

«  Oh  !  n'ayez  pas  peur,  lui  cria-t-il,  car  vous  l'avez  échappé  belle  ; 
et  si  vous  étiez  entrée  une  minute  plus  tôt,  vous  risquiez  de  me  trouver 
en  chemise.  » 

Mais  laissons  la  babiole  qui  veut  toujours  aussi  trouver  sa  place  dans 
une  biographie  et  arrivons  aux  choses  graves  qui  seules  ont  quelque  va- 
leur devant  les  esprits  sérieux  de  notre  siècle  auxquels  cette  revue 
s'adresse  principalement. 

Pour  ce  qui  est  des  traductions  lyriques  de  Castil-Blaze,  outre  les 
Noces  de  Figaro^  la  Flûte  enchantée,  le  Barbier  de  Séville,  le  Ma- 
riage secret  et  Freyschut^,  il  avait  traduit  la  Pie  voleuse,  Otello, 
Moïse,  la  Donna  del  Lago,  Euriante,  Anna  Boleyn,  etc.  Plus  tard  on 
vit  paraître  à  l'Opéra  le  fameux  Don  Juan  de  Mozart  qu'il  avait  depuis 
peu  retouché  en  collaboration  avec  son  fils  Henri. 

CHARLES    SOULLIER. 

(La  suite  prochainement.) 


VARIA 

Com-espondance,  —  Faits  divers.  —  V^onvelles, 


FAITS    DIVERS 


ES  membres  de  la  section  musicale  de  l'Institut,  assistes 
de  trois  jurés   adjoints  et  des   membres  du  bureau  de 
l'Académie  des  beaux-arts,  assistaient,  le  vendredi  2  juil- 
let, au  Conservatoire,  à  l'audition  préalable,  à  huis  clos, 
des  cantates  pour  le  prix  de  Rome.  Le  lendemain  samedi, 
audition  définitive,  suivie  du  jugement  du  concours  par 
toutes  les  sections  réunies  de  l'Institut.  Les  six  cantates 
écrites  sur  la  Ciytemnestre  de  M.  Ballu  ont  été  interprétées  ainsi  qu'il  suit  : 
i»  Cantate  de  M.  Dutacq,  chantée  par  M.  Caisso,  élève  du  Conservatoire; 
M.  Dufriche,  de  l'Opéra-Comique,  et  mademoiselle  Belgirard,  élève  du  Con- 
servatoire; 

2°  Cantate  de  M.  Pop-Méarini  :  chantée  par  MM.  Villaret,  Roques,  élève 
du  Conservatoire,  et  mademoiselle  Mulat  ; 

3o  Cantate  de  M.  Véronge  de  la  Nux  :  chantée  par  MM.  Vergnet,  Manoury 
et  mademoiselle  Puisais,  élève  du  Conservatoire  ; 

4»  Cantate  de  M.  Marmontel  :  chantée  par  MM.  Coppel,  Couturier,  élève 
du  Conservatoire,  et  mademoiselle  Howe  ; 

50  Cantate  de  M.  Hillemacher  :  chantée  par  MM.  Grisy,  Menu  et  made- 
moiselle Arnaud,  tous  trois  de  l'Opéra  ; 

6°  Cantate  de  M.  Wormser  :  chantée  par  MM.  Bosquin,  Bouhy.'et  madame 
Krauss. 

C'est  cette  dernière  cantate  qui  a  été  couronnée.  En  conséquence  : 
M.  Wormser,  élève  de  M.  François  Bazin,  a  été  proclamé  lauréat  du  con- 
cours et  on  lui  a  décerné  le  premier  grand  prix.  Le  jury  n'a  pas  cru  devoir 
décerner  un  second  prix,  mais  une  mention  honorable  a  été  accordée  à 
M.  Dutacq,  élève  de  M.   Henri  Reber. 

—  Les  concours  publics  du  Conservatoire  de  musique  et  de  déclamation 
sont  fixés  ainsi  qu'il  suit  :  Chant,  vendredi  23  juillet;  piano,  samedi  24; 
opéra  comique,  lundi  26;  tragédie  et  comédie,  mardi  27;  opéra,  mercredi  28; 
violoncelle  et  violon,  jeudi  29;  et  les  instruments  à  vent,  le  vendredi  3o 
juillet. 

—  M .  Edouard  Hanslick,  le  critique  musical  de  la  Neue  Freue  Presse  de 
Vienne,  a  visité  récemment  Paris. 


90  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Il  consacre  dans  son  journal  un  feuilleton  au  nouvel  Opéra.  M.  Hanslick 
consent  à  voir  dans  l'œuvre  de  Garnier  la  huitième  merveille  du  monde. 
Mais  s'il  regarde  le  monument  comme  une  œuvre  d'art  admirable,  il  est  loin 
d'éprouver  le  même  enthousiasme  pour  les  chanteurs  qui  ont  inauguré  la 
nouvelle  salle.  Nous  donnons,  d'après  le  Guide  musical  de  Bruxelles,  la  tra- 
duction de  l'article  de  M.  Hanslick,  dont  nous  lui  laissons  toute  la  respon- 
sabilité, déclarant  ne  vouloir  partager  d'aucune  façon  sa  manière  de  ^voir 
sur  certains  de  nos  artistes  : 

«  Depuis  son  ouverture,  le  5  janvier  iSyS,  jusqu'à  la  fin  de  mai,  dit 
M.  Hanslick,  le  Grand-Opéra  de  Paris  n'a  représenté  que  la  Juive,  Guil- 
laume Tell,  Hamlet,  la  Favorite,  et  en  dernier  lieu  les  Huguenots.  Ainsi, 
cinq  opéras  en  cinq  mois  !  Quelques  soirées  ont  donc  permis  au  public 
d'épuiser  tout  le  répertoire.  11  est  vrai  de  dire  que  pendant  toute  cette 
période,  c'était  moins  la  représentation  que  le  monument  lui-même  que  l'on 
allait  voir,  et  le  vrai  spectacle  n'était  ni  sur  la  scène  ni  dans  la  salle,  mais 
c'était  la  salle  elle-même. 

«  Les  trois  coups  vigoureusement  appliqués  sur  le  bois  sonore  viennent  de 
retentir  :  moyen  quelque  peu  préhistorique  de  remplacer  le  son  de  la  cloche, 
mais  qu'une  honorable  tradition  a  fait  conserver  dans  toute  la  France.  Le 
rideau  se  lève.  On  donne  les  Huguenots.  Nous  remarquons  avec  satisfaction 
que  les  archets  des  violons  ne  se  mettent  en  aucune  façon  en  travers  des 
regards  des  spectateurs  et  que  le  bruit  des  instruments  ne  couvre  pas  le 
chant  :  l'orchestre  est  placé  plus  bas  qu'à  Vienne,  et  avec  raison.  L'acous- 
tique est  excellente,  quoique  sous  ce  rapport  le  nouvel  Opéra  ne  soit  pas  à 
la  hauteur  de  l'ancien  que  l'incendie  a  détruit  rue  Le  Peletier  et  où  le  bois 
dominait  dans  la  construction.  Le  chant  résonne  dans  la  salle  beaucoup 
mieux  que  l'orchestre,  de  qui  l'on  est  en  droit  d'attendre  plus  de  vigueur  et 
de  brillant.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  placé  trop  bas,  mais  son  insuffisance 
numérique  ne  lui  permet  pas  de  se  faire  entendre  avec  la  force  nécessaire 
dans  un  si  grand  vaisseau.  Dix  à  quatorze  violons  de  plus,  et  l'orchestre  ne 
laisserait  plus  rien  à  désirer.  Occupons-nous  maintenant  de  l'exécution  elle- 
même.  On  peut  affirmer  hardiment  que  le  mérite  des  artistes  n'est  nulle- 
ment en  rapport  avec  la  grandeur  et  la  magnificence  du  bâtiment.  Ces 
oiseaux  chanteurs  ne  méritent  pas  la  cage  dorée  qu'on  leur  a  faite.  Il  n'y  a 
de  remarquable  que  la  mise  en  scène,  les  décorations,  les  costumes  et  les 
ballets.  Quant  aux  chanteurs,  à  l'exception  d'un  ou  deux,  il  ne  leur  est  pas 
permis  d'avoir  la  prétention  d'être  des  artistes  de  premier  ordre,  dignes  du 
Grand-Opéra  de  Paris,  dont  le  devoir  cependant  serait  de  posséder  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  en  ce  genre.  Deux  faits  qui  prouveront  mieux  que  tout  ce  que 
je  puis  dire  la  décadence  musicale  du  célèbre  Institut,  c'est  que  Gounod  et 
Verdi  ne  veulent  lui  confier  l'exécution,  l'un  de  son  Polyeucte,  l'autre  de 
son  Aida,  aussi  longtemps  que  des  changements  ne  seront  pas  introduits 
dans  le  personnel  actuel.  Le  ténor  Villaret  chantait  Raoul,  Villaret,  cette 
espèce  de  bourgeois  vieux  et  pansu,  dont  la  mimique  consiste  en  un  sourire 
perpétuellement  niais  et  dont  l'action  se  borne  à  deux  mouvements  stéréo- 
typés des  bras.  Sa  voix  est  encore  forte,  mais  n'a  plus  le  moindre  velouté 
ni  la  moindre  fraîcheur.  Villaret  n'a  jamais  su  ce  que  c'est  que  chanter,  et 
d^s  le  premier  air  (Plus  blanche^  etc.j,  que  l'on  ne  peut  crier,  laissait  aper» 


VARIA 


91 


cevoir  toute  son  insuffisance.  Dans  un  rôle  comme  celui  de  Raoul,  l'aspect 
seul  de  cet  homme  est  déjà  comique.  Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  jeter  à 
chaque  instant  les  yeux  sur  Roger  qui  se  trouvait  au  parterre,  et  qui  contem- 
plait Raoul  de  la  scène  d'un  regard  profondément  mélancolique.  Quelles 
pensées  devaient  s'élever  dans  l'âme  de  cet  intelligent  et  sympathique  artiste 
qui,  dans  ce  même  rôle,  avait  ému  et  ravi  tous  les  cœurs!  —  Mademoiselle 
Gabrielle  Krauss  chantait  Valenîine  avec  cette  voix  creuse  et  tremblante  qu'à 
Vienne  nous  ne  connaissons  que  trop.  Bonne  musicienne,  intelligente  et 
ayant  l'habitude  des  planches,  elle  remplit  convenablement  son  rôle,  sans 
pouvoir  parvenir  cependant  dans  aucune  scène  à  émouvoir  ses  auditeurs.  Le 
public  qui,  il  est  vrai,  laisse  à  la  claque  le  soin  d'applaudir,  mais  qui  cepen- 
dant sort  de  sa  réserve  ordinaire  quand  il  s'agit  d'un  de  ses  favoris,  comme 
Faure,  madame  Miolan  et  d'autres,  avait  à  l'égard  de  mademoiselle  Krauss 
une  attitude  presque  entièrement  passive.  La  critique  parisienne  elle-même, 
en  général  si  bienveillante  et  d'une  prédilection  si  particulière  pour  made- 
moiselle Krauss,  avait  recours,  pour  parler  de  sa  Valentine,  à  des  détours  où 
perçaient  à  la  fois  mille  difficultés  et  le  désir  de  trouver  tout  bien.  Sans  nul 
doute,  le  principal  mérite  de  cette  artiste,  aux  yeux  du  public  de  Paris,  c'est 
la  sûreté  et  la  correction  avec  laquelle  elle  manie  la  langue  française. 

«  Madame  Miolan-Carvalho,  une  dame  de  quarante  à  cinquante  ans, 
avec  des  restes  heureusement  conservés  de  voix  et  de  beauté,  chantait  la 
Reine.  Elle  remplit  aussi  les  rôles  de  Marguerite,  d'Ophélie;  c'est  donc 
comme  un  véritable  ange  sauveur  qu'elle  a  pris  son  vol  de  l'Opéra-Comique 
au  Grand-Opéra  dans  la  détresse.  Madame  Miolan  sait  tirer  un  excellent 
parti  de  ses  moyens,  et  s'il  lui  manque  la  profondeur  et  l'énergie  de  la 
passion,  elle  séduit  cependant  par  le  charme  d'un  art  plein  de  mesure  et 
d'élégance.  Le  public  parisien  conserve  pour  ses  artistes  une  tendre  sympa- 
thie, et  le  souvenir  des  beaux  jours  de  la  Miolan  vient,  comme  un  écho 
sonore,  embellir  pour  lui  son  chant  d'à  présent.  Aussi,  la  vénération  qu'on 
porte  à  cette  artiste  est-elle,  à  Paris,  parfaitement  compréhensible  et  fondée. 
Comme  madame  Miolan  surpasse  en  talent  toutes  les  autres  chanteuses,  aussi 
Faure,  le  célèbre  baryton,  est  à  la  tête  de  tous  les  chanteurs  du  Grand-Opéra. 
Son  jeu  libre  et  élégant  trahit  encore,  toujours,  son  origine  de  l'Opéra- 
Comique.  Pour  la  noble  formation  et  le  velouté  parfait  du  son,  pour  la 
netteté  de  l'articulation,  pour  tout  ce  qui  regarde  l'art  de  la  vocalisation  et 
l'exquisse  expression  du  chant,  Faure  est  incomparable.  Ce  n'est  que  là  où  il 
faut  à  la  voix  une  puissance  et  une  énergie  métalliques,  que  Faure  ne  s'élève 
pas  à  la  grandeur  d'effets  qu'obtient  notre  Beck  dans  ces  mêmes  passages.  Le 
don  Juan  de  Faure  finit  précisément  où  commence  le  don  Juan  de  Beck  :  à 
la  scène  du  festin  au  deuxième  finale.  Sans  se  mettre  en  avant  plus  qu'il  ne 
faut,  Faure  sait  faire  les  rôles  comme  celui  de  Nevers,  dans  les  Huguenots^  le 
point  central  de  l'action.  Le  vieux  Belval  fait  encore  un  excellent  Marcel. 
Dans  Hamlet,  Faure  est  plein  d'intelligence  et  d'exquis  sentiment,  et 
madame  Miolan  remplit  le  rôle  d'Ophélie  avec  une  grâce  tranquille.  Mais  ils 
sont  plus  que  médiocrement  secondés  par  madame  Gueymard,  sans  voix 
comme  sans  talent  dans  la  reine  Gertrude,  par  Ponsard,  un  roiClaudius  tout 
à  fait  médiocre,  et  par  Bosquin,  un  bien  triste  Laërte. 

«  Lors  de  la  représentation  de  la  Juive,  de  Halévy,  j'eus  l'occasion  d'en»? 


92  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

tendre  une  autre  partie  de  la  troupe  du  Grand-Opéra.  Mademoiselle  Mauduit, 
dans  le  personnage  de  Rachel,  est  bien  la  plus  médiocre  et  la  moins  intéres- 
sante artiste  qu'on  puisse  s'imaginer.  On  ne  peut  pas  dire  qu'elle  soit  mau- 
vaise, c'est  la  nullité  même.  M.  Salomon,  qui  représente  Éléazar,  gagne 
rapidement  la  sympathie  d'auditeurs  qui,  le  jour  auparavant,  ont  eu  à  souffrir 
M.  Villaret.  Robuste  et  d'une  taille  élevée,  Salomon  possède  une  voix  de 
ténor  tendre,  sonore,  seulement  un  peu  voilée  dans  le  haut,  et  qui  fait 
autant  de  plaisir  que  son  jeu  simple  et  franc.  Aussi  prédisons-nous  à  ce 
jeune  artiste,  que  la  nature  a  très  heureusement  doué,  une  belle  carrière, 
pourvu  qu'il  ait  l'application  et  l'intelligence  nécessaires.  Cette  dernière 
qualité  ne  brillait  pas  trop  dans  la  façon  dont  il  avait  conçu  le  rôle  d'Éléazar, 
auquel  il  ne  comprenait  pas  grand'chose.  Aucun  des  traits  nationaux  du  Juif, 
pas  plus  que  son  caractère  fanatique  et  vindicatif,  n'étaient  rendus.  Salomon 
jouait  tout  le  personnage,  la  tête  majestueusement  relevée,  plein  d'onction 
et  de  conciliation,  comme  s'il  voulait  bénir  toute  la  chrétienté!  en  un  mot, 
un  véritable  apôtre.  Jamais  je  n'ai  vu  si  peu  d'intelligence  dramatique. 
Madame  Daram,  une  petite  personne  pas  trop  charmante,  chantait  Eudoxie 
convenablement,  d'une  petite  voix  prompte  à  s'émouvoir.  Bosquin,  comme 
prince  Léopold,  était  évidemment  un  maître  d'école  saxon  déguisé  et  de 
l'effet  le  plus  comique.  Certes,  tout  est  loin  d'être  parfait  aux  représentations 
de  l'Opéra  de  Vienne,  mais  quand  on  se  trouve  au  Grand-Opéra  de  Paris  et 
que  l'on  songe  à  des  chanteurs  comme  Ehun,  Materna,  Wilt,  Beck,  Roki- 
tansky,  Mûller,  Labatt,  etc.,  il  est  impossible  de  ne  pas  éprouver  une  agréable 
sensation  patriotique, 

«  Mais  portons  plutôt  nos  regards  vers  les  plus  beaux  côtés  du  Grand- 
Opéra  et  finissons  par  la  mise  en  scène,  ce  mot  pris  dans  le  sens  le  plus  large. 
D'abord  les  décors.  On  n'a  pas  cherché  à  ébloiiir  les  yeux  à  tout  prix  par 
l'éclat  et  les  effets  de  couleur;  ce  sont  des  tableaux  poétiquement  conçus  et 
pleins  de  caractère.  Qu'il  est  beau  et  qu'il  répond  parfaitement  à  la  scène,  ce 
paysage  de  neige  avec  la  terrasse,  au  premier  acte  à'Hamlet  !  Qu'il  est  royale- 
ment magnifique,  le  parc  de  Chenonceaux,  au  deuxième  acte  des  Huguenots^ 
avec  son  escalier  monumental  où  toute  une  armée  de  pages,  de  dames  de  la 
cour  et  de  hallebardiers  est  si  pittoresquement  groupée  1  Qu'il  est  charmant 
et  grandiose  à  la  fois,  le  tableau  de  la  prairie,  au  troisième  acte  de  la  Juive, 
avec  son  château  féodal  et  ses  monts  imposants  !  A  cet  art  de  la  décoration 
répondent  la  richesse,  le  pittoresque,  la  fidélité  historique  des  costumes,  le 
parfait  arrangement  des  groupes  et  de  leurs  évolutions  sur  la  scène.  Quant 
aux  ballets,  ils  déploient  une  splendeur  pleine  de  goût  et  une  grande  préci- 
sion de  mouvements. 

«  Edouard  Hanslick.  » 

Les  sous-commissions  de  l'intérieur  et  des  beaux-arts  réunies  ont  entendu 
M.  de  Nervaux,  directeur  général  de  l'Assistance  publique,  à  l'occasion  de 
divers  amendements  relatifs  au  droit  des  pauvres  et  déposés  par  MM.  Raoul 
Duval,  Beau,  etc. 

M.  Beau  propose  notamment,  comme  nous  l'avons  déjà  indiqué,  de  réduire 
le  droit  des  pauvres  pour  les  concerts  non  quotidiens.  Ainsi,  d'après  son 
amendement,  la  taxe  prélevée  par  l'administration  ne  serait  que  de  3  o/o. 


VARIA  93 

M.  de  Nervaux  s'est  appliqué  à  démontrer  aux  sous- commissions  du  budget 
que  les  droits  des  pauvres  ne  sauraient  être  réduits  sans  qu'il  en  résultât  un 
bouleverssment  dans  le  budget  de  la  ville  de  Paris.  En  effet,  d'après  le  direc- 
teur de  l'Assistance  publique,  les  revenus  annuels  de  cette  administration  sont 
de  7,353,000  fr.,  qui  se  décomposent  comme  suit: 

Mont-de-Piété 328,000  fr. 

Concession  de  cimetières 21 0,000  » 

Droit  des  pauvres 2,000,000  » 

Revenus  mobiliers  et  immobiliers  de  l'Assistance  publique, . .      4,81 5, 000  » 

Total 7,353,000  » 

Il  faut  ajouter  à  ce  chiffre  la  subvention  accordée  par  la  ville  de  Paris  et 
qui  s'élève  à  1 3, 2 00, 000  fr.  Or,  si  le  droit  des  pauvres  subissait  des  réduc- 
tions, il  faudrait  élever  d'une  somme  équivalente  la  subvention  accordée  par 
la  Ville. 

Entrant  ensuite  dans   le   détail  des  taxes  perçues  au  nom  du  droit  des 
pauvres,    M.  de  Nervaux  a  donné  les  chiffres   correspondants  des  recettes 
brutes  des  théâtres,  cafés-concerts,  concerts,   bals,  et  du  droit  des  pauvres 
pendant  les  dernières  années. 
Voici  les  chiffres  pour  l'année  1874  : 

Recettes  brutes.  Droit  des  pauvres. 

Théâtres 19,565,27864  1,761,40740 

Cafés-concerts 2,196,323  01  223,780  12 

Concerts 325,67260  66,21476 

Bals 1,125,356  i5  214,23848 

Assauts,  fêtes  diverses,   etc 53,393  08 

23,212, 53o  40         2,3i9,o33  84 

M.  de  Nervaux  ne  croit  donc  pas  qu'il  soit  possible  d'opérer  la  réduction 
demandée  par  M .  Beau  pour  les  concerts  non  quotidiens,  tels  que  les  con- 
certs du  Conservatoire,  les  concerts  Pasdeloup,  et  ce  dernier,  soit  dit  entre 
parenthèses,  paie  400  francs  par  séance,  sur  une  recette  estimée  à  5, 000  fr. 
environ. 

Les  sous-commissions,  après  une  courte  délibération,  ont  décidé  qu'elles 
entendraient  M,  le  préfet  de  la  Seine.  M.  Tirard  a  été  chargé  de  demander 
à  M.  Ferdinand  Duval  de  venir  s'entendre  avec  elles. 

Plusieurs  membres  estiment  qu'il  serait  néanmoms  possible  de  réduire  les 
taxes  sur  les  concerts  non  quotidiens  en  augmentant,  par  compensation,  les 
droits  des  pauvres  pour  les  bals  publics. 

Cette  intéressante  question  sera  d'ailleurs  prochainement  discutée. 

—  Le  7  juillet,  à  neuf  heures  du  matin,  la  Commission  consultative  des 
théâtres  a  été  convoquée  pour  discuter  la  question  du  Théâtre- Lyrique,  ou 
plutôt  celle  de  la  nomination  du  directeur  de  ce  théâtre. 

M.  Wallon  est  tout  à  fait  disposé  en  faveur  du  Théâtre- Lyrique,  ainsi  que 
nous  l'avons  déjà  dit  dans  un  précédent  article,  et  il  est  d'avis  de  donner  à 
son  futur  directeur  les  97,500  fr.  (chiffre  exact),  «  comme  entrée  de  jeu,  » 
suivant  sa  propre  expression.  La  Commission  du  budget  a,  de  son  côté,  con- 
senti à  ajouter  aux  100,000  francs  inscrits  au  prochain  budget,  le  reliquat 


94  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

de  la  dernière  subvention.  La  nouvelle  contradictoire,  envoyée  par  l'agence 
Havas,  et  reproduite  par  plusieurs  de  nos  confrères,  était  donc  inexacte. 

Il  serait  possible  que  la  nomination  du  directeur  du  Théâtre-Lyrique  suivît 
de  près  la  réunion  d'hier,  et  qu'après  avoir  entendu  les  divers  avis  des 
membres  de  la  Commission  consultative,  le  ministre  des  Beaux-Arts  prît  une 
décision. 

—  Aux  termes  du  cahier  des  charges  de  l'Opéra,  les  bénéfices  sont  liquidés 
tous  les  deux  ans,  et  l'État  prélève  la  moitié  de  ces  bénéfices. 

La  somme  ainsi  obtenue  doit  être  affectée  : 

1°  A  la  reconstitution  du  matériel  dans  le  cas  où  le  crédit  de  2,400,000  fr., 
voté  par  l'Assemblée  serait  insuffisant  ; 

2°  A  l'amélioration  des  représentations  de  l'art  lyrique  en  France. 

—  Par  suite  d'une  combinaison  proposée  par  la  Commission  et  acceptée 
par  les  parties  intéressées,  l'État  pourrait  avoir  la  libre  disposition  de  ces 
onds  et  les  employer  au  profit  du  Théâtre-Lyrique. 

—  La  collecte  faite  par  M.  Gailhard,  parmi  le  personnel  de  l'Opéra,  au 
profit  des  inondés  du  Midi,  s'est  élevée  au  chiffre  de  6,294  francs. 

—  Grande  activité  au  théâtre  de  Bayreuth,  dont  la  construction  est  aujour- 
d'hui presque  entièrement  achevée.  Pendant  qu'une  légion  d'ouvriers  se  hâte 
de  terminer  les  travaux  de  la  scène,  Wagner  lui-même  s'est  mis  à  la  tête  de 
sa  petite  troupe,  dont  les  premiers  sujets  sont  :  Madame  Friedrich-Materna, 
MM.  Niemann,  Betz  et  Scaria.  Les  répétitions  au  foyer  ont  commencé  le 
i^i'  juillet;  du  1'=''  au  i5  août  auront  lieu  les  répétitions  à  l'orchestre.  C'est  le 
Kapellmeister  Hans  Richter  qui  en  prendra  la  direction.  La  question  des 
costumes,  très  délicate  à  trancher,  a  été  résolue  par  le  professeur  Dœpler  de 
Berlin.  Cet  artiste  a  soumis  à  Wagner  ses  esquisses  et  le  maître  s'est  montré 
très  satisfait  du  talent  avec  lequel  il  avait  réalisé  ses  conceptions.  Le  profes- 
seur Dœpler  a  donc  pris  la  direction  de  ce  travail  important,  et  tous  les  cos- 
tumes seront  confectionnés  sous  son  contrôle,  à  Berlin  et  à  Meiningen,  qui  a 
la  spécialité  des  armes  antiques  et  moyen  âge.  Une  autre  question  pratique 
préoccupe  vivement  Wagner  ;  c'est  celle  de  savoir  où  l'on  pourra  héberger  la 
population  artistique  accourue  à  Bayreuth  pour  assister  aux  représentations 
de  la  trétalogie.  Bayreuth,  on  le  sait,  est  une  petite  ville  de  18,000  habitants 
qui  se  trouvera  certainement  fort  embarrassée  de  l'affluence  d'étrangers  que 
va  lui  amener  la  curieuse  solennité  qui  se  prépare.  Il  est  donc  question  de 
construire  un  grand  hôtel,  comprenant  400  chambres  meublées  et  600  lits. 
Ce  projet  soulève  naturellement  une  question  de  capitaux  que  les  comités 
wagnériens  s'occupent  en  ce  moment  de  résoudre. 

—  MM.  Beau  et  d'Osmoy  ont  présenté,  sur  la  demande  de  l'Association  des 
artistes  musiciens,  présidée  par  M.  le  baron  Taylor,  un  amendement  à  la  loi 
du  budget  fixant  à  3  0/0  le  droit  des  pauvres  sur  les  concerts  7îon  quotidiens ^ 
droit  qui,  depuis  trois  ans,  a  été  augmenté  d'une  manière  inouïe  par  l'Assis- 
tance publique  de  Paris.  Ces  concerts  sont  ceux  que  donnent  occasionnelle- 
ment des  artistes,  des  sociétés  artistiques  ou  de  bienfaisance,  à  la  difiérence 


VARIA  95 

des  cafés-concerts  et  des  concerts-promenades,  qui  sont  quotidiens  et  imposés 
comme  les  théâtres  à  10  0/0. 

Les  concerts  non  quotidiens  peuvent,  en  vertu  de  l'interprétation  d'une 
ancienne  loi  du  8  thermidor  an  V,  être  taxés  jusqu'à  2  5  o|o.  Toutes  les  admi- 
nistrations qui  se  sont  succédé  depuis  80  ans  avaient  compris  la  nécessité  de 
n'imposer  les  concerts  au  bénéfice  d'artistes  que  d'un  droit  minime,  qui  va- 
riait de  3o  à  5o  francs  au  plus  par  concert  ;  mais,  depuis  trois  ans,  l'Assis- 
tance publique  a  élevé  ses  prétentions  jusqu'à  demander  à  la  Société  des 
concerts  du  Conservatoire  800  francs  par  concert  pour  la  prochaine  saison, 
au  lieu  de  3oo  francs  qu'elle  payait  jusqu'en  iSyS.  Cette  Société  a  déclaré 
qu'elle  cesserait  ses  concerts  si  l'on  persistait  à  lui  réclamer  plus  que  les  400 
francs  qu'elle  a  payés  depuis  trois  ans. 

Nous  avons  déjà  le  Théâtre-Italien  et  le  Théâtre-Lyrique  fermés  et  leur 
personnel  sans  emploi  ;  faudra-t-il  que  Paris  soit  aussi  privé  des  beaux  con- 
certs du  Conservatoire  ? 

Il  est  bon  qu'on  sache  que  la  Société  des  concerts  ayant  à  partager  le  bé- 
néfice de  ses  concerts  entre  ses  i5o  membres,  il  ne  revient  en  moyenne  à 
chaque  artiste  que  3  francs  par  heure  pour  le  temps  employé  aux  concerts 
et  aux  nombreuses  répétitions  qu'ils  nécessitent.  Il  va  sans  dire  que  les  autres 
Sociétés  artistiques  ayant  des  recettes  moins  élevées'que  celles  du  Conserva- 
toire, ne  peuvent  donner  à  leurs  membres  que  des  bénéfices  encore  beaucoup 
moindres. 

L'amendement  de  MM.  Beau  et  d'Osmoy  paraît  avoir  beaucoup  de  chances 
d'être  adopté  par  l'Assemblée  nationale,  parce  qu'il  respecte  le  principe  du 
droit  des  pauvres,  tout  en  ménageant  les  intérêts  des  artistes  ;  la  fixation  du 
droit  à  3  0/0  pour  les  concerts  de  musique  sérieuse  et  ceux  au  bénéfice  d'ar- 
tistes aurait  pour  conséquence  de  rétablir  ce  droit  tel  à  peu  près  qu'il  était 
perçu  avant  les  augmentations  réclamées  par  l'Assistance  publique  depuis 
1873. 

L'Assemblée  nationale  comprendra  certainement  qu'entraver  le  mouve- 
ment artistique  de  Paris  et  retirer  une  de  ses  ressources  à  une  classe  nom- 
breuse et  peu  fortunée  d'artistes  n'est  pas  le  moyen  de  remplir  la  caisse  de 
l'Assistance  publique,  car  ses  exigences  exagérées  amèneraient  inévitable- 
ment une  diminution  dans  le  nombre  des  concerts  et  nuiraient  autant  aux 
hospices  qu'aux  artistes. 


NOUVELLES 

ARis.  Opéra.  —  Mademoiselle  Rosine  Bloch  a  pris  le  rôle  de  la 
^  Reine  dans  Hamlet  à  la  place  de  madame  Gueymàrd,  actuellement 
en  congé. 

—  Après  le  ballet  de  M.  Léo  Delibes  qui  est  entré  en  répétition, 
on  mettra  à  l'étude  un  opéra  ballet  de  M.  de  Saint-Georges.  Le  titre  de  ce 
nouvel  ouvrage  n'est  pas  encore  arrêté. 

—  Les  auditions  se  succèdent.  Plusieurs  ténors  ont  été  entendus.  M.  Vitaux, 


i 


96 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


ténor  du  grand  Opéra  de  Bordeaux,  devait  débuter  dans   les  Huguenots.  Au 
dernier  moment  il  s'est  retiré. 

■  Un  autre  ténor,  M.  Valdejo,  premier  sujet  de  l'Opéra-Comique  à  Liège  et 
à  Lyon  pendant  ces  dernières  années,  s'est  fait  entendre  aussi  et  son  auditon 
a  été  des  plus  heureuses. 

Opéra- Comique.  —  Capoul  revenant  de  Londres  a  passé  par  Paris  et  pris 
connaissance  de  son  rôle  dans  Paul  et  Virginie^  sous  la  direction  même  de 
l'auteur,  qui  tenait  le  piano.  Cette  lecture  aurait  complètement  réussi  à 
tous  les  égards.  On  dit  mademoiselle  Heilbron  destinée  au  rôle  de  Virginie. 

Variétés.  —  Mademoiselle  Aimée  rentrera  aux  Variétés  dans  les  Brigands^ 
que  M.  Bertrand  a  l'intention  de  reprendre  vers  la  fin  de  septembre,  avant 
de  jouer  la  Boulangère^  dont  les  répétitions  vont  commencer  le  20  août. 

Folies-Dramatiques .  —  Réouverture  le  i^r  août  avec  Les  Cinq  francs  d'un 
bourgeois  de  Paris. 

Théâtre-Taibout. —  Le  théâtre  Taibout  a  trouvé  preneur.  Cette  petite  salle 
si  élégante  mais  si  peu  chanceuse  jusqu'ici  vient  d'être  louée  à  M.  de  Molènes 
qui  dirigeait  tout  récemment  l'Alcazar  d'hiver.  Le  nouveau  directeur  se  pro- 
pose de  former  une  troupe  capable  d'y  jouer  le  répertoire  d'opérettes. 

—  M.  Kowalski  vient  de  partir  pour  faire  une  tournée  en  Bretagne  en 
compagnie  de  madame  Alhaiza,  mademoiselle  Sanglés,  et  MM.  Raoult,  Ne- 
veu, Poter,  Pitel  et  Hammeral. 

Jeudi  prochain,  premier  concert  à  Rennes  au  bénéfice  des  inondés. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction, 

O.  LE   TRIOUX. 


l'ropriétaire-Gérant  :  Qy^^THU^    HEULHQ^i'l\ 
l'aris    —    Alcan-Lévy,  imprimeur  breveté,  rue  de  Latayette,  6i« 


ROSSINI,    BEETHOVEN 


ET    L'ÉCOLE    ITALIENNE   CONTEMPORAINE 


'art  a  besoin  de  liberté  pour  rester  sain,  pour 
demeurer  fier  et  grand.  Seinblable  au  rossignol, 
il  ne  vit  pas  eri  cage.  Il  aime  à  secouer  sa  che- 
velure éclatante  aux  quatre  vents  du  ciel.  Il  lui 
faut  le  plein  soleil,  les  étendues,  l'azur  incom- 
mensurable. Est-il  esclave,  aussitôt  il  dépérit, 
La  contrainte  le  bâillonne,  1  épuise,  l'étouffé. 
Le  despotisme  le  frappe  d'impuissance.  Soumis 
à  des  volontés  inflexibles,  à  des  systèmes  reli- 
gieux ou  politiques  qui  ne  le  laissent  pas  maître  de  lui-même,  il  devient 
ce  qu'il  peut.  Il  était  robuste,  le  voilà  malingre,  rachitique.  Enfermé 
dans  de  certaines  limites,  rivé  malgré  lui  peut-être  à  la  loi  commune, 
subissant  les  fluctuations  de  la  politique  courante,  forcé  d'obéir  aux 
IX.  7 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


mandataires  d'un  ordre  de  choses  déterminé,  il  se  rabat  sur  les  senti- 
ments individuels.  Cherche-t-il  à  sortir  du  cercle  étroit  où  se  meut 
forcément  sa  pensée,  on  l'arrête  ;  porte- t-il  trop  haut  la  tête  ,  on  le  rap- 
pelle à  l'ordre  ;  se  révolte-t-il,  on  Texile  ou  on  le  condamne  au  carcere 
duro.  Alors,  triste  et  résigné,  il  écoute  la  brise  qui  passe,  il  prête  l'oreille 
au  murmure  des  flots,  il  cueille  une  fleur  dont  le  parfum  l'enivre;  il  ne 
pense  plus,  il  rêve  ;  spectateur  d'un  drame  immense  joué  par  les  puis- 
sants de  la  terre,  drame  dont  il  ne  peut  raconter  les  péripéties  terribles, 
il  se  réfugie  dans  la  poésie  vague,  dans  le  genre,  dans  l'inutile.  Il  lime, 
il  cisèle.  La  formule  seule  le  préoccupe  et  il  finit  par  se  rapetisser  entiè- 
rement dans  un  travail  sans  intérêt  et  sans  but.  —  Ou  bien  il  se  jette 
dans  l'indifférence,  dans  la  matière,  dans  la  vie  à  outrance,  dans  le 
scepticisme,  dans  le  plaisir,  dans  le  faux,  dans  la  courtisanerie,  dans  la 
domesticité.  Il  s'énerve,  il  se  démoralise  ;  il  renonce  sans  vergogne  à  ses 
convictions  pour  adorer  publiquement  le  dieu  qu'il  renie^  il  préconise 
des  principes  qu'il  hait,  il  lèche  les  pieds  du  maître,  il  se  tait  devant 
l'étranger.  Il  est  à  vendre,  on  l'achète.  Ses  ailes  tombent,  il  a  le  pouce  de 
la  force  brutale  sur  le  front.  Se  trouve-t-il  à  plaindre?  non;  il  dîne  tous 
les  jours,  il  s'enivre  quelquefois,  il  se  prostitue,  il  rit.  Il  oublie  qu'on 
ne  se  soustrait  aux  exigences  de  la  liberté  que  pour  s'abrutir  aux  bras  de 
la  licence.  Traître  à  'ses  devoirs,  craintif,  flatteur,  voluptueux,  léger, 
il  court  les  palais  et  les  ruelles,  mendiant  quelques  pièces  d'or,  quêtant 
les  applaudissements  vulgaires  et  réclamant  la  récompense  due  à  ses 
sacrifices.  Il  "est  plat,  vil,  hideux.  Désintéressé  des  hautes  questions 
sociales,  il  végète  misérablement,  il  s'amuse,  il  s'étourdit.  Quel  événe- 
ment ou  quel  homme  lui  rendra  sa  beauté,  sa  dignité,  son  indépen- 
dance? 


L'idée  est  une  grande  guerrière  :  elle  veut  la  lutte,  le  sang  et  les 
larmes.  Le  passé  lui  envoie,  comme  Junon  à  Hercule,  des  serpents  pour 
la  dévorer,  et  il  faut  que,  sous  peine  de  mort,  elle  dompte  les  animaux 
venimeux  qui  la  poursuivent  à  travers  les  ruines  et  les  tombeaux,  dans 
l'espoir  de  l'atteindre,  de  s'enrouler  autour  d'elle  et  de  la  tuer.  Tous  ces 
tyrans,  ces  préjugés,  ces  intérêts  se  liguent  contre  elle.  Patience  1  pa- 
tience !  Elle  grandira,  elle  combattra,  elle  vaincra.  Qu'attend-elle  donc? 
Son  jour, 


L'art  dont  les  rapports  évidents  avec  la  religion,  la  politique,  les 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  99 

mœurs,  le  climat^  le  paysage  et  les  êtres  qui  raniment,  ne  sauraient  être 
contestés,  est-il,  ainsi  que  le  prétend  Ballanche,  la  décoration  de  la 
société  ?  Non  :  il  en  est  l'âme  ;  il  est  la  société  même  sous  la  forme 
donnée  par  les  artistes  supérieurs  à  ses  sensations,  à  ses  sentiments,  à 
ses  idées.  Les  tendances  des  peuples,  spiritualisées  par  le  génie  avide 
d'idéal,  illustrées  par  le  talent,  voilà  l'art. 

Mais  Fart  affecte  plus  particulièrement  ou  les  sens  ou  le  cœur,  ou 
l'esprit;  de  là  des  œuvres  d'ordres  bien  différents,  sensuelles,  sentimen- 
tales, intellectuelles;  de  là,  aussi,  des  appréciations  diverses  formulées 
par  les  connaisseurs,  parles  amateurs  et  par  la  foule  sur  les  productions 
artistiques. 

La  diversité  de  ces  appréciations  inspirait  à  Berlioz  cette  réflexion  : 
ce  Qui  peut  définir  le  Beau  ?  ce  qui  est  beau  pour  l'un  ne  l'est  pas  pour 
l'autre.  »  C'était,  on  le  voit,  la  négation  du  Beau.  Et  cependant  le  Beau 
existe,  il  peut  être  défini,  et  les  siècles  ne  se  trompent  pas  quand  il  s'agit 
de  signaler  l'éternelle  et  resplendissante  Beauté. 

Les  définitions  du  Beau  fourmillent;  j'en  citerai  deux  qui  me  parais- 
sentremarquables.Onconnaîtgénéralementla première  ;  elle  date  de  deux 
mille  trois  cents  ans  environ,  et  nous  fut  léguée  par  Platon.  La  voici  : 
«  Le  Beau  est  la  splendeur  du  vrai.  »   La  seconde  appartient  à  M.  de 
Maistre  :  «  Le  Beau,  dans  tous  les  genres  imaginables,  dit-il,  est  ce  qui 
plaît  à  la  vertu  éclairée.  »    Or,   la  définition  de  Platon  me  semble  supé- 
rieure à  celle  de  M.  de  Maistre  de  toute  la  distance  qui  sépare  l'absolu 
du  relatif.  Platon  a  pensé  à  Dieu,   de  Maistre  a  pensé  à  l'homme,  —  à 
un  certain  homme.  Au  surplus,  il  serait  triste,  désolant,  redoutable,  que 
le  Beau  n'attirât  pas  la  vertu  éclah'ée  ;  il  n'en  est  point  ainsi,  heureuse- 
ment; le  Beau,  au  contraire,  possède  la  faculté  particulière,  providen- 
tielle, de  charmer  l'ignorance  et  d'éclairer  le  vice  perdus  dans  les  ténè- 
bres. L'enfant  n'est  encore  ni  instruit,  ni  vertueux  ;  pourtant  il  s'arrête 
tout  pensif  devant  un  site  pittoresque  ;   une  fleur  l'enchante,  les   vives 
couleurs  d'un  papillon  le  séduisent,  la  demoiselle   bleue  ou  verte  qui 
vole  au  bord  de  l'eau  le  ravit,  il  admire  le  soleil  levant  ;  il  sent,  derrière 
l'astre  qui  colore  sa  petite  figure  émue,  l'Inconnu  sublime  dont  sa  mère 
lui  révéla  le  nom.  Le  soir,  il  admire  les  arbres  touffus  de  la  forêt  frisson- 
nant au  vent;  le  cri  des  éléments  déchaînés  l'émeut  profondément;  il 
aime  l'âme  mystérieuse  qui  respire  et  se  cache  dans  la  nature;   il  veut 
gravir  la  montagne.  Qu'y  a-t-il  au  delà  de  cette  montagne  ?  une  autre 
montagne.  Tant  mieux  !  il  y  montera,  s'écriant  comme  Guethe  : 

Immer  h'ôher  mitss  ich  steigen, 
Immer  tvciter  muss  ich  schaun 


100  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Je  veux  monter  toujours  plus  haut, 
Je  veux  regarder  toujours  plus  loin. 

Il  lui  semble  que  son  ascension  le  rapproche  des  étoiles. 

Passe-t-il  à  côté  d'une  église?  Son  imagination  s'éveille,  son  pouls  bat 
avec  force;  il  pénètre  dans  l'immense  édifice;  l'ombre,  les  vitraux  ma- 
gnifiques, les  colonnes  élancées,  les  pas  qui  retentissent  dans  l'enceinte 
sacrée,  les  statues  des  saints  vaguement  éclairées,  les  gémissements  de 
l'orgue,  le  chant  grave  des  prêtres,  tout  cela  l'ébranlé.  Il  se  prosterne, 
il  s'agenouille,  il  pleure;  instinctivement  il  prie,  ses  lèvres  innocentes 
balbutient  :  Seigneur  ! 

Entend-il  lire?  Ce  sont  les  pensées  simples,  profondes  souvent,  géné- 
reuses et  noblement  exprimées  toujours,  qui  le  frappent  d'abord.  Dans 
un  opéra,  dans  une  symphonie,  .il  saisira  vite  les  mélodies  saillantes  ; 
celles  qui  auront  un  cachet  inaccoutumé  d'élévation  l'entraîneront  ; 
sans  savoir  pourquoi,  il  les  préférera.  Qui  fait  naître  en  lui  ces  émotions 
inexprimables,  ces  élans  impétueux,  ces  mouvements  passionnés?  C'est 
la  création,  fille  de  Dieu  ;  c'est  l'art,  fils  de  l'homme  ;  c'est  le  Beau.  Eh 
bien!  les  masses  ressemblent  à  l'enfant  :  comme  lui,  elles  sont  naïves; 
comme  lui,  elles  sont  susceptibles  de  recevoir  une  forte  impulsion  ;  comme 
lui  elles  se  laissent  aller  à  leur  instinct,  et  cet  instinct,  don  précieux, 
les  sert  mieux  parfois  que  les  connaissances  incomplètes  qui,  chez  cer- 
tains amateurs,  remplacent  l'intuition  et  le  sens  commun  par  le  parti  pris 
et  le  préjugé.  Ne  médisons  donc  pas  de  l'instinct,  et  ne  nous  imaginons 
pas,  surtout,  que  ce  qui  plaît  à  la  vertu  éclairée  soit  précisément  et  in- 
failliblement empreint  de  cette  splendeur  du  vrai  dont  parle  si  judicieu- 
sement Platon.  Grâce  aux  bons  instincts  de  la  foule,  si  faciles  à  éveiller, 
tout  irait  donc  à  merveille  pour  les  artistes  et  pour  leurs  ouvrages,  si  des 
gens  qui  se  supposent  gratuitement  très  compétents,  n'égaraient  pas 
l'opinion  publique,  qu'ils  prétendent  diriger,  et  s'ils  ne  la  détournaient 
pas  fréquemment  de  la  voie  où  marche  le  vrai  pour  la  conduire,  en  vue 
d'intérêts  personnels  étrangers  à  l'art,  dans  le  chemin  orné  de  fondrières 
où  trébuche  le  faux.  Ah!  le  faux,  c'est  notre  plaie.  Le  faux  s'introduit 
clandestinement  partout.  Usé  avant  l'âge,  fardant  ses  vieilles  joues 
creuses,  portant  perruque  ou  se  teignant  les  cheveux,  il  se  couvre  d'ori- 
peaux, il  se  pare  de  bijoux  Ruolz,  il  fait  des  grimaces  en  guise  de  sou- 
rires, il  montre  ses  ozanores  et  dit  :  «  Je  suis  le  vrai.  «  Et  voilà  le  dan- 
ger !  Car  les  imbéciles,  les  ignorants,  les  faibles,  victimes  du  demi-savoir, 
de  la  spéculation  et  de  la  mauvaise  foi,  finissent  par  croire  que  le  faux 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  loi 

est  en  effet  le  vrai.  On  s'habitue  à  ses  charlâtaneries,  à  son  langage  fre- 
laté, à  sa  mine  effrontée  ;  il  se  glisse  furtivement,  et  par  des  moyens  que 
la  conscience  réprouve,  dans  la  religion,  dans  la  politique,  dans  l'indus- 
trie, dans  le  commerce,  dans  les  arts.  Il  affirme  que  la  raison  ne  doit 
pas  être  écoutée,  que  la  tyrannie  a  toutes  les  vertus,  que  le  despotisme 
est  une  bonne  chose,  que  la  liberté  ne  vaut  rien,  que  l'égalité  est  une 
détestable  invention,  que  la  guerre,  inévitable  et  d'institution  divine, 
naturellement,  procure  une  gloire  avantageuse  aux  nations,  que  les  dé- 
couvertes, les  inventions  sont  dangereuses,  étant  la  ruine  des  capita- 
listes ;  qu'un  mensonge,  lorsqu'il  est  productif,  a  sa  valeur,  et  que  la 
convention  doit  tenir  en  laisse  la  danse,  la  mimique^,  la  sculpture,  la 
peinture,  la  musique  et  la  poésie. 

En  un  mot,  il  empoisonne  les  sources  de  la  vie  intellectuelle  et  mo- 
rale, il  souffle  sur  la  lumière,  il  se  campe  insolemment  devant  la  vérité 
qu'il  bafoue,  criant  aux  badauds  qui  l'écoutent  :  «  Cette  fille  toute  nue 
que  vous  apercevez  là-bas  sur  la  margelle  d'un  puits,  un  miroir  à  la 
main,  je  la  connais  :  C'est  une  drôlesse  !  » 

Tant  que  l'Italie  dut  supporter  la  domination  étrangère,  vivre  sous 
un  régime  ennemi  de  .toute  liberté  et  se  courber  sous  le  bâton,  il  eût  été 
parfaitement  inutile  de  lui  parler  de  rénovation. 

Aujourd'hui,  l'Italie  devenue  libre  se  recueille;  sa  résurrection  dépend 
d'elle  ;  elle  le  sent,  elle  le  sait  ;  rassemblant  ses  forces,  elle  s'élancera 
bientôt,  virile  et  victorieuse,  vers  les  hauteurs  où  s'épanouit  l'art  im- 
mortel qui,  pour  produire  des  chefs-d'œuvre,  doit  s'appuyer  sur  l'indé- 
pendance et  la  vertu. 

Une  robe  noire  qui  couvre  tout,  un  sabre  qui  n'épargne  rien^  des  ci- 
seaux qui  ne  se  lassent  pas  de  rogner,  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
établir  le  règne  du  faux  d'une  manière  solide  et  durable.  A  cette  heure, 
la  robe  noire  perd  de  son  influence,  le  sabre  a  tourné  sa  pointe  d'un 
autre  côté,  et  les  ciseaux  se  reposent  un  peu;  l'Italie  s'appartient  presque, 
elle  respire  tant  bien  que  mal.  N'ayant  plus  dans  le  flanc  la  griffe  au- 
trichienne, rentrée  en  possession  d'elle-même,  elle  s'efforcera  sans  doute 
de  reconquérir  promptement  sa  vigueur  compromise  par  l'abus  des  seuls 
plaisirs  qu'on  l'autorisât  naguère  à  goûter.  On  ne  lui  permettait  que  la 
dépravation.  L'Autriche,  secondée  par  des  princillons  farouches,  bigots, 
dévoués  à  la  politique  papale  et  élevés  à  l'école  de  Machiavel,  s'était  faite 
entremetteuse  pour  observer  plus  aisément  les  riches  provinces  où  se 
débattait  une  population  dont  elle  tordait  le  cœur,  dont  elle  éteignait 
la  pensée.  Elle  savait  que  la  volupté,  qui  engendre  les  tyrans,  engendre 


102  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

aussi  les  nations  soumises,  et  elle  prétendait  conserver  ses  rapines  en 
énervant,  en  abrutissant  un  grand  peuple. 

Je  dirai  maintenant  quand,  comment,  par  qui,  et  jusqu'à  quel  point 
le  faux  s'est  incarné,  au  dix-neuvième  siècle,  dans  l'école  musicale 
italienne. 

Mozart,  le  fondateur  du  drame  lyrique,  le  précurseur  de  Meyerbeer, 
était  mort  l'année  même  où  Cherubini  faisait  représenter  Lodoïska  ; 
Gltic-k  reposait  depuis  1787  au  sein  de  cette  noble  terre,  qui,  après  nous 
avoir  nourris^  bercés,  charmés,  nous  reprend  et  nous  donne  un  dernier 
asile  ;  Spontini,  âgé  de  douze  ou  treize  ans,  étudiait  à  Jesi  sans  se  douter 
qu'il  s'adosserait  au  mausolée  de  Gluck  et  qu'il  annoncerait  Rossini. 
On  était  en  1792,  la  France  révolutionnaire  effrayait  les  souverains; 
Condorcet  venait  de  rédiger  sa  fameuse  adresse  à  la  France  ;  c'est  alors 
que  naquit  à  Pesaro  un  enfant  qui  couvait,  lui  aussi,  une  révolution, 
révolution  pacifique,  bruyante  toutefois  ;  il  allait  conquérir  le  monde 
en  riant.  En  trempant  légèrement  sa  plume  dans  l'encre,  en  couvrant 
rapidement  le  papier  de  milliers  de  notes  vives,  brillantes,  pimpantes, 
colorées,  folles,  il  devait,  à  vingt  et  un  ans,  enfanter  une  partition  dont 
le  succès  fut  tel  que  l'auteur  aurait  pu  en  avoir  le  vertige,  s'il  ne  se  fût 
accoutumé,  presque  dès  l'enfance,  à  se  moquer  de  tout  :  de  la  science, 
de  ses  maîtres,  de  la  critique,  du  public  et  de  lui-même.  Fils  de  deux 
musiciens  ambulants,  un  joueur  de  cor  et  une  cantatrice  médiocre,  le 
nouveau-né,  en  attendant  qu'il  traitât  la  musique  dramatique  à  sa  fa- 
çon, tétait  comme  un  simple  mortel  en  vue  du  golfe  de  Venise.  Le 
poupon,  frais,  rose,  gras,  remplissait,  je  suppose,  son  métier  de  nour- 
risson en  conscience;  il  serrait  à  pleines  mains  le  vase  arrondi  d'où 
coulait  pour  lui  la  boisson  blanche  et  sucrée,  et  je  parierais  que,  le  jour 
où  il  s'abreuva  pour  la  première  fois,  il  vida  d'un  trait  la  charmante 
bouteille.  Ses  coups  d'essai,  là  comme  ailleurs,  furent  sans  doute  des 
coups  de  maître,  L'^îfant  qui,  le  29  février  1792,  faisait  si  gaillarde- 
ment son  entrée  dans  le  monde^  c'était,  vous  l'avez  deviné,  Joacchino 
Rossini.  Il  se  développait  paisiblement  au  giron  maternel  tandis  que, 
à  Paris,  une  petite  fille,  tenue  sur  les  fonts  par  Thuriot,  un  vainqueur 
de  la  Bastille,  et  baptisée  par  un  autre  vainqueur,  Fauchet,  recevait 
aux  sons  de  l'orgue,  hurlant  l'horrible  Ça  ira!  ce  nom  étrange  :  Pétion- 
Nationale-Pique  !  On  raffolait  des  piques  en  ce  moment-là.  Les  piques 
fraternisaient  avec  les  baïonnettes.  Peut-être  le  bruit  de  la  lutte  pari- 
sienne, répercutée  par  les  échos  de  la  Suisse,  parvint-il  aux  oreilles  de 
celui  qui,  trente-sept  ans  plus   tard,  chanta  la  délivrance  de  l'Helvétie. 

Joacchino  commença-t-il  à  étudier  la  musique  à  douze  ans  comme  le 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  io3 

prétend  Stendhal,  ou  jouait-il  déjà  à  dix  ans,  ainsi  que  l'assure  Fétis,  la 
seconde  partie  de  cor  dans  les  orchestres  forains  où  son  père  le  condui- 
sait? Un  biographe  consciencieux  ferait  là-dessus  des  recherches  consi- 
dérables, il  interrogerait  un  à  un  avec  une  patience  louable  les  volumes 
fort  nombreux,  écrits  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Rossini,  il  évoquerait 
les  ombres  de  Stendhal  et  de  Fétis,  il  leur  demanderait  solennellement 
ce  qui  en  est,  et,  les  fantômes  ne  répondant  plus  depuis  longtemps  aux 
questions  qu'on  leur  adresse,  il  finirait  par  vous  donner  une  conclusion 
de  son  crû,  basée  sur  une  foule  d'excellentes  suppositions.  Quant  à  moi, 
je  ne  conclurai  à  ce  sujet,  ne  me  souciant  point  d'attirer  sur  mes  talons 
tous  les  Mirecourt  du  globe.  En  revanche,  je  puis  dire  sans  me  compro- 
mettre que  Joacchino  entra,  le  20  mars  1807,  au  Lycée  de  Bologne,  et 
qu'il  eut  pour  professeur  de  composition  musicale  le  père  ^Stanislas 
Mattei.  Le  brave  abbé  se  disposait  à  guider  Joacchino  dans  les  dédales 
du  contrepoint  double,  du  canon  et  de  la  fugue,  lorsqu'il  s'avisa  de  dire 
à  son  élève  :  «  Tu  en  sais  assez  maintenant  pour  écrire  un  opéra.  »  — 
ce  Vraiment,  maître?  alors  je  n'ai  pas  besoin  d'en  savoir  davantage; 
adieu!»  C'est  ainsi  que  Rossini  se  sépara  de  Mattei.  Ce  trait  seul  peint  le 
caractère  du  futur  auteur  de  Guillaume  Tell,  il  m.ontre  la  nature  de 
son  esprit,  et  il  explique,  non  les  succès,  mais  les  défaillances  de  l'aven- 
tureux maestro. 

Pendant  que  le  grand  Napoléon  saignait  la  France  à  blanc,  en  181 3, 
Rossini  remportait  une  victoire  qui  ne  coûta  pas  une  goutte  de  sang.  On 
représentait  pour  la  première  fois  à  Venise  un  opéra  dont  le  prodigieux 
succès  trouve  jusqu'à  un  certain  point  sa  justification  dans  de  jolies  mé- 
lodies et  principalement  dans  une  cavatine  célèbre.  Di  tanti  palpiti,  air 
précédé  d'un  large  et  beau  récitatit,  composé  en  cinq  minutes,  juste  le 
temps  de  faire  cuire  du  riz  (s'il  faut  en  croire  la  tradition)  et  appelé  pour 
cette  raison  Y  Aria  deiri\i^  prit  un  soir  sa  volée,  sortant  délia  Fenice^  et, 
plus  agile  que  les  pigeons  de  Saint-Marc,  fit  le  tour  du  domaine  humain. 
Le  compositeur  porté  aux  nues,  la  partition  portée  aux  étoiles,  toutes 
les  villes  de  la  Péninsule  se  disputèrent  Rossini.  Vers  cette  époque 
l'heureux  chantre  de  Tancrède  écrivant  à  sa  mère,  adressait  ses  lettres  : 
AlV  onoratissima  signora  Rossini,  madré  del  célèbre  maestro,  in  Bo- 
logna.  Et  Rossini  pouvait  se  décerner  ainsi  le  triomphe  à  lui-même 
sans  trop  d'orgueil  et  sans  le  moindre  ridicule,  car  les  salons,  les  anti- 
chambres, les  rues,  les  établissements  publics,  les  palais  retentissaient  de 
l^  divina  melodia.  S'enfermait-il  chez  lui?  Des  passants  fredonnaient 
sous  sa  fenêtre  :  Di  tanti palpiti ;  entrait-il  au  café  pour  se  rafraîchir? 
Quelque  musicien  ambulant  s'arrêtant  à  deux  pas  de  lui  sans  le  connaître, 


104  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


je  présume,  s'accompagnait  sur  la  guitare:  Di  tanti palpiti ;  glissait-il 
parmi  les  lagunes  dans  une  barque  mystérieuse  soigneusement  close  ? 
Le  gondolier  murmurait  :  Di  tanti  palpiti.  Dans  cette  dernière  circons- 
tance cela  ressemblait  assez  à  un  à  propos.  Quoi  qu'il  en  soit  on  n'accu- 
mula jamais  tant  de  palpiti;  l'univers  entier,  je  crois,  soupira  sur  cet 
air-là.  Enfin  Rossini,  tout  en  s'amusant  et  en  amusant  les  autres,  tout 
en  risquant  des  plaisanteries  d'un  goût  douteux,  comme,  par  exemple, 
lorsqu'il  exhiba  devant  un  Monsignore  qui  le  surprit  un  matin  au  lit, 
ses  bras,  ses  jambes  et  le  reste  (i),  ou  lorsqu'il  se  mit  à  débiter  des  polis- 
sonneries en  patois  bolonais  chez  un  cardinal  (2)  qui  le  suppliait  de  ne 
chanter  que  le  moins  possible  des  chants  d'amour,  Rossini  composa 
l'Italienne  à  Alger ^  le  Turc  en  Italie^  Elisabeth^  reine  d'Angleterre^ 
Othello^  Armide,  la  Donna  del  Lago,  Zelmira,  Mosè.  Ces  différentes 
partitions  bouffes  ou  dramatiques  réussirent  ;  quant  à  son  chef-d'œuvre, 
//  barbiere,  il  lui  valut  à  Rome,  en  181 6,  des  sifflets  passagers  et  une 
gloire  qui  durera  autant  que  la  musique.  Jamais,  même  dans  Yopera 
sef'ia,  on  n'avait  entendu  de  morceaux  conçus  dans  de  pareilles  propor- 
tions, Le  grand  final  que  nous  savons  tous  par  cœur  est  à  lui  seul  un 
monument.  Que  de  vivacité!  que  d'esprit  !  quelle  verve  inépuisable! 
Comme  les  voix  et  l'orchestre,  luttant  ensemble  sans  se  confondre,  ar- 
rivent sûrement  à  produire  l'effet  voulu  !  Cet  effet,  on  n'a  même  pas  le 
temps  de  le  désirer  :  les  mélodies  succèdent  aux  mélodies,  elles  vous  en- 
veloppent, elles  vous  pressent  ;  elles  vous  charment,  elles  vous  ravissent. 
Joyeuses,  elles  vous  entraînent  à  leur  suite  à  travers  les  plaisirs  bariolés 
où  le  plaisir,  l'espièglerie,  la  grâce,  la  gaieté  s'ébattent  follement  en 
plein  soleil,  tandis  que  le  caprice  pousse  des  éclats  de  rire  en  se  roulant 
dans  l'herbe  et  les  fleurs.  Figurez-vous  un  feu  d'artifice  de  roulades, 
une  pluie  de  phrases  syllabiques,  une  avalanche  de  pensées  musicales 
saillantes,  un  brio  incessant,  un  rayonnement  continuel.  Si  Beaumar- 
chais, ressuscité,  avait  pu  entendre  cette  ravissante  partition,  il  eût  dit 
à  Rossini  :  Bravo,  frère  ! 

En  1822,  Rossini  courtise  mademoiselle  Colbrand  (3),  cantatrice  re^ 
marquable:  il  l'enlève  à  l'imprésario  Barbaja  dont  il  se  moque  (4)  et  il 
épouse,  avec  la  diva,  une  superbe  dot  (5)  ;  en  1833,  il  gagne  à  Londres, 

(i)  Stendhal. 

(2)  Idem. 

(3)  «  Cette  femme,  qui  hors  la  scène  a  toute  la  dignité  d'une  marchande  de  modes.  » 
Stendhal. 

(4)  Un  homme  de  rien  (M.  Louis  de  Loménie,  Galerie  des  contemporains  iUitstreSj 
notice  sur  Rossini). 

(5)  Idem. 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  to5 

en  cinq  mois,  deux  cent  cinquante  nîille  francs;  en  1829,  il  fait  repré- 
senter Guillaume  Tell;  de  1827  à  iSSy,  les  Larochefoucauld,  les 
Charles  X,  les  Rothschild,  les  Aguado  arrondissent  sa  fortune  ;  s'il  avait 
mal  administré  le  théâtre  Italien,  en  revanche  il  avait  fort  bien  dirigé  ses 
affaires  et  il  quittait  la  France  en  1837,  après  s'y  être  enrichi  de  la  m.eil- 
leure  grâce. 

Mais  peut-on  avoir  habité  la  France  et  ne  pas  souhaiter  d'y  revenir? 
Rossini  y  revint  donc.  Il  y  vécut  en  prince,  il  y  fut  accueilli  comme  un 
dieu  ;  des  enthousiastes  se  jetaient  à  ses  genoux  et  lui  baisaient  les 
mains;  on  le  caressait,  on  le  choyait.  Sachant  qu'il  prisait  la  bonne 
chère,  on  lui  envoyait  à  foison  pâtés,  gibier,  volailles,  vins,  liqueurs, 
cafés.  J'ai  vu  dix  fois  aux  fenêtres  de  sa  cour  des  faisans,  des  perdreaux, 
des  lièvres  côte  à  côte  avec  de  respectables  représentants  strasbourgeois, 
et  toulousains.  Rossini  se  montrait  d'une  impartialité  parfaite  envers 
ces  ambassadeurs  orientaux  et  méridionaux  qui  plaidaient  si  bien  leur 
cause  sans  parler,  et  il  ne  sut  jamais  s'il  devait  accorder  la  préférence 
aux  oies  sur  les  canards  ou  aux  canards  sur  les  oies.  Le  cygne  de  Pesaro, 
comme  on  l'appelait,  était  l'objet  d'un  véritable  culte.  Ce  n'étaient  que 
prose  louangeuse,  vers  prosternés_,  sonnets  enthousiastes,  couronnes, 
sérénades,  concerts  dont  toute  autre  musique  que  la  sienne  était  exclue. 
Le  maestro  respirait  sans  difficulté  l'encens  qu'on  brûlait  autour  de  lui, 
et  ses  narines  se  dilataient  délicieusement.  Les  meilleurs  chanteurs  de 
l'Europe  interprétaient  ses  compositions,  les  plus  célèbres  exécutants  les 
redisaient  sur  leurs  instruments;  à  force  de  répéter  aux  envieux  que  de 
son  vivant  il  ne  laisserait  pas  publier  une  note  de  lui,  il  avait  muselé 
l'envie  toujours  prête  à  mordre  les  lauriers  d'autrui,  fussent  ceux  d'un 
vieillard.  A  Passy  comme  à  Paris,  sa  maison  s'emplissait  chaque  jour  de 
visiteurs  venus  de  tous  les  points  du  globe.  Les  bourgeois,  les  grands 
seigneurs,  les  artistes,  ces  grands  seigneurs  de  la  pensée,  le  recherchaient 
à  l'envi.  Fin,  aimable,  moqueur,  spirituel,  il  cachait  volontiers  un  sar- 
casme dans  les  plis  d'un  sourire.  Beaucoup  de  gens  le  quittaient  ravis, 
sans  s'apercevoir  qu'il  leur  avait  décoché  plus  d'un  trait  mordant.  On 
riait  près  d'eux  ;  ils  riaient  aussi,  puis  ils  se  retiraient  vers  onze  heures 
battus,  légèrement  égratignés  et  satisfaits.  Cette  existence  avait  ses  dou- 
ceurs. Malheureusement  rien  ne  dure,  et  la  mort  qui  n'épargne  personne, 
frappe  à  la  porte  de  ceux  qui  jouissent  comme  à  la  porte  de  ceux  qui 
souffrent.  Elle  entre,  elle  tue,  elle  sort.  Prends  ta  bêche,  fossoyeur!  Un 
soir  la  faucheuse  se  glissa  dans  l'alcôve  de  Rossini  et  lui  ferma  les  yeux. 
Monstre,  que  fais-tu  donc  de  ces  êtres  qui  remplissent  l'univers  de 
leur  nom  glorieux  et  qui  disparaissent  soudain  dans  la  nuit  profonde? 


io6 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Tu  emportes  leur  vaine  dépouille,  cela,  je  le  sais  ;  mais  leur  moi  véritable, 
leur  intelligence,  leur  âme  enfin,  ton  antre  ne  saurait  la  contenir  !  Elle 
glisse  entre  tes  phalanges  osseuses,  elle  échappe  à  ton  embrassement 
fital.  Que  devient-elle  tandis  que  lu  travailles  dans  l'ombre  et  que  tu 
fauches  l'étoile  comme  l'atome  ?  Où  s'envole-t-elle  ?  le  sais-tu?  Réponds  ! 
Ah  !  Je  comprends  ;  ton  squelette  jauni  n'a  pas  de  chair,  ta  bouche  n'a 
pas  de  lèvres,  tes  orbites  n'ont  pas  de  prunelles  ;  tu  es  aveugle  et  muette; 
tu  es  sourde  aussi  ;  tu  passes  et  tu  repasses  dans  les  ténèbres  sans  voir, 
sans  parler,  sans  entendre.  L'Eternel  t'a  dit  :  Marche  !  et  tu  vas,  rédui- 
sant les  corps  en  cendre  et  les  sentant  tomber  au  moindre  contact  de  tes 
os.  La  suite,  le  but,  tu  les  ignores;  tu  ignores  même  ton  véritable  nom 
qui  est  :  transformation.  Tu  ne  sais  rien  de  l'éternité,  et  tu  ne  sais  rien 
des  génies,  et  tu  ne  sais  rien  du  progrès.  Fauche,  fauche,  fauche,  spectre 
farouche  !  A  peine  as-tu  passé  que  la  matière  se  ranime  et  que  l'âme  se 
réincarne. 


LOUIS    LACOMBE. 


(La  suite  prochainement.) 


FRAGMENTS  DES  MÉMOIRES  INEDITS 


CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM' 


^g|  E  continuais  donc  à  travailler  assidûment,  mais  sans  rien 

publier,  car  il  ne  me  venait  pas  à  l'idée  que  je  pusse  tirer 

parti  de  ce  que  je  faisais,  soit  pour  me  faire  connaître,  soit 

g!  pour  tirer  de  mes  œuvres  quelque  profit  pécuniaire.  Les 

'i-I  .  ....  ri' 

1  premières  publications  portant  mon  nom  turent  1  arrange- 
ment pour  le  piano  des  Sept  paroles  et  des  Saisons  de  Haydn.  Ce  travail 
m'avait  été  commandé  par  mon  maître,  qui,  de  plus,  avait  eu  la  bonté 
de  fixer  lui-même  les  honoraires  que  l'éditeur  devait  me  payer. 

Je  partageais  donc  mon  temps  entre- la  composition  et  mes  leçons  dont 
je  n'augmentai  pas  le  nombre,  préférant  consacrer  mes  moments  à  ma 
propre  instruction  musicale,  et  me  bornant  à  donner  mes  soins  aux 
élèves  favoris,  en  tête  desquels  je  dois  citer  Pauline  Milder  et  le  second 
fils  du  grand  Mozart.  Haydn  m'avait  prié  de  me  charger  de  cet  enfant 
qui  promettait  plus  que  l'homme  ne  pouvait  tenir.  Il  n'avait  pas  les  ailes 
de  £on  père,  et  en  tous  cas,  celui-ci  l'avait  écrasé  dans  son  berceau  de 
tout  le  poids  de  son  génie.  Il  ne  devrait  jamais  venir  à  l'idée  du  fils  d'un 
grand  homme  de  marcher  sur  les  traces  de  son  père.  Aussi  bien,  Philippe- 
Emmanuel  Bach  eût  brillé  comme  une  étoile  de  première  grandeur,  s'il 
n'eût  été  éclipsé  d'avance  par  son  père,  l'immortel  Jean-Sébastien.  La 
nature  ne  répète  pas  deux  fois  ses  merveilles  dans  la  même  famille. 


(i)  Voir  le  numéro  du  i5  juillet. 


loS  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Je  ne  terminerai  pas  ce  chapitre  sans  parler  des  remarquables  person- 
nalités qui  se  partageaient  le  sceptre  musical  durant  mon  séjour  à  Vienne. 

A  cette  époque,  la  musique  était  tenue  en  haute  estime  dans  la  capitale 
de  l'Autriche.  La  plupart  des  grands  seigneurs,  le  prince  Esterhazy  en 
tête,  dont  Haydn  était  maître  de  chapelle,  avaient  des  musiciens  à  leur 
service,  et  dans  toutes  les  maisons  aristocratiques,  on  était  sûr  d'enten- 
dre une  ou  deux  fois  par  semaine  des  quatuors  et  des  symphonies  parfai- 
tement exécutés.  Que  de  fois  j'ai  vu  des  personnes  réunies  dans  un  salon, 
quitter  la  conversation  pour  se  ranger  autour  d'un  piano  et  exécuter  à 
livre  ouvert  un  oratorio^  une  messe  ou  un  opéra  entier.  C'est  qu'à  cette 
époque,  tous  les  habitants  de  Vienne,  hommes  et  femmes,  étaient  musi- 
ciens et  qu'on  n'attachait  pas  plus  de  mérite  à  déchiffrer  la  musique  qu'à 
lire  son  journal. 

Je  puis  donc  dire  que  lors  de  mon  séjour  à  Vienne^  du  printemps  de 
1798  à  l'été  de  1804,  la  musique  y  était  à  son  apogée.  Mozart  avait 
disparu,  mais  l'horizon  était  encore  embrasé  des  rayons  de  son  génie,  et 
Haydn,  de  retour  de  son  second  voyage  en  Angleterre,  était  au  sommet 
de  sa  gloire  ;  puis,  semblables  à  des  étoiles  gravitant  autour  de  ces  deux 
astres  éclatants,  un  grand  nombre  de  musiciens  concouraient  à  l'œuvre 
de  domination  musicale  que  s'était  méritée  la  capitale  de  l'Autriche. 

Parmi  ces  m.usiciens  de  second  ordre,  je  dois  citer  en  première  ligne 
Albrechtsberger  et  Salieri. 

Le  premier,  ancien  condisciple  des  deux  Haydn,  et  maître  de  chapelle 
à  l'église-cathédrale  de  Saint-Étienne,  s'était  voué  principalement  à  l'en- 
seignement de  la  composition  musicale;  il  était  savant  théoricien  et  ses 
compositions  étaient  dans  le  style  le  plus  sévère.  Quanta  Salieri,  maître 
de  chapelle  de  la  cour,  il  avait  profité  des  conseil  de  Gluck  et,  par  ses 
opéras  Tarare  et  les  Danaïdes^  avait  montré  qu'il  pouvait  aspirer  à 
devenir  le  digne  successeur  du  père  de  la  tragédie  lyrique;  mais  en  quit- 
tant Paris  et  en  revenant  à  Vienne,  il  dut  se  renfermer  de  nouveau 
dans  les  bornes  étroites  de  l'opéra  italien,  pour  se  conformer  au  goût  du 
public,  et  suivre  le  chemin  battu  des  autres  compositeui's  italiens,  ses 
contemporains.  Cependant  il  leur  est  toujours  resté  bien  supérieur. 
Dans  la  suite,  il  a  composé  des  messes  et  d'autres  morceaux  d'église  pour 
la  chapelle  de  l'empereur. 

Plus  tard,  lors  de  mon  séjour  à  Vienne  à  l'époque  du  congrès  tenu  en 
cette  ville,  je  connus  plus  intimement  Salieri,  et  j'appris  à  l'apprécier 
suffisamment  pour  que  je  me  fisse  un  devoir  sacré  de  réfuter  après  sa 
mort  un  article  infâme  paru  dans  un  journal,  dans  lequel  il  était  dit  que 
Salieri  avait  empoisonné  Mozart,  et  qu'il  l'avait  confessé  lui-même  à  son 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  109 

lit  de  mort.  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  ressortir  ici  tout  l'odieux  de  cette 
fable.  Au  su  de  tous  ses  contemporains,  Salieri  s'était  de  tout  temps 
montré  Jaloux  des  succès  de  Mozart,  et  il  n'y  avait  aucun  rapproche- 
ment entr'eux;  mais  de  là  à  donner  matière  à  une  accusation  pareille,  il 
y  a  loin,  surtout  lorsque  celle-ci  s'adresse  à  un  homme  qui  jouissait, 
comme  Salieri,  de  Testime  et  de  la  considération  de  la  cour  et  de  la  ville. 

Un  autre  compositeur  très  distingué  de  ce  temps  était  Joseph  Weigl, 
maître  de  chapelle  de  l'opéra  italien  de  la  cour.  Ses  nombreux  ouvrages 
eurent  un  succès  mérité,  et  même  Vamor  Marinaro  et  la  Famille  suisse 
ont  joui  d'une  vogue  véritable.  Weigl  était  filleul  de  Haydn. 

J'ai  parlé  plus  haut  de  Sussmayer.  Ce  compositeur,  dont  un  heureux 
hasard  a  répandu  le  nom  dans  le  monde  entier,  a  droit  à  quelques  lignes. 
Sa  position  de  maître  de  chapelle  à  l'opéra  allemand  lui  fournit  l'occasion 
de  se  produire.  Son  meilleur  opéra  est  le  Miroir  d^Arcadie,  représenté 
en  1794.  Il  a  composé  en  outre  plusieurs  messes,  mais  son  meilleur  ou- 
vrage est  sans  contredit  son  oratorio  Moïse. 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  de  sa  collaboration  au  Requiem  de  Mozart. 
Je  transcrirai  donc  fidèlement  ce  que  m'a  raconté  à  ce  sujet  madame 
Mozart.  Les  amis  du  maître,  regrettant  qu'il  n'ait  pu  terminer  cet 
ouvrage,  engagèrent  sa  veuve  à  faire  achever  ce  chef-d'œuvre  par  un  des 
élèves  de  Mozart  qui  eût  eu  connaissance  de  cet  ouvrage  avant  la  mort 
de  son  auteur.  Madame  Mozart  pensa  tout  d'abord  à  Eybler  qui  était, 
plus  qu'aucun  autre,  capable  de  mener  à  bonne  fin  cette  entreprise. 
Mais  Eybler,  dont  la  modestie  était  extrême,  donna  un  prétexte  et  refusa 
la  proposition  qui  lui  était  faite.  Moins  scrupuleux,  Sussmayer  céda  aux 
sollicitations  de  madame  Mozart.  Il  entreprit  cette  tâche  difficile,  et  il 
s'en  acquitta  si  bien  qu'aujourd'hui  encore,  les  amateurs  ordinaires  don- 
nent la  préférence,  parmi  les  morceaux  qui  composent  le  Requiem  de 
Mozart,  tel  qu'on  l'exécute,  au  Sanctus^  au  Benedictus  et  à  VAgnus  Dei. 
Ils  changeraient  probablement  d'opinion  s'ils  savaient  que  ces  fragments 
sont  entièrement  de  la  composition  de  Sussmayer.  Le  Benedictus  sur- 
tout est  assurément,  —  il  convient  de  le  dire,  —  fort  gracieux  et  rend  très 
noblement  les  sentiments  qu'il  doit  exprimer;  mais  pour  nous  autres, 
gens  de  l'art,  il  y  a  bien  loin  de  ces  morceaux  à  cet  admirable  Recordare, 
Jesu  pie,  qui  est  à  la  hauteur  de  tout  ce  que  Mozart  a  jamais  écrit  de 
plus  beau,  de  plus  touchant.  Tous  les  accompagnements,  du  commence- 
ment à  la  fin,  sont  de  Sussmayer,  Mozart  n'ayant  fait  qu'indiquer  les 
premières  mesures  des  dessins  que  Sussmayer  a  continués  et  dont  il  a  fait 
usage  jusqu'au  bout  du  morceau,  quand  il  l'a  pu,  comme  dans  le  Confu- 
tatis  maledictis.  On  sait  qu'après  la  mort  de  Mozart,  l'éditeur  André, 


110  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

d'Offenbach,  se  rendit  acquéreur  de  tous  les  manuscrits  originaux  du 
maître.  Dans  la  suite,  j'ai  passé  une  longue  journée  chez  André  à  exami 
ner  minutieusement  ces  reliques  précieuses,  et  j'ai  tenu  entre  mes  mains 
le  Requiem^Xoi  que  Mozart  l'avait  laissé  en  mourant.  André  en  a  publié 
depuis  un /ac-szmzVe  d'une  fidélité  telle,  qu'on  y  remarque  jusqu'aux 
feuilles  de  papier  de  musique  laissées  en  blanc.  Je  possède  un  exemplaire 
de  cette  curieuse  publication. 

Sussmayer  mourut  à  la  fleur  de  l'âge.  Il  était  musicien  jusqu'au  bout 
des  ongles,  mais  il  n'était  que  musicien. 

A  la  suite  de  Sussmayer,  les  noms  de  Gyrowetz  et  de  Seyfried  se  trou- 
vent tout  naturellement  sous  ma  plume. 

Lorsque  j'arrivai  à  Vienne,  Gyrovs^etz  y  était  de  retour  d'un  voyage  en 
Angleterre.  Il  y  avait  composé  plusieurs  symphonies,  fort  goûtées  du 
public,  et  il  aurait  dû  y  rester,  car  il  y  était  estimé,  autant  pour  son 
talent  que  pour  ses  qualités  personnelles.  Dans  la  suite,  il  obtint  la 
place  de  maître  de  chapelle  du  théâtre  allemand,  à  Vienne,  et  il  composa 
pour  cette  scène  la  musique  de  quelques  grands  ballets,  ainsi  que  de 
plusieurs  opéras,  dont  quelques-uns,  notamment  l'Oculiste,  sont  restés 
au  répertoire.  Par  suite  des  malheurs  de  la  guerre,  la  cour  d'Autriche 
dut  plus  tard  abandonner  ses  théâtres  impériaux  et  royaux  à  des  entre- 
preneurs qui,  ne  prenant  aucun  souci  de  la  partie  artistique  de  leur  ex- 
ploitation, laissèrent  tout  dépérir.  Gyrowetz  fut  du  nombre  de  ceux  qui 
furent  congédiés,  et  actuellement,  âgé  de  plus  de  quatre-vingt-dix  ans,  il 
n'a  d'autre  ressource  pour  vivre  que  le  produit  d'un  concert  que  ses 
amis  donnent  tous  les  ans  à  son  bénéfice.  Lors  de  mon  dernier  séjour  à 
Vienne,  en  1842,  Gyrowetz  me  raconta  que  V imprésario  lui  faisait 
payer  son  billet  d'entrée,  même  quand  on  jouait  ses  propres  ouvrages. 
Le  fils  de  Mozart  devait  également  payer,  quand  il  voulait  entendre  les 
opéras  de  son  père. 

Le  chevalier  de  Seyfried,  émule  de  Gyrowetz,  eut  une  carrière  moins 
pénible  que  l'auteur  de  VOculiste.  Sa  musique  est  pleine  de  verve  et 
d'expression,  et  ses  opéras  peuvent  figurer  à  côté  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
beau  dans  ce  genre,  quoi  qu'ils  n'aient  peut-être  point  le  mérite  d'une 
grande  originalité, 

Seyfried  me  conduit  à  parler  de  son  maître  de  piano,  Kozeluch.  Ce 
Kozeluch,  en  qualité  dé  professeur  de  tous  les  enfants  de  la  famille  impé- 
riale, jouissait  d'un  grand  crédit.  J'avais  une  lettre  de  recommandation 
pour  lui.  Il  me  reçut  du  haut  de  sa  grandeur  et  me  dit  que  j'eusse  bien 
mieux  fait  de  rester  auprès  de  Michel  Haydn,  que  de  venir  étudier  sous 
son  frère  Joseph.  Il  faut  dire,  pour  être  juste,  que  Kozeluch  n'aimait 


LE  CHEVALIER  SIGISxMOND  NEUKOMM  m 

point  l'auteur  des  Saisons,  et  qu'il  ne  négligeait  aucune  occasion  de 
manifester  ses  sentiments  à  son  égard.  Un  jour  qu'on  exécutait  une 
nouvelle  symphonie  de  Haydn,  et  qu'il  assistait  à  cette  audition  en  com- 
pagnie de  Mozart,  il  dit,  en  entendant  une  modulation  neuve  et  inat- 
tendue :  «  —  Je  n'aurais  pas  fait  cela  !  »  Mozart  répondit  aussitôt  : 
«  —  Ni  moi  non  plus  ;  mais  savez -vous  pourquoi  nous  ne  l'aurions  fait 
ni  l'un  ni  l'autre  ?  C'est  parce  que  cela  ne  nous  serait  pas  venu  à  l'esprit.  » 

Il  est  à  supposer  que  Kozeluch  garda  rancune  k  Mozart  de  cette  ré- 
flexion ;  car,  lorsqu'il  entendit  peu  de  temps  après  l'ouverture  de  la 
Flûte  enchantée,  il  s'écria  :  «  Ce  pauvre  Mozart,  on  dirait  qu'il  a  voulu 
faire  là  quelque  chose.  » 

Ce  redoutable  censeur  a  composé  la  musique  de  quelques  ballets  et 
beaucoup  de  sonates  pour  le  piano. 

Puisque  nous  parlons  des  grotesques,  nous  ne  saurions  passer  sous 
silence  le  plus  grotesque  de  tous. 

Nous  avons  nommé  le  célèbre  Schickaneder,  directeur  du  théâtre 
der  Wieden,  et  auteur  d'une  quantité  de  pièces  bien  mauvaises.  Le  seul 
titre  qu'il  ait  à  la  reconnaissance  du  public  est  l'idée  qu'il  a  eue  de  faire 
composer  par  Mozart  la  musique  de  la  Flitte  enchantée.  Il  s'était  dit 
l'auteur  du  libretto,  d'ailleurs,  assez  médiocre,  de  cet  ouvrage  ;  mais  il 
n'a  pas  même  ce  mérite;  car,  il  l'acheta  d'un  jeune  homme  inconnu  et 
se  borna  à  confectionner  les  mauvais  vers  que  Mozart  recouvrit  de  sa 
musique  divine. 

Le  succès  qui  accueillit  ce  chef-d'œuvre  et  qui  se  maintint  longtemps 
encore  après  son  apparition,  inspira  à  Schickaneder  la  lumineuse  idée 
de  donner  une  suite  à  la  Flûte  enchantée.  Dans  ce  but,  il  versifia  les 
paroles  d'une  seconde  partie  de  cet  ouvrage.  Mozart,  s'il  eût  vécu,  n'eût 
certainement  point  entrepris  ce  travail  ;  mais  Schickaneder  ne  se  laissa 
point  arrêter  par  cette  considération,  et  pour  composer  la  musique  de 
son  monstre-nouveau-né,  il  engagea  Winter,  maître  de  chapelle  de  la 
cour  de  Munich. 

Winter  s'était  fait  connaître  en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne,  par 
un  grand  nombre  d'excellents  opéras,  notamment  par  son  Sacrifice 
interrompu,  qui  figurait  honorablement  à  côté  des  ouvrages  de  Mozart. 
Cependant,  et  malgré  ces  antécédents,  l'entreprise  de  Schickaneder  était 
hasardeuse,  et  Winter  pouvait  être  sûr  d'avance  que  la  comparaison 
tournerait  à  son  désavantage.  Mais  Schickaneder  sut  le  gagner.  Winter 
se  mit  donc  à  la  besogne,  et  composa  la  musique  de  la  suite  de  la  Flûte 
enchantée.  L'ouvrage,  monté  avec  magnificence,  fut  représenté  avec  le 
plus  grand  soin.  Il  rv.nfcrmait  de  grandes  beautés  et  eut  un  très  hono- 


112  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

rable  succès  d'estime;  on  peut  même  dire  qu'il  eût  été  apprécié  encore 
davantage,  si  le  public  ne  se  fût  mis  en  tête  que  la  seconde  partie  devait 
être  supérieure  à  la  première  composée  par  Mozart.  Or,  à  l'impossible 
nul  n'est  tenu  ! 

A  peu  près  deux  ans  auparavant,  Winter  avait  composé  la  musique 
du  second  acte  d'un  autre  opéra  de  Schickaneder,  les  Pyramides  de 
Babylone.  Le  premier  acte  était  d'un  habile  professeur  de  Vienne, 
nommé  Mederitsch  (à  ce  nom  trop  difficile  à  prononcer,  il  avait  substitué 
celui  de  Gallus,  sous  lequel  il  était  généralement  connu).  Sa  mort  préma- 
turée ne  lui  permit  point  d'achever  l'œuvre  commencée,  et  ce  fut  Winter 
qui  fut,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  chargé  du  soin  de  mener  l'entreprise  à  fin  (  i  ) . 

Le  théâtre  der  Wieden  était  très  suivi,  grâce  à  l'activité  de  son 
directeur.  Schickaneder  avait  eu,  comme  Je  l'ai  dit,  la  bonne  fortune  de 
tomber  sur  la  Flûte  enchantée^  de  Mozart^,  et  cette  circonstance  avait 
favorisé  ses  commencements  ;  mais  il  avait  un  terrible  rival  en  la  per- 
sonne de  son  confrère,  le  directeur  du  théâtre  de  Leopoldstadt,  qui  oppo- 
sait à  tous  ses  efforts,  la  fécondité  de  deux  auteurs  populaires,  Wenzel 
Mûller  et  Kauer. 

Ce  petit  théâtre  de  faubourg  était  toujours  rempli  d'un  pubhc  tout  à 
part  et  de  bas  étage.  Plus  que  tout  autre,  Wenzel  Mûller  avait  le  don 
d'écrire  pour  ce  monde  ;  ses  mélodies  avaient  du  charme,  sans  être  com- 
munes, et  tous  ses  auditeurs  les  chantaient  en  sortant  du  spectacle.  Aussi, 
Mûller  s'était-il  fait  une  haute  opinion  de  son  propre  mérite,  et  à  ce 
sujet,  je  ne  saurais  passer  sous  silence  une  anecdote  que  Je  tiens  de  la 
bouche  même  de  Haydn.  Un  Jour  que  Mûller  présentait  «  au  père  de  la 
symphonie  »  un  étranger  qui  se  confondait  en  admiration  sur  les  chefs- 
d'œuvre  du  grand  maître,  il  ajouta,  comme  pour  donner  plus  de  poids 
aux  compliments  de  son  compagnon  :  «  Le  fait  est,  M.  Haydn,  que 
personne  n'a  fait  de  meilleurs  quatuors  que  vous  !  »  Haydn  répliqua  : 
a  Vous  êtes  trop  bon,  monsieur  Mûller,  mais  c'est  bien  malheureux  que 
je  ne  sache  pas  faire  autre  chose  !  » 

Wenzel  Mûller  était  chef  d'orchestre  du  théâtre  de  Leopoldstadt.  Son 
concurrent,  Kauer^  n'y  était  que  simple  violon.  Il  possédait  le  même 
genre  de  talent  que  Mûller,  mais  à  un  degré  inférieur.  Ses  ouvrages,    et 


(i)  Fétis,  dans  sa  Biographie  universelle  des  Musiciens,  confond  les  Pyramides  de 
Babylone,  qu'il  appelle  les  Ruines  de  Babylone,  avec  la  seconde  partie  de  la  Flûte 
enchantée.  Suivant  lui,  Gallus  aurait  donc  collaboré  à  ce  dernier  ouvrage.  Fétis  ne 
parle  pas  non  plus  de  rempêchcment  survenu  dans  son  achèvement,  par  suite  de  la 
mort  prématurée  de  Gallus.  Il  ne  donne  pas,  d'ailleurs,  la  date  de  la  mort  de  ce 
compositeur,  et  se  borne  à  dire  qu'il  vivait  encore  à  Lemberg,  vers  i83o. 


LE  CHEVALIER  SIGISMOND  NEUKOMM  ii3 

surtout  la  Nymphe  du  Danube,  ont  enrichi  bon  nombre  de  directions  de 
théâtres  ;  mais  Kauer  n'en  profita  point,  et  même  il  mourut  dans  la 
misère,  après  avoir  descendu  l'échelle  artistique  jusqu'à  n'être  plus  que 
l'un  des  derniers  exécutants  à  l'orchestre  d'un  très  infime  théâtre,  situé 
dans  le  faubourg  de  Josephstadi. 

J'aurais  encore  une  légion  de  compositeurs  de  beaucoup  de  mérite  à 
nommer.  J'en  citerai  seulement  quelques-uns  parmi  les  plus  distingués, 
tels  que  :  les  deux  frères  Wranitzky,  Piehl,  Taeufer,  Kronimer,  Preindl, 
Hoffmeister,  l'abbé  Stadler,  etc. 

Cependant,  une  nouvelle  génération  venait  de  paraître,  qui  devait 
remplacer,  sinon  faire  oublier  ceJle  qui  l'avait  précédée.  Cette  génération 
reconnaissait  pour  chef  Népomucène  Hummel. 

Hummel  avait  été,  comme  Mozart,  un  enfant-prodige,  et  comme 
Mozart,  il  eut  le  bonheur  de  donner  raison  aux  espérances  que  ses  pré- 
coces dispositions  avaient  fait  naître.  Il  présentait  donc  un  cas  excep- 
tionnel; car,  les  malheureux  enfants-prodiges  ont  d'ordinaire  le  sort 
des  plantes  de  serre-chaude  qui,  à  force  de  pousser,  s'étiolent  et  meu- 
rent avant  le  temps.  Les  nombreux  ouvrages  de  Hummel  sont  encore 
entre  les  mains  de  tout  le  monde,  et  leur  mérite  leur  assure  une  longue 
vie. 

Cet  excellent  musicien  était  en  même  temps  un  des  plus  grands  pia- 
nistes de  son  temps,  et  surtout  ses  savantes  improvisations  auraient  été 
considérées  comme  des  chefs-d'œuvre,  si  l'on  avait  pu  les  fixer  par  écrit. 
Il  était  élève  d'AIbrechtsberger,  de  Mozart  et  de  Salierij  et  l'on  voit  à 
s;s  ouvrages  qu'il  a  profité  de  chacun  de  ces  trois  maîtres. 

A  la  même  époque,  Beethoven  commençait  à  lancer  ces  gerbes  de  feu 
qui,  dans  la  suite,  devaient  embraser  tout  l'horizon  du  monde  musical. 
Ce  grand  homme  était  doué  d'un  génie  sublime,  mais  son  exemple  fut 
mauvais  pour  ses  successeurs,  puisque  la  génération  qui  a  suivi  a  pensé, 
à  son  exemple,  que  tout  lui  était  permis.  Or,  il  en  est  résulté  que,  voulant 
surpasser  ce  modèle  inimitable,  on  l'a  seulement  dépassé.  Et  voilà 
pourquoi  ces  flammes  volcaniques  sont  remplacées  par  de  simples  feux- 
follets  qui  sautillent  sur  la  surface  des  marais.  J'aurai  occasion  de 
reparler  du  grand  Beethoven. 

E.    NEUKOMM. 


IX. 


CASTIL-BLAZE 


(0 


N  Jour  (c'était  en  i838),  le  grand  traducteur  musicien, 
je  le  crois  du  moins,  voulut  me  traduire  aussi  moi- 
même.  Toutefois  j'aime  mieux  dire,  car  il  faut  être  gé- 
néreux envers  les  morts,  que  nous  nous  rencon- 
trâmes dans  une  idée,  encore  inédite  aujourd'hui,  et 
dont  je  donnerai  plus  tard  la  clef  à  nos  lecteurs.  Il  s'agit 
d'un  nouveau  système  d'horloge  musicienne.  J'en  avais  imaginé  un  que 
je  lui  communiquai;  il  en  imagina  un  autre  à  peu  près  dans  le  même 
temps.  Je  les  décrivis,  un  jour,  tous  les  deux  en  commençant  par  le  sien, 
bien  qu'il  me  soit  facile  de  prouver,  par  des  dates  précises,  que  le  mien 
fut  conçu  le  premier;  mais  comme  il  fut  soumis  à  l'Académie  des 
sciences  qui  en  fit  son  rapport  dans  sa  séance  du  21  février  i838,  et  que 
l'exécution  de  mon  plan  a  été  confiée  à  M.  Collin,  l'un  de  nos  plus  ha- 
biles mécaniciens,  je  ne  veux  ni  ne  dois  le  dévoiler  encore;  il  fera 
l'objet  d'un  article  spécial  que  nous  publierons  peut-être  dans  la 
Chronique  musicale.  Je  reprends  le  fil  de  ma  narration. 

Henri  Blaze,  rédacteur  musical  de  la  Revue  des  Deux-Mondes^ 
dont  le  propriétaire  M.  Buloz ,  ci -devant  directeur  du  Théâtre- 
Français,  était  devenu  son  beau-frère:  Henri  Blaze,  disons- nous,  à 
qui  nous  devons  la  traduction  complète  du  Faust  de  Goethe,  plusieurs 
poèmes  remarquables,  une  petite  biographie  de  nos  principaux  musi- 
ciens contemporains,  et  d'excellents  articles  d'appréciation,  n'était 
malheureusement  pas  toujours  d'accord  avec  son  père.  Cette  situation 


;i)  Voir  les  numéros  des  lei-  et  i5  juillet. 


CASTIL-BLAZE  ii5 


fâcheuse  dont  nous  ne  révélerons  point  ici  les  mystères,  lesquels  se  rat- 
tachent d'ailleurs  à  des  intérêts  domestiques  auxquels  nous  ne  devons 
pas  toucher,  fut  une  des  principales  sources  des  chagrins  de  notre  vieux 
compatriote,  chagrins  dont  l'abeille,  disait-il,  était  obligée  d'adoucir  ou 
de  déguiser  l'amertume  avec  le  miel  de  ses  aiguillons.  Quand  il  venait 
à  me  parler  de  lui,  il  essayait  de  s'étourdir  à  l'aide  de  la  plaisanterie, 
arme  qu'il  maniait  assez  habilement,  mais  souvent  avec  peu  de  réserve 
contre  n'importe  qui;  car  dans  ses  moments  de  verve  caustique,  il  n'aurait 
pas  même  épargné  son  père.  C'est  pourquoi  il  avait  beaucoup  d'ennemis 
cachés,  bien  qu'il  ne  fût  en  réalité  l'ennemi  de  personne. 

On  sait  que  Castil-Blaze  avait  épousé  en  i8i2,à  Avignon,  mademoi- 
selle Bury  ou  de  Bury,  fille  d'un  architecte  de  cette  ville  ;  et,  en  souvenir 
de  ce  mariage,  il  me  raconta  confidentiellement,  quelques  années  avant 
sa  mort,  une  anecdote  des  plus  singulièrement  romanesques,  qu'il  me 
pria  de  ne  révéler  qu'après  qu'il  aurait  disparu  de  ce  monde. 

Écoutez  le  récit  de  cette  histoire  merveilleuse  :  c'est  le  héros  lui-même 
qui  va  parler, 

«  Mademoiselle  Bury  allait  se  marier;  c'était  le  jour  de  la  célébration 
de  son  mariage,  et  il  devait  y  avoir,  dans  sa  maison  même,  soirée  dan- 
sante et  musicale.  Cette  soirée  devait  même  précéder  la  cérémonie 
nuptiale  à  la  mairie  et  à  l'église,  contrairement  à  l'usage  le  plus  ordi- 
naire, mais  ainsi  que  cela  se  pratiquait  et  se  pratique  encore  aujourd'hui 
à  Avignon. 

a  On  me  savait  musicien,  claveciniste,  chanteur  et  même  un  peu  com- 
positeur; en  province  on  est  décoré  de  ce  titre  pompeux  et  l'on  vous 
prend  pour  un  Mozart  dès  que  vous  avez  produit  seulement  une 
romance.  C'était  du  moins  comme  cela,  dans  notre  pays,  sous  le  premier 
Empire. 

«  J'oserai  même  vous  dire  que,  dans  cette  soirée,  j'eus  à  faire  à  moi 
seul  tous  les  frais  du  concert.  J'y  devins  tour  à  tour  la  basse,  le  concor- 
dant et  la  taille  ;  et  tout  cela^  sans  préjudice  de  mes  fonctions  de  chef 
d'orchestre  ou  d'orchestre  même.  Toutefois,  comme  on  m'avait  invité 
aussi  à  un  bal,  et  qu'évidemment  je  ne  pouvais  pas  me  faire  danser  moi- 
même,  on  avait  eu  soin  de  se  procurer  deux  violons,  un  violoncelle  et 
une  clarinette;  de  sorte  que  j'alternais  avec  les  ménétriers. 

«  Mais  laissons  là  le  concert  :  le  quadrille  va  commencer. 

«  Et,  en  effet,  un  grand  vide  s'étant  établi  au  centre  du  salon,  chaque 
danseur  s'empare  d'une  danseuse,  et  sept  jeunes  couples  sont  déjà  en 

place Quelle  chance!...  sur  huit  danseuses  de  bonne  volonté,  on 

m'avait,  par  discrétion  peut-être,  laissé  la  meilleure,  mademoiselle  Bury! 


ii6  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Je  pars  vers  elle  comme  un  trait  d'amour,  et  voilà  le  quadrille  au  complet. 

«  Dans  les  petits  bals  de  province,  la  danse  n'est  le  plus  souvent  qu'un 
prétexte  :  comme  on  a  toujours  quelque  chose  à  dire,  on  y  chuchotte 
et  l'on  y  jase  plus  qu'on  n'y  danse.  Qui  sait,  dans  un  duo  de  cette  sorte, 
tous  les  traits  que  l'on  peut  avoir  à  exécuter  sotto  voce  et  tout  ce  que 
l'on  peut  se  dire  à  l'oreille  entre  une  poule  et  un  pantalon,  entre  un  été 
et  une  pastourelle  !  Pour  moi,  qui  fus  toujours  assez  jacquart  de  mon 
naturel  provençal,  je  me  suis  cependant  quelquefois  trouvé  là  un  peu  en 
défaut,  un  peu  embarrassé  ;  mais,  cette  fois,  mon  embarras  était  plus 
gauche  encore  que  de  coutume,  car,  que  dire  à  une  nouvelle  mariée  qui 
ne  l'est  pas  encore?  Faut-il  la  complimenter  sur  un  bonheur  qui  n'est 
pour  elle  qu'un  problème  ?  Ce  n'est  pas  même  décent  ;  et  puis ,  en 
général,  le  sexe  n'aime  pas  qu'on  lui  fasse  trop  généreusement  preuve 
d'abnégation....  Or,  pendant  que  la  clarinette  coquenardait,  et  que  la 
musique  des  pieds  lui  répondait  à  peu  près  en  mesure,  je  me  disais  à  part 
moi-même  :  «  Qu'est-ce  que  je  pourrais  donc  bien  lui  conter?  » 

ce  Enfin,  en  dépit  de  mon  embarras,  comme  il  fallait  de  toute  rigueur 
rompre  le  tacet  et  fermer  le  point  d'orgue,  il  me  vint  une  singulière  idée 
en  tête  :  Tout  le  monde  avait  complimenté  la  future,  et,  comme  je  ne 
veux  rien  faire  comme  tout  le  monde,  j'essayai  de  faire  le  contraire  de 
tous  en  attaquant  de  travers  :  Que  voulez-vous,  je  suis  fantaisiste!  Je 
me  mis  à  plaindre  ma  partenaire,  à  me  plaindre  moi-même,  en  ayant 
même  l'air  de  pleurer  un  peu  pour  elle  et  pour  moi.  Le  diable  tente  quel- 
quefois même  les  moins  audacieux!  le  moyen  était  tout  neuf;  il  me 
plut,  je  le  mis  en  œuvre  et  il  me  réussit  au  delà  de  toute  ambition,  ainsi 
que  vous  allez  le  voir. 

—  «  Hélas  !  ma  belle  demoiselle  !  il  est  donc  vrai  que  je  suis  venu  trop 
tard  !  lui  dis-je  mystérieusement  à  l'oreille. 

—  ce  Peut-être  !  »  me  répondit-elle, 

«  Tout  ce  que  ce  peut-être  eut  d'écho  retentissant  à  mon  oreille 

jamais  musique  céleste  ou  chant  de  séraphin  ne  seront  capables  de  vous 
l'exprimer  !... 

«  Ce  fut  comme  un  premier  coup  d'archet  électrique  ! 

«  La  danse  finie,  je  ne  voyais  plus  que  des  brouillards  au  milieu  des- 
quels resplendissait  ce  mot  magique  :  Peut-être  ! 

—  «  Vous  avez  l'air  d'avoir  chaud  et  d'être  fatigué,  mon  cher  Blaze  ; 
voudriez-vous  vous  désaltérer  ?  Accepteriez-vous  un  sorbet  ?  me  dit  le 
futur  de  son  ton  le  plus  gracieux. 

—  «  Peut-être  !  »  lui  répondis-je  machinalement. 

te  Mais,  tout  en  acceptant  ce  qu'il  m'offrait  de  si  bonne  grâce,  je  ne 


CASTIL-BLAZE  117 


savais  plus  ce  que  je  faisais,  ce  que  je  disais,  ce  que  je  voyais  ni  ce  que 
j'entendais. 

«  Enfin,  le  bal,  le  concert,  la  bouillotte  et  tous  les  autres  accessoires 
de  la  fêle  étant  terminés,  il  fallut  se  disposer  à  monter  en  voiture  pour 
aller  à  la  mairie.  M,  le  premier  adjoint,  qui  était  un  des  principaux  in- 
vités, se  leva  pour  donner  le  signal  du  départ  ;  et fouette  cocher  ! 

tt  Nous  sommes  à  la  mairie.  Abrégeons  quelques  détails  afin  d'arriver 
plus  vite  au  fait.  L'organe  de  la  loi  adresse  la  parole  en  ces  termes  à  la 
blanche  colombe  qui  s'incline  devant  lui  : 

—  «  Acceptez-vous  pour  époux  M.  Jean-Stanislas-Adolphe  F ? 

—  a  Non. 

«  Voyez-vous  d'ici  le  tableau  ? 

«  Mouvement  général  de  surprise!  Agitation  fébrile  parmi  les  assistants! 
Colloques  animés,  mêlés  de  gestes  d'indignation  parmi  les  parents,  qui  se 
rapprochent  comme  un  seul  homme  autour  de  l'indigne  future  ,  au 
risque  de  l'étoufîer. 

«  De  son  côté,  couvert  de  honte,  le  prétendu  gesticule  et  semble  vou- 
loir chercher  son  chapeau  pour  se  dérober  aux  regards  inquisiteurs  des 
assistants. 

«  Moi-même  je  me  demande  quel  rôle  je  dois  Jouer  dans  le  drame. 

a  Le  trouble  et  l'agitation  sont  à  leur  comble  ! 

«  Cependant,  comme  il  faut  une  fin  à  tout,  même  à  ce  qui  n'a  point 
eu  de  commencement,  on  se  décide  à  se  retirer,  sans  avoir  pu  arracher 
de  la  bouche  de  la  jeune  fille  autre  syllabe  que  la  particule  négative. 

«  Chacun  se  creusait  le  cerveau  pour  pénétrer  le  mystère  d'un  chan- 
gement si  subit.  Quelques-uns  parmi  les  parents  eurent  même  la  cruelle 
pensée  de  venir  me  le  demander  à  moi,  V auteur...  (car  j'étais  déjà  alors 
un  peu  connu  dans  le  public  en  qualité  d'auteur  dramatique),  et,  comme 
si  je  devais  être  initié  à  l'intrigue  de  la  pièce,  on  m'interrogeait  sur  ce 
singulier  dénouement. 

«  Mais...  c'était  écrit,  ou  plutôt,  on  ne  devait  rien  écrire  dans  cette 
soirée  on  ne  peut  plus  mystérieuse  pour  tous,  même  pour  moi  ;  car,  il 
faut  l'avouer,  malgré  le  charmant  j?ewif-e/re,  j'étais  fort  loin  de  m'attendre 
à  tout  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  surtout  à  ce  qui  devait  en  résulter 
plus  tard. 

«  Ai-je  besoin  de  vous  faire  connaître  l'issue  des  événements  qui  s'ac- 
complirent par  suite  delà  réponse  inattendue  de  mademoiselle  Bury  ? 
Vous  l'avez  sans  doute  devinée,  bien  qu'elle  soit  sans  précédent  peut- 
être  dans  les  fastes  de  l'état  civil. 

«  Trois  mois  après,  mademoiselle  Bury  endossait,  pour  la  deuxième 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


fois  de  sa  vie,  la  robe  nuptiale  ;  mais  cette  dernière  fois,  ce  fut  la  bonne; 
sa  jolie  bouche  avait  hâte  de  s'ouvrir  pour  répondre  oui  ;  et  ce  oui  sacra- 
mentel, c'est  moi  qui  devais  le  recueillir.  » 

Tel  fut  le  récit  du  célèbre  transformateur  musicien.  Son  mariage 
même  devait  être  une  traduction  ou  une  transfiguration  dont  il  devait 
devenir  l'éditeur  propriétaire,  comme  il  le  devint  des  meilleures  œuvres 
musicales. 

Voilà  Castil-Blaze  marié  ! 

C'est  ainsi  que  nous  sont  venus  au  monde  madame  Buloz  et  M.  le 
baron  de  Bury  !  Voilà  comment  trouva  le  bonheur  exceptionnel  d'un 
excellent  mariage  celui  qui  ne  voulut  jamais  rien  faire  comme  le  commun 
des  martyrs  ! 


V 


Littérature  musicale.   —  Les  Théâtres  lyriques' de  Paris.   —  Bernabo.  —  Prosodie 
musicale.  —  Messe  de  Rossini. 

Les  six  dernières  années  de  la  vie  et  des  travaux  de  Castil-Blaze  furent 
réellement  utiles  à  l'art  musical  et  à  l'histoire  de  la  littérature  lyrique. 

Outre  les  Théâtres  lyriques  de  Paris,  comprenant  V Académie  impé- 
riale de  musique.iV  Opéra-Italien  et  V Opéra- Comique.,  livres  qui  ont 
été  écrits  vers  i855,  mais  dont  il  ne  put  livrer  à  l'impression  que  les 
deux  premiers,  il  avait  l'intention  de  publier  aussi  le  Théâtre- Lyrique., 
dont  il  traçait  les  premières  pages  quand  la  mort  vint  le  surprendre.  La 
critique  soulevée  dans  ses  derniers  ouvrages,  notamment  celle  qui  touche 
à  la  parodie,  est  un  monument  impérissable,  dont  les  esprits  les  plus 
revêches  parmi  ses  détracteurs  doivent  lui  savoir  gré. 

Après  Molière  musicien.^  vers  i852,  vint,  en  i856,  sa  fameuse 
brochure  sur  'ropéra  français  :  Vérités  dures  mais  utiles.,  Prélude  et 
cadence  finale  de  V opéra  italien.,  à  Paris.,  de  1848  à  i856,  qui  suscita 
à  son  auteur  une  avalanche  de  petits  pamphlets,  publics  ou  particu- 
liers, authentiques  ou  anonymes,  dont  quelques-uns  étaient  gros  de 
plates  sottises.  Triste  et  inévitable  destin  de  tous  les  novateurs  qui 
veulent  se  poser  en  chefs  de  file  devant  leurs  contemporains  et  semblent 
dire  en  notes  mal  sonnantes  à  leurs  oreilles  :  «  Rien  de  ce  que  vous 
«  avez  fait  jusqu'à  ce  jour  n'était  selon  les  lois  de  la  raison  et  de  l'har- 
«  monie  :  voici  la  seule  bonne  règle  à  suivre;  c'est  moi  qui,  le  premier, 
«  osai  vous  l'enseigner  :  soumettez-vous  !  »  —  Haro!  leur  crie-t-on  de 


CASTIL-BLAZE  119 


tous  côtés  en  les  repoussant  dans  l'ornière  d'où  ils  veulent  sortir  de 
leur  vivant  ;  et  leurs  doctrines  ne  commencent  à  être  un  peu  goûtées 
qu'après  qu'ils  sont  descendus  dans  la  tombe. 

Castil-Biaze  voulait  prouver  à  nos  paroliers^  comme  il  les  appelait, 
mais,  autrement  dit,  à  nos  auteurs  dramatiques  musiciens  chargés  d'écrire 
les  livrets  des  opéras,  que  la  langue  française,  aussi  bien  que  la  langue 
italienne,  est  susceptible  d'être  coupée  sous  la  musique  d'une  manière 
tout  à  fait  intelligible  et  agréable  à  l'oreille  ;  et,  afin  d'ériger  le  précepte 
en  exemple,  il  écrivit  lui-même  un  sujet  d'étude  :  ce  modèle  à  suivre 
fut  Bernabo, 

Bernabo  n'était  autre  chose  qu'un  bel  et  bon  pastiche  en  un  acte, 
pétri  dans  le  moule  de  cette  pièce  de  Molière  dont  le  titre  scabreux  ne 
peut  être  prononcé  aujourd'hui  aux  oreilles  délicates  des  dames  sans 
offusquer  les  maris.  Il  y  avait  là  du  Gimarosa,  du  Paisiello,  du  Fari- 
nelli,  du  Guglielmi,  du  Salieri,  etc.,  etc.  C'était  délicieux,  mais  cela  ne 
valait  rien  pour  Paris.  Cette  charmante  macédoine  où  l'on  remarquait 
aussi  des  couplets  dont  la  mélodie  inédite  était  d'une  excellente  facture, 
arriva  tout  exprès  pour  servir  d'auxiliaire  à  la  brochure  que  nous  ve- 
nons de  citer. 

«  La  langue  française,  dit  l'auteur  lui-même  dans  les  quelques  lignes 
en  forme  de  préface  qui  précèdent  son  livret,  est  un  instrument  dont  nos 
paroliers  veulent  jouer  sans  en  avoir  appris  la  gamme  et  le  doigter.  De 
là  vient  l'argot  rebutant,  l'indéchiffrable  charabia  que  l'on  dégoise  sur 
nos  théâtres  lyriques.  Les  mots  chantés  y  sont  brisés,  fêlés,  fracassés, 
pulvérisés  de  telle  sorte,  les  syllabes  y  frappent  si  souvent  à  faux  sous  les 
notes,  que  l'auditoire  ne  comprend  plus  du  tout  ce  que  veulent  dire  les 
acteurs.  En  écrivant  par  fantaisie  la  partition  de  Bernabo^  je  ne  pensais 
qu'à  meubler  la  bibliothèque  de  l'Académie  française  d'un  ouvrage 
qu'elle  pourrait  opposer  aux  assassins  comme  aux  détracteurs  de  notre 
idiome.  » 

J'ai  sous  les  yeux,  au  moment  où  je  trace  ces  lignes,  quelques  lettres 
qui  me  furent  écrites  par  Castil-Blaze  à  Saint-Quentin,  dans  le  temps 
où  ses  antagonistes  les  plus  acharnés  s'efforçaient  à  combattre  la  réforme 
salutaire,  mais  gênante,  qu'il  voulait  introduire  dans  la  construction 
des  vers  lyriques.  J'extrais  quelques  passages  de  l'une  d'elles  ;  ils  pour- 
ront servir  à  l'intelligence  de  la  question  qui  s'agite  ici  :  c'était  à  l'oc- 
casion d'un  article  assez  virulent  que  M.  Baralle,  alors  rédacteur  en  chef 
de  V Univers  musical ^  lui  avait  adressé  dans  un  de  ses  numéros  de  juillet 
i856,  où  il  renvoyait  l'auteur  du  système  nouveau  à  ses  propres  écrits. 


I20  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

«  Ce  Baralle,  dit-il,  a  travaillé  sur  un  thème  qu'il  n'a  pas  compris  : 
il  a  voulu  se  montrer  méchant  et  s'est  enferré.  Il  sait  si  peu  ce  que  c'est 
que  l'accent,  qu'il  le  note  à  faux.  Voyez  au  bas  de  la  page  i  lo  :  des  neuf 
accents  qu'il  souligne,  huit  sont  excellents.  Le  -e  est  détestable,  il  ne  l'a 
pas  même  remarqué  : 

Mais  I  le  soir,  près  /  d'elle 
il  faudrait  : 

Le  I  soir^  auprès  /  d'elle 

«  En  1824,  Je  n'avais  pas  encore  trouvé  mon  système  de  versification 
lyrique.  Je  ne  l'ai  mis  en  pratique  exacte  et  suivie  qu'en  1828  pour 
Vltalienne  à  Alger^  Anne  de  Boulen,  Oberon,  Fidelio,  etc. 

«  J'étais  surpris  que  les  paroliers  ne  m'eussent  rien  dit  encore  ;  ma 
brochure  réclamait  vivement  ces  attaques.  Elles  sont  d'autant  plus  utiles 
qu'elles  portent  à  faux. 

«  Le  19,  jour  de  mon  départ  pour  Avignon,  je  rencontrai  chez  Le- 
gouix  un  dilettante  qui  lisait  et  commentait  le  Baralle  en  chantant,  et 
qui  disait  ce  que  je  viens  d'écrire  au  sujet  des  neuf  accents  soulignés. 
Vous  voyez  que  tous  les  Parisiens  ne  sont  pas  des  cruches.  Plusieurs 
commencent  à  me  comprendre.  Je  demanderai  l'article  de  Théodore 
Anne,  qui  sera  moins  stupide,  sans  doute.  —  H  y  a  des  sourds  qui  ne 
veulent  pas  entendre,  —  S'ils  ralentissaient  leur  feu,'  la  note,  mise  sur 
la  Chanson  de  Rolland^  est  encore  un  chat,  un  tigre,  que  je  leur  jette 
entre  les  jambes  (i). 

«  Le  seul  moyen  de  me  battre  et  de  prouver  que  les  Parisiens  écrivent 
en  vers,  serait  de  me  montrer  une  chanson,  romance  ou  cantique  fran- 
çais dont  la  musique  s'appliquerait  juste  à  tous  les  couplets.  Les  stances 
en  vers  de  neuf  syllabes  exceptées  :  ici  la  cadence  est  forcée  ;  mais  aussi 
les  chansons  de  ce  genre  sont-elles  très  rares,  etc.,  etc.  » 

J'ai  dû  m'étendre  un  peu,  avec  détails,  sur  cette  question,  devenue 
depuis  de  plus  en  plus  brûlante,  de  la  prosodie  lyrique.  Aujourd'hui, 
l'on  ne  blâme  plus,  l'on  approuve  et  l'on  essaie  de  mettre  en  pratique  le 
système  de  ce  rénovateur  trop  hardi  ou  trop  cassant^  mais  vrai,  qui 
avait  ameuté  contre  lui  la  troupe  routinière  des  poètes  et  des  littérateurs. 

Il  y  a  une  circonstance  de  la  vie  artistique  de  Castil-Blaze  et  une 


(i)  Cette  Chanson  de  Rolland  est  un  chœur  à  quatre  voix  d'hommes  qu'il  avait 
fait  pour  le  camp  de  Sathonay  (Lyon),  où  il  fut  chanté.  Il  fut  chanté  aussi,  en  ma 
présence,  par  la  Société  chorale  d'Arras. 


CASTIL-BLAZE  121 


partie  de  ses  travaux  sur  laquelle  on  a  été  un  peu  plus  en  droit  de  le 
censurer  ;  ce  fut  lorsqu'il  eut  la  singulière  idée  de  bâtir  une  messe  sur 
les  mélodies  de  Rossini.  Et  cependant,  làencoreonaurait  pu  l'absoudre, 
si  l'on  avait  été  appelé,  comme  nous  l'avons  été,  à  entendre  l'effet  pro- 
digieux que  produisait  cette  œuvre  monumentale,  lorsqu'elle  était  étu- 
diée et  exécutée  convenablement.  Rien  n'était  saisissant  comme  l'ensemble 
de  cette  exécution  grandiose,  pour  peu  que  Ton  eût  le  courage  de 
dégager  son  esprit  des  exigences  de  la  pensée  grégorienne. 

M.  d'Ortigue  désapprouva  hautement  son  ami  et  compatriote  d'avoir 
osé  entreprendre  ce  travail,  qu'il  ne  considérait  pas  seulement  comme 
une  simple  peccadille,  mais  comme  un  véritable  crime  de  lèze-dignité 
liturgique  et  une  coupable  profanation  de  l'art.  A  son  point  de  vue, 
d'Ortigue  a  mille  fois  raison  ;  mais  les  motifs  de  cette  rigidité  scholas- 
tique  s'effacent  ou  s'amoindrissent  en  présence  des  effets  réels  et  du  vif 
plaisir  que  l'on  éprouve  à  entendre,  majestueusement  groupés  ensemble, 
tous  ces  chefs-d'œuvre  de  mélodie  que  l'on  ne  peut  savourer  ailleurs 
que  séparément. 

La  musique,  nous  l'avons  dit  ailleurs,  n'est  pas,  comme  la  peinture  et 
la  statuaire,  un  art  fixe  et  stationnaire  pour  lequel  le  temps  a  imposé 
non-seulement  des  règles  et  des  principes,  mais  des  types  et  des  modèles 
immuables.  Elle  doit,  au  contraire,  toute  sa  valeur,  tout  son  agrément 
et  toute  sa  grâce  au  libre  arbitre  de  la  variété  et  du  changement.  Elle  est, 
au  théâtre  surtout,  comme  la  mode,  une  fille  légère  et  folâtre  dont  les 
charmes  ne  peuvent  vieillir  sans  se  rider,  veulent  se  renouveler,  se  re- 
produire et  se  muhiplier  à  l'infini.  Cela  est  si  vrai,  que  les  grands  maîtres, 
admirés  il  y  a  cinquante  ans,  sont  aujourd'hui  mis  de  côté  pour  faire 
place  à  d'autres  qui,  dans  un  demi-siècle,  seront  oubliés  à  leur  tour.  Or, 
si  la  musique  vieillit  en  perdant  de  son  charme  au  théâtre,  pourquoi  ne 
vieillirait-elle  pas  aussi  en  perdant  de  sa  valeur  à  l'église?  Pourquoi  là 
seulement  prendrait-elle  un  caractère  toujours  égal  qui  ne  saurait  être 
modifié  par  le  temps  ? 

Mais  revenons  à  notre  sujet.  Castil-Blaze,  comme  tous  les  compo- 
siteurs dramatiques,  qui,  à  la  fin  deleur  carrière,  cherchent,  avant  de  plier 
bagage,  à  faire  amende  honorable  à  l'Église,  en  quittant  le  théâtre  qui 
les  fuit  et  qui  devient  ainsi  pour  eux  la  maison  du  démon,  Castil-Blaze 
disons-nous,  voulut  produire,  lui  aussi,  sa  messe  ;  et  cette  messe  tut 
et  ne  pouvait  être  qu'une  transformation. 

Voici,  à  l'occasion  de  ce  travail^  qui  fut  à  peu  près  le  dernier  de  notre 
critique  musicien,  une  anecdote  assez  piquante  qui  eut  lieu  le  14  mars 
i856. 


122  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Quelques  années  auparavant,  Castil-Blaze  assistait  à  l'Opéra  italien,  à 
une  répétition  de  la  Donna  del  Lago^  lorsqu'aux  premières  mesures  du 
quintette  en  la  bémol,  Crudele  sospetto  {do,  ré,  mi)  il  s'aperçut  que  la 
mélodie  s'adaptait  parfaitement  au  qui  tollis peccata  mundi  du  Gloria. 
Cette  découverte,  que  le  hasard  avait  amenée,  le  mit  en  goût,  et  dès  le 
lendemain,  il  mettait  la  main  à  l'œuvre  pour  produire,  avec  divers 
morceaux  des  meilleurs  opéras  du  même  auteur,  une  messe  tout  entière 
qui  fut  appelée,  très  improprement  depuis,  messe  de  rossini. 

Au  bout  de  quelques  mois  la  partition  en  était  achevée,  lorsque,  par 
une  belle  journée  du  printemps  de  l'année  qui  venait  d'expirer,  un 
homme,  remarquable  par  son  obésité  et  déjà  avancé  en  âge,  l'aborda 
soudainement,  et,  lui  frappant  sur  l'épaule  : 

—  Hola!  hein  !...  vous  filez  bien  fièrement,  vous,  mon  vieux  ! 

—  Ah!  c'est  vous,  signor  maestro  illustrissimo ;  excusez-moi  :  Je 
suis  myope. 

—  Eh  bien,  donnez-moi  le  bras  et  promenons  nos  cent  quarante  prin- 
temps, l'un  portant  l'autre,  au  milieu  de  ces  boursiers  de  l'Opéra;  mais, 
afin  que  nous  cheminions  parmi  eux  incognito,  et  qu'on  nous  prenne 
pour  deux  agioteurs  de  profession,  marchons  adagio  et  parlons  sotto 
voce.  Voyons,  dites-moi —  vous  qui  faites  toujours  quelque  chose, 
que  faites-vous  dans  ce  moment? 

—  Ce  que  je  fais...  moi?  oh!  vous  voulez  me  flatter  aujourd'hui, 
signor  maestro  !  je  ne  fais  pas,  moi;  mais  je  fais  peut-être  mieux,  car 
je  fais  tout  le  contraire  :  Je  défais,  je  reconstruis,  je  transfigure,  je  trans- 
forme, je  transplante,  je  transvase,  je...  » 

Et  il  allait  continuer  sa  kyrielle  lorsque  la  foule  des  joueurs,  devenue 
plus  compacte,  les  poussa  du  boulevard  de  Gand  jusques  dans  la  rue 
Lepeletier. 

Aux  préliminaires  de  cette  conversation,  vous  avez,  lecteurs,  sans 
doute  déjà  deviné  que  l'interlocuteur  de  Castil-Blaze  n'était  autre  que 
l'illustre  auteur  de  Guillaume  TelL 

ce  —  Vous  me  demandez  ce  que  je  fais,  reprit  le  grand  arrangeur 
musicien? 

—  Oui,  je  vous  le  demande  ? 

—  Eh  bien,  je  fais...  ou  plutôt,  je  viens  de  faire.... 

—  Dites,  que  venez  vous  de  faire? 

—  Une  messe  de  Rossini. 

—  Toujours  caustique  et  facétieux!  vous  n'en  démordrez  donc  jamais? 

—  Et  n'allez  pas  croire,  maestrissimo,  que  ce  soit  là  chose  facile  I 
essayez  plutôt. 


CASTIL-BLAZE  i23 


Parodier  un  air  est  déjà  assez  mal  aisé,  bien  qu'il  soit  permis  de  tour- 
ner a  piacere  les  paroles  nouvelles  que  l'on  ajuste  à  la  musique  donnée. 
Mais  adapter  le  texte  immuable  de  la  messe  à  des  mélodies  qu'il  faut 
conserver  dans  toute  leur  pureté,  maintenir  un  parfait  accord  de  senti- 
ment, de  couleur,  d'expression  entre  les  éléments  épars  que  voUs 
réunissez;  soutenir  cet  accord  au  point  de  faire  croire  que  ces  chants 
dépaysés  ont  été' composés  pour  leurs  paroles  nouvelles  : /zoc  opiis^  hic 
labor  est.  C'est  ainsi  que  Gluck  arrangea  ses  opéras  français. 

—  Mais  enfin  n'importe;  cette  difficulté,  moi,  je  l'ai  vaincue  et  ma... 
votre  messe  est  terminée. 

—  Ma  foi,  mon  ami,  vous  êtes  vraiment  un  homme  extraordinaire?  » 
Et  les  voilà,  l'un  (Rossini)  interpellant  en  latin,  l'autre  (Gastil-Blaze) 

répondant  en  italien. 

—  Voyons,  dit  le  premier,  par  quoi  avez-vous  pu  représenter  le 
Credo?  Credo  in  uniim  Deum. 

—  Ecco  ridente  in  cielo... 

—  C'est  en  chœur  au  moins  que  vous  l'avez  traité? 

—  Sans  doute;  n'était-ce  pas  sa  forme  primitive  dans  Aureliano  in 
Palmira  (il  le  lui  chante). 

—  Bravo!  parfait  !  je  ne  me  doutais  pas  d'avoir  fait  un  Credo  si  ma- 
estueux  et  si  bien  prosodie. 

—  Le  Kyrie  ? 

—  Santo  imen,  chœur  religieux  d'Otello. 

—  Christe  eleison  ? 

—  Quintette  en  Canon,  de  Mose. 

—  Incarnatus? 

—  Prière  de  Ninetta  [La  ga^^a  ladrà). 

—  Crucifixus  ? 

—  Chœur  des  ténèbres  de  Mose, 

—  Passons  du  solennel,  du  triste  au  gai.  Cum  sancto  spiritu,  et  vi- 
tam  venturi  seculi?  c'est  là  que  les  maîtres  placent  leurs  fugues  pleines 
de  vivacité,  quelquefois  de  brillante  folie. 

—  Je  me  suis  emparé  des  strettes  animées  des  quintetti  de  Cenerentola, 
du  final  de  Semiramide. 

—  Bien  trouvé! 

—  Permettez  que  je  vous  soumette  le  manuscrit  de  votre  messe. 

—  Non  pas,  je  la  verrai  quand  elle  sera  grande.  C'est  un  vrai  tour  de 
force  heureusement  accompli;  je  vous  réponds  du  succès  ;  peut-être  vous 
fallait-il  encore  celui-là!  « 

La  conversation  s'était  tellement  animée  que  Castil-Blaze,  sans  s'en 


124  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

douter,  avait  passé  insensiblement  du  sotto  voce  au  me^^o  forte,  du 
me^T^o  forte  au  forte  piano,  et  du  forte  piano  au  fortissimo;  et  si  bien 
que  tous  les  lions,  et  tous  les  badauds  du  boulevard  de  Gand  s'étaient 
attroupés  autour  d'eux,  en  se  disant  :   «  Qu'est-ce  que  c'est?  » 

—  Ce  sont,  disait  celui-ci,  deux  joueurs  dégommés  qui  chantent  leur 
de  profundis. 

—  Ce  sont  deux  actionnaires  de  M.  Mirés,  disait  celui-là. 

—  C'est,  disait  l'autre,  un  fou  et  un  voleur. 

—  C'est....  c'est....  c'est....  » 

Enfin,  Je  ne  sais  pas  ce  que  l'on  n'aurait  pas  dit  encore,  si  l'un  des 
deux  promeneurs,  celui  qui  avait  peur  des  attroupements  et  des  chemins 
de  fer,  n'eût  lui-même  harangué  la  foule  croissante. 

«  Eh  !  signorifrancesi,  ne  faites  point  ici  de  mauvaises  traductions! 

«  L'État  n'est  pas  en  danger,  soyez  tranquilles.  Je  suis,  moi,  ce 
stupide  musicien  qui  ne  sait  plus  rien  faire  ;  je  ne  compte  plus;  mais  ce 
vénérable  patriarche  est  Castil-Blaze.  Respectez-le;  c'est  mon  second 
père  ;  c'est  lui  qui  m'a  traduit  en  français,  en  provençal,  en  latin  et  m'a 
prendre  possession  de  l'Europe.  Ce  n'est  pas  tout,  le  gaillard  veut  main- 
tenant me  conduire  en  paradis.  Je  m'en  alarme  peu,  car  je  présume 
qu'il  n'est  pas  lui-même  très-pressé  de  se  mettre  en  route.  Retirez- 
vous  donc  ;  laissez-le  passer  son  chemin,  et  si,  en  retour  du  bon  office, 
vous  ne  recevez  rien  de  moi,  vous  voudrez  bien  du  moins  accepter  de  lui 
une  messe  de  Rossini!  » 

Après  la  messe  dite  de  Rossini,  qui  fut  brillamment  exécutée  sous 
nos  yeux  à  Saint-Quentin,  pendant  que  l'auteur  en  dirigeait,  de  son 
côté,  une  autre  exécution  à  Mormoiron  (Vaucluse),  il  revint  une 
dernière  fois  à  Paris,  rue  de  Buffault,  n"  9,  où  sentant  qu'il  s'affai- 
blissait de  jour  en  jour  et  que  sa  santé  s'altérait,  il  s'efforça  de  réunir 
toutes  ses  facultés  physiques  et  morales  pour  mettre  la  dernière  main  à 
ses  œuvres  complètes  dont  il  était  le  propriétaire-éditeur. 

Je  le  trouvai,  un  matin,  plongé  dans  le  travail,  en  quelque  sorte  her- 
culéen, travail  pour  lui  d'autant  plus  pénible  et  lourd  qu'il  n'avait  ja- 
mais voulu  de  secrétaire  et  n'était  aidé  par  personne.  Je  vis  là,  entassés 
les  uns  sur  les  autres,  des  restes  d'éditions  de  vingt  œuvres  divers  ;  des 
quatuors  d'instruments  à  cordes,  des  trios  de  basions,  des  messes,  des 
opéras,  des  chœurs,  des  motets  ou  cantiques  pour  le  mois  de  Marie,  et 
une  foule  de  vieilles  romances  ou  chansonnettes,  tant  françaises  que 
provençales  dont  il  s'était,  disait-il,  rendu  coupable  dans  sa  jeunesse, 
soit  à  Avignon,  lorsqu'il  était  clerc  dans  l'étude  de  son  père,  soit  à  Paris, 


GASTIL-BLAZE  i25 


lorsqu'il  étudiait  en  droit,  mais  parmi  lesquelles  Je  remarquai  le  chant  des 
Thermopyles,  la  jolie  romance  du  Roi  René  ^  et,  s'il  m'était  permis 
d'en  citer  encore  une,  Cou  Pata  de  Juver,  chanson  trop  libre  dont  je 
ne  prendrais  même  pas  la  liberté  de  citer  seulement  le  titre,  si  je  n'étais 
pas  à  peu  près  certain  qu'il  ne  sera  pas  compris  par  nos  lecteurs  français. 
Castil-Blaze  me  fit  cadeau  du  dernier  exemplaire  qui  restait  encore  de 
son  Dictionnaire  de  musique  moderne^  portant  le  millésime  de  1821, 
que  je  conserve  comme  une  sorte  de  relique,  quoiqu'il  n'ait  plus  pour 
moi  que  le  mérite  du  souvenir. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  j'allai  encore  voir  mon  vieil  ami  et  le  trouvai 
plongé  dans  les  mêmes  collectionnements  ou  défrichements  littéraires, 
mais  beaucoup  plus  sérieux  qu'à  l'ordinaire  et  très  fatigué.  Je  crains  de 
ne  pas  pouvoir  le  finir,  me  dit-il  d'une  voix  mal  assurée  »,  car  il  redoutait 
la  mort:  la  seule  pensée  lui  en  faisait  horreur,  parce  qu'il  craignait 
qu'elle  ne  vînt  le  surprendre  au  milieu  d'un  travail  commencé,  et  il  ne 
parlait  d'elle  que  lorsqu'il  ne  songeait  point  à  son  arrivée  prochaine . 
Par  l'article  /e,  qu'il  savait  très  bien  que  je  comprendrais  sans  autre 
complément  de  phrase,  il  voulait  désigner  son  livre  intitulé  VOpéra^ 
comique,  cette  troisième  partie  essentielle,  mais  restée  inachevée,  de 
V Histoire  des  Théâtres  lyriques  de  Paris^  dont  il  avait  publié  depuis 
peu  les  deux  premières:  V Académie  Impériale  de  musique  tt  V Opéra 
Italien^  de  1645  à  i852. 

Il  tenait  beaucoup  à  cet  ouvrage,  ou  plutôt  à  ces  trois  livres  distincts 
de  l'opéra  en  France,  qu'il  avait  accompagnés  à  grands  frais  d'un  splen- 
dide  et  considérable  recueil  de  musique  gravée ,  contenant  tous  les 
morceaux  de  chant  et  de  symphonie  qui,  depuis  deux  cents  ans,  s'étaient 
rendus  célèbres  dans  ces  trois  théâtres. 

Le  texte  de  ces  trois  livres,  aussi  bien  que  les  deux  volumes  du  Molière 
musicien^  est  rempli  de  notes  ou  citations  curieuses  et  d'aperçus  histori- 
ques très  piquants,  qui  ont  une  grande  valeur  pour  les  littérateurs 
spéciaux  et  sont  d'autant  plus  précieux  qu'ils  avaient  été  puisés  en  grande 
partie  dans  les  recueils  inédits  et  peu  connus  de  Beffara.  Je  lui  dis  : 
«  Vous  le  finirez  »  et  lui  serrai  encore  une  fois  la  main  en  le  quittant.  Il 
répondit  à  ce  dernier  mot  par  un  signe  de  tête  négatif  que  je  compris 
trop  bien  et  qui  m'arracha  une  larme. 

Ceci  se  passait  vers  le  milieu  de  l'année  1857.  Je  venais  de  visiter 
Lille  et  la  Picardie,  où  j'avais  fait  exécuter  avec  éclat  la  fameuse  Messe 
dite  de  Rossini,  et  je  me  proposais  de  la  faire  connaître  aussi  à  Nantes, 
à  Rennes  et  dans  d'autres  villes  de  la  Bretagne.  Or,  j'étais  arrivé  depuis 
environ  un  mois  à  Saint-Malo,  lorsqu'un  jour,  le  21  décembre  de  la 


i:6  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


même  année,  étant  allé  visiter  sur  une  pointe  de  roches  où  il  est  situé,  au 
bord  de  la  Manche,  le  tombeau  de  Chateaubriand,  et  m'étant  assis  sur 
la  roche  couverte  de  molisse  qui  l'entoure,  j'ouvris  un  journal  de  Paris, 
où  j'eus  la  douleur  de  lire  les  lignes  suivantes  sous  la  rubrique  du  i3  du 
même  mois  : 

«  Un  célèbre  critique  musicien,  l'ancien  XXX  des  Débats  et  le  pre- 
«  mier  introducteur  en  France  des  chefs-d'œuvre  de  Rossini,  de  Mozart 
«  et  de  Weber,  qui,  pour  conserver  la  liberté  de  sa  plume  incisive,  dé- 
«  clina  les  plus  hautes  dignités  artistiques  et  littéraires,  y  compris  celle 
«  de  directeur  du  Conservatoire  de  Musique  de  Paris,  Castil-Blaze,  est 
«  mort  vendredi  dernier,  1 1  décembre  courant,  à  l'âge  de  soixante-treize 
«  ans.  >» 

CHARLES    SOULLIER. 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE 


DURANT    UN    SIECLE    ET    DEMI 


CHAPITRE    PREMIER 


ETTE  étude  n'a  pas  pour  but  de  retracer  l'historique 
complet  du  costume  théâtral  depuis  l'origine  du 
théâtre  français  jusqu'à  nos  jours,  en  expliquant 
toutes  les  variations  que  ces  vêtements  ont  subies 
trois  siècles  durant,  ainsi  que  les  circonstances  for- 
tuites ou  tentatires  réfléchies  qui  ont  provoqué  ces 
changements  et  qui  ont  amené  cette  partie  de  la  représentation  drama- 
tique au  point  de  perfection  relative  qu'elle  comporte  aujourd'hui. 

Ce  serait  là  un  travail  de  longue  haleine  qui  formerait  au  moins  la 
matière  d'un  gros  volume,  à  l'étudier  sous  ses  aspects  principaux  avec  les 
développements  et  considérations  artistiques  qu'il  devrait  renfermer. 
Nos  soins  se  sont  bornés  à  recueillir  nombre  de  renseignements 
curieux  sur  une  période  déterminé  et  à  les  grouper  le  plus  clairement 
possible,  avec  les  réflexions  et  détails  historiques  strictement  nécessaires, 
de  façon  à  donner  une  étude  bien  complète  de  cette  branche  importante 
de  l'art  dramatique,  pendant  un  laps  de  temps  assez  étendu  sur  lequel 
ont  toujours  passé  trop  rapidement  les  écrivains  qui  se  sont  occupés  de 
cette  intéressante  question  du  costume  au  théâtre.  Pour  quinze  ou  vingt, 


128  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

au  bas  mot,  qui  ont  pris  cette  histoire  au  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
c'est-à-dire  au  moment  où  Lekain  et  mademoiselle  Clairon ,  à  la 
Gomédie-Française,  et  madame  Favart,  à  la  Comédie-Italienne, 
apportaient,  comme  de  concert,  une  première  amélioration  notable  aux 
costumes  de  luxueuse  fantaisie  Jusqu'alors  adoptés  et  admirés,  il  ne  de 
trouve  qu'un  seul  auteur  qui  consacre  mieux  qu'une  analyse  succincte 
aux  époques  antérieures  à  ce  point  de  départ  général  (i). 

Nos  investigations  ont  porté  de  préférence  sur  cette  période  d'autant 
plus  curieuse  à  étudier  qu'elle  est  moins  connue,  surtout  au  point  de  vue 
qui  nous  occupe,  et  la  simple  lecture  de  ces  chapitres,  détachés  en 
quelque  sorte  d'une  histoire  générale  encore  à  venir,  suffira,  pensons- 
nous,  à  montrer  qu'il  y  avait  beaucoup  à  dire  rien  qu'au  sujet  du 
costume  sur  ces  temps  reculés.  Nous  avons  pris  pour  point  de  départ 
l'origine  même  du  théâtre  français,  et  nous  avons  poursuivi  nos  recher- 
ches à  travers  les  livres  et  gravures,  jusqu'au  moment  précis  où  nous 
rejoignions  les  travaux  de  la  plupart  des  historiens  dramatiques,  c'est-à- 
dire  jusqu'au  premier  tiers  du  siècle  dernier. 

La  mise  en  scène  des  mystères  était  tantôt  splendide,  tantôt  d'une 
pauvreté  naïve.  Ici,  de  misérables  troupes,  dans  une  petite  ville,  repré- 
sentaient une  action  religieuse  ou  dramatique  ;  un  simple  échafaud  avec 
des  compartiments  étiquetés  de  diverses  façons  suffisait  à  indiquer  le 
lieu  de  la  scène  et  remplaçait  un  décor  complet.  Là,  au  contraire,  des 
acteurs  exercés,  largement  rétribués,  représentaient  pour  de  riches  cités, 
une  pièce  bien  étudiée,  pourvue  de  tous  ses  décors  et  accessoires.  Mais, 
grande  que  fût  la  richesse  de  la  mise  en  scène,  les  mystères^  se  jouant 
le  plus  souvent  en  plein  air,  ne  constituaient  pas  ce  que  nous  avons 
appelé  le  théâtre. 

Le  luxe  des  jeux  théâtraux  était  alors  réservé  aux  riches  seigneurs 
qui  organisaient  des  fêtes  dans  leurs  châteaux.  Lorsque  des  troupes  de 
comédiens  commencèrent  à  donner  des  représentations  publiques,  un 
ou  deux  décors  faisaient  tous  les  frais  du  spectacle  :  ce  ne  fut  guère  qu'à 
partir  de  i636  ou  Sy,  pour  les  représentations  du  Cid^  de  Corneille,  et 
de  la  Sophronisbe,  de  Mairet,  que  les  comédiens  prirent  l'habitude 
d'avoir  un  décor  approprié  à  chaque  pièce.  Mais  avant  d'arriver  aux 
théâtres  réguliers,  il  faut  parler  des  magnifiques  fêtes  dramatiques  don- 
nées, en  ce  temps,   dans  des  châteaux  seigneuriaux  ou  à  la  cour  de 


(i)    Nous  voulons  parler  de  rintéi'essant   ouvi'age  de  M.  Ludovic  Celler    :   Les 
Décors,  les  Costumes  et  la  Mise  en  scène  au  dix-septième  siècle. 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE 


129 


France,  et  en  particulier  du  célèbre  Ballet  de  la  Reine,  dont  l'apparition 
fut  considérée  comme  une  merveille  sans  exemple  dans  le  passé,  sans  imi- 
tation possible  dans  l'avenir. 

Le  Balet  comyque  de  la  Royne,  de  Beaujoyeulx,  représenté  dans  la 
salle  du  Petit-Bourbon,  en  i58i,  aux  fêtes  du  mariage  du  duc  de 
Joyeuse,  pair  de  France,  avec  mademoiselle  de  Vaudemont,  sœur  de  la 
reine,  marque  la  première  ébauche  du  genre  qui  devint  l'opéra  et  qui  est 
dû  à  l'union  inégale  de  la  poésie,  de  la  musique,  des  décorations  et  de 
la  danse.  Henri  IH,  voulant  honorer  les  époux  par  la  magnificence  de  la 
fête,  prétendit  que  rien  ne  fut  épargné  pour  un  pareil  mariage  :  riches 
habits,  festins,  mascarades,  courses,  combats  à  la  barrière,  ballets  à  pied 
et  à  cheval,  concerts,  tout  se  succéda  si  bien  que  Brantôme  lui-même, 
quoiqu'il  trouve  le  ballet  des  Polonais  «  inimitable,  »  déclare  que  les 
«  noces  de  M.  de  Joyeuse  ont  surpassé  toutes  les  fêtes  et  cérémonies  du 
temps.  »  Le  désir  de  rendre  ces  noces  superbes  «  ne  dépassa  pas  le  désir 
d'exécuter  ces  splendeurs,  »  et  la  noblesse  «  apporta  son  argent,  comme 
sa  vie,  lorsqu'il  s'agissait  de  la  couronne.  « 

Catherine  de  Médicis  voulut  s'occuper  en  personne  de  la  composition 
du  ballet  ;  elle  envoya  donc  quérir  l'illustre  Baltazarini,  que  le  maréchal 
de  Brissac,  gouverneur  de  Piémont,  lui  avait  adressé  d'Italie,  avec  une 
bande  choisie  de  violons,  et  qu'elle  avait  bientôt  honoré  du  titre  si  envié 
de  son  valet  de  chambre.  Insinuant,  flatteur,  industrieux,  le  jeune  Italien 
avait  su  promptement  se  concilier  les  faveurs  des  grands,  et  il  était 
devenu  l'organisateur  attitré  de  toutes  les  fêtes  galantes,  bals,  festins  et 
mascarades  qui  se  donnaient  à  la  cour  si  luxueuse  et  si  corrompue  des 
Valois.  Cette  fois,  il  se  surpassa  et  composa  sur  les  indications  de  la 
reine -mère,  son  mirifique  ballet  de  Circé^  dont  il  a  laissé  la  description 
la  plus  pompeuse  à  la  postérité. 

Le  dimanche  i5  octobre,  la  reine  donna  grand  festin  au  Louvre,  et 
après  le  repas,  «  le  ballet  de  Circé  et  de  ses  nymphes,  le  plus  beau,  le 
mieux  ordonné  et  exécuté  qu'aucun  auparavant,  »  comme  dit  L'Estoile. 
Il  y  aurait  fatigue  à  suivre  l'auteur  dans  le  récit  de  cette  représentation, 
qui,  commencée  à  dix  heures  du  soir,  ne  se  termina  qu'à  trois  heures 
du  matin,  «  sans  qu'une  telle  longueur  ennuyast  ni  depleust  aux  assis- 
tans,  tel  étoit  et  si  grand  le  contentement  de  chacun,  »  écrit  le  glorieux 
Baltazarini  avec  un  plaisant  amour-propre.  Il  suffira  de  lui  emprunter, 
pour  le  sujet  qui  nous  occupe,  le  dessin  de  quelques  costumes,  en  laissant 
de  côté  les  merveilles  de  la  mise  en  scène,  grottes  de  diamants,  nuages 
pleins  d'étoiles  lumineuses,  treille  d'or  couverte  de  raisins  ,  orangers, 
grenadiers,  pommiers  avec  leurs  fruits  en  or,  argent,  soie  et  plumes. 
IX. 


i3o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Circé  l'enchanteresse  estoit  vestue  d'une  robe  d'or,  de  deux  couleurs, 
estoffee  partout  de  petites  houppes  d'or  et  de  soye,  et  voylee  de  grands  crespes 
d'argent  et  de  soye  :  ses  garnitures  de  teste,  col  et  bras,  estans  merveilleuse- 
ment enrichies  de  pierreries  et  perles  d'inestimable  valeur  :  en  sa  main,  elle 
portoit  une  verge  d'or  de  cinq  pieds,  tout  ainsi  que  l'ancienne  Circé  en  usoit, 
lorsque,  par  l'attouchement  de  cette  verge,  elle  convertissoit  les  hommes  en 
bestes  et  en  choses  inanimées. 

Les  Naïades  estoyent  vestues  de  toile  d'argent,  enrichie  par  dessus  de 
crespe  d'argent  et  incarnat,  qui  boliillonnoyent  sur  les  flancs,  et  tout  autour 
du  corps,  et  aux  bouts  partout,  de  petites  houppes  d'or  et  de  soye  incarnate, 
qui  donnoit  grâce  à  cette  parure.  Leurs  chefs  estoyent  parez  et  ornez  de 
petits  triangles  enrichis  de  diamans,  rubis,  perles,  et  autres  pierreries  exquises 
et  précieuses,  comme  estoyent  leurs  cols  et  bras  garnis  de  coliers,  carquans 
et  bracelets  ;  et  tous  leurs  vestemens  couverts  et  estoffez  de  pierreries,  qui 
brilloyent  et  estincelloyent  tout  ainsi  qu'on  voit  la  nuict  les  estoiles  paroistre 
au  manteau  azuré  du  firmament.  Aussi  cette  parure  a  esté  estimée  la  plus 
superbe,  riche  et  pompeuse,  qui  se  soit  jamais  veue  porter  en  masquarade. 

Mercure  estoit  accoustré ,  tout  ainsi  que  le  descrivent  les  poètes,  vestu  de 
satin  incarnadin  d'Espagne,  passementé  d'or  fort  industrieusement,  les  bro- 
dequins dorez,  ayant  des  ailes  à  ses  talons  qui  signifioyent  la  légèreté  de  sa 
course  :  son  chef  aussi  estoit  affublé  d'un  petit  chapeau  ailé  des  deux  costez, 
et  doré  par  tout  :  son  manteau  estoit  de  toile  d'or  violette  :  puis  en  sa  main 
portoit  le  caducée,  avec  lequel  jadis  il  endormit  Argus  pour  le  service  de 
Jupiter. 

La  déesse  Minerve  vestue  d'une  robe  de  toile  d'or,  avec  son  corcelet  de 
toile  d'argent  :  au  milieu  duquel  et  devant  et  derrière  estoit  effigiee  la  teste 
effroyable  de  Méduse  faitte  d'or  bruny  :  la  salade  et  habillement  de  teste  de 
toile  d'argent,  et  enrichi  d'une  infinité  de  pierreries  et  perles  d'inestimable 
valeur.  Sur  le  derrière  du  timbre  y  avoit  un  pennache  embelU  de  plumes 
d'Aigrette.  La  déesse  portoit  en  la  main  droite  la  lance  toute  dorée,  et  en  la 
gauche  l'escu  et  pavois  où  estoit  encore  peinte  la  teste  de  Gorgone  Méduse, 
d'or  et  d'argent  bruny. 

Le  sieur  de  Savornin  représentant  Jupiter  s'apparut  en  la  nuée  vestu  d'un 
habillement  de  toile  d'or,  ses  brodequins  estoyent  de  cuir  doré,  et  son  man- 
teau de  satin  jaulne,  chamarré  de  franges  d'or,  double  de  camelot  d'or  :  por- 
tant en  une  main  son  sceptre,  en  l'autre,  le  foudre  effroyable,  et  en  sa  teste 
une  belle  couronne,  le  tout  fait  d'or  bruny.  A  travers  de  son  corps,  il  estoit 
paré  d'une  riche  escharpe  reluisante  comme  le  soleil,  pour  les  perles  et  pier- 
reries dont  il  estoit  couvert,  et  entre  ses  iambes  une  grande  aigle  d'or  bruny. 

Même  profusion  d'or,  de  soie  et  de  pierreries  sur  tous  les  autres  cos- 
tumes, sur  ceux  de  Pan,  du  Gentilhomme  fugitif,  des  Tritons  et  des 
Sirènes,  de  Glaucus  et  de  Thétys,  des  Vertus  et  des  Dryades  :  les  Satyres 
seuls  se  distinguaient  au  milieu  de  ces  splendeurs  par  une  .nudité  trop 
fidèlement  copiée  d'après  l'antique.  La  pompe  inouïe  du  spectacle,  le 
luxe  féerique  des  décorations  et  des  costumes  cachaient  aux  yeux  d'une 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  i3i 

cour  encore  sérieusement  éprise  de  la  mythologie,  ce  que  cette  représen- 
tation des  intrigues  de  l'Olympe  antique  avait  de  ridicule  et  de  naïf. 
L'or,  l'argent,  les  rubis,  les  diamants,  les  dentelles  répandues  à  profusion 
sur  les  dieux  et  sur  les  hommes,  au  ciel  et  sur  la  terre,  éblouissaient  les 
yeux  de  la  foule  émerveillée  et  l'empêchaient  de  distinguer  les  parties 
encore  informes  de  ce  long  poème  et  les  rouages  grossiers  qui  faisaient 
mouvoir  les  plus  lourdes  machines. 

Cette  fête  fat  telle  qu'on  n'en  avait  pas  vu  de  mémoire  d'homme,  et 
Beaujoyeulx,  dans  sa  dédicace  au  roi  de  France  et  de  Pologne,  put  dire 
à  bon  droit,  avec  la  suffisance  de  l'auteur  encensé  et  la  finesse  d'un  cour- 
tisan accompli  :  «  ...  Mais  quant  à  l'agréable,  d'avoir  su  tempérer  cette 
martiale  inclination,  de  plaisirs  honnêtes,  de  passe-temps  exquis, 
de  récréation  émerveillable  en  sa  variété,  inimitable  en  beauté,  incom- 
parable en  sa  délicieuse  nouveauté  :  l'on  me  pardonnera,  si  je  maintiens 
que  vous  n'avez  eu  ni  prédécesseur,  ni  aurez  (comme  je  pense)  de 
successeur  (i).  » 

Ce  succès,  sans  précédent,  suscita  à  Baltazarini  maints  rivaux  brûlant 
tous  de  se  mesurer  avec  lui  et  d'éclipser  en  richesse  le  spectacle  des  noces 
du  duc  de  Joyeuse. 

Quinze  années  plus  tard,  le  25  février  i5g6,  Nicolas  de  Montreux 
faisait  représenter  au  château  de  Nantes,  devant  le  duc  de  Mercœur, 
gouverneur  de  Bretagne,  une  pastorale  pleine  de  jeux  de  scène  empruntés 
aux  Italiens,  et  dont  les  décors  laissaient  loin  derrière  eux  toutes  les 
splendeurs  du  Ballet  de  la  Reine,  Cette  pièce  avait  pour  titre  :  Arimène  ; 
elle  fut  aussitôt  imprimée  et  l'auteur  n'oublia  pas  d'enrichir  cette  publi- 
cation de  précieux  détails  sur  la  mise  en  scène. 

Il  serait  fastidieux  de  raconter  en  détail  ces  cinq  grands  intermèdes 
mythologiques  :  le  combat  des  Dieux  et  des  Titans,  l'histoire  de  Paris 
et  Hélène,  d'Andromède  et  Persée,  d'Argos  et  lo,  d'Orphée  aux  Enfers, 
qui  donnèrent  lieu  à  cet  étalage  sans  fin  de  décors  d'une  richesse  éblouis- 
sante. Nous  prendrons  seulement  note  des  différents  costumes  qui  font 
grand  honneur  à  la  riche  imagination  de  Montreux  et  du  célèbre  astro- 
logue Côme  Ruggieri,  alors  retenu  prisonnier  dans  la  forteresse  de 
Nantes,  et  qui  lui  fut  un  aide  précieux  pour  la  partie  décorative,  d'où 
dépendait  tout  le  succès. 

Ces  acteurs  étoient  habillez  à  la  forme  des  pasteurs  d'Arcadie,  tous  de  satin 
de  diverses  couleurs,   enrichiz  de   clincamp,  la  panetière  de  cHncamp,  les 

(i)  Voir,  pour  plus  de  détails,  le  livre  de  M.  Ludovic  Celler  ;  les  Origines  de 
l'Opéra  et  h  Ballet  de  la  Reine.  (Un  vol.  in-i8,  chez  Didier,  1868.) 


i32  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


botines  de  la  couleur  de  leurs  habits,  semées  de  roses  de  clincamp,  leurs 
chapeaux  de  mesme  et  la  houlette  argentée  en  la  main,  les  habits  fort  cscla- 
tants,  riches  et  bien  faicts. 

Arimène  habillée  de  satin  orangé. 

Ermange,  vieil  pasteur,  de  satin  à  couleur  de  feuille  morte. 

Floridor  habillé  à  la  françoise,  de  satin  cramoisi,  la  cappe  de  mesme,  dou- 
blée de  clincamp,  l'espée  dorée  et  le  fourreau  de  velours  cramoisi. 

Cloridan  habillé  de  satin  blanc. 

Circimant  habillé  de  satin  noir,  à  la  mode  des  anciens  mages  d'Egypte. 

Furluquin,  serviteur  de  Floridor,  habillé  à  la  harlequine. 

Alphize,  de  satin  jaulne  paillé,  avec  un  javelot  en  sa  superbe  main. 

Argence,  vieille  bergère,  de  satin  gris. 

Clorice,  bergère,  de  satin  vert. 

Assave,  le  pédant,  de  noir,  en  robbe  pedantesque. 

Aldire,  sage  pasteur,  de  tanné. 

Orithie,  nymphe,  de  jaulne  doré,  avec  une  coiffure  poinctue,  à  la  mode 
des  nymphes. 

Comment  douter  qu'un  aussi  merveilleux  spectacle  n'ait  pas  remporté 
un  succès  bien  gagné  par  tant  d'efforts  de  fantaisie  imaginative  ?  Ces  cinq 
longs  actes  et  leurs  appendices  mythologiques  qui  nous  paraîtraient 
aujourd'hui  d'une  insipide  monotonie,  excitèrent  une  profonde  admira- 
tion. L'auteur,  du  reste,  prend  soin  de  l'apprendre  aux  générations  à 
venir,  par  ces  modestes  paroles  qui  terminent  dignement  son  récit  : 
((  Chacun  se  retira  plus  ennuyé   de  la  fin  que  de  la  longueur  de   la 

chose  (i).  » 

Nos  voisins  d'Outre-Manche  avaient  à  cette  époque  des  divertisse- 
ments analogues  :  c'étaient  les  masques,  jeux  dramatiques  en  grande 
faveur  à  la  cour  des  souverains  d'Angleterre,  pendant  les  seizième  et  dix- 
septième  siècles.  Le  masque  anglais  était  un  spectacle  d'une  pompe  extraor- 
dinaire et  bizarre,  un  ensemble  de  musique,  de  danses,  de  festins,  de 
scènes  parlées  ou  mimées  par  des  personnages  allégoriques  revêtus  de 
splendides  costumes.  Suivant  la  chronique  d'Holinsted,  l'un  des  pre- 
miers masques  aurait  été  joué  sous  Henri  VIII,  en  i5io. 

Un  des  plus  brillants  fut  celui  composé  par  Thomas  Campion,  docteur 
médecin,  et  représenté  à  White-Hall,  le  6  janvier  1 606,  au  mariage  de  lord 
James  Hax,  comte  de  Carlisle,  avec  lady  Anna,  fille  unique  d'Edward, 
lord  Denny.  Dans  la  description  de  la  scène  où  se  joua  ce  masque,  on 
voit  qu'il  y  avait,  parmi  les  décorations,  des  arbres  d'or,  des  collines,  un 

(i)  Cette  représentation  solennelle  a  été  décrite  d'après  le  propre  récit  de  Mon- 
treux  par  M.  L.  Lacour,  dans  un  article  publié  il  y  a  déjà  longtemps  à  la  Revue 
française  et  intitulé  :  Un  opéra  ait  seizième  aiècle. 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  i  33 


bosquet  de  Flore  orné  de  toutes  sortes  de  fleurs  d'où  jaillissaient  des 
rayons  de  lumière,  la  maison  de  la  Nuit,  dont  les  noirs  piliers  étaient 
semés  d'étoiles  d'or,  et  qui^,  à  l'intérieur,  n'était  pleine  que  de  nuages  et 
d'oiseaux  de  nuit,  etc.  Le  reste  à  l'avenant  :  c'était  comme  à  la  cour  de 
France,  un  déploiement  interminable  de  splendeurs  et  de  merveilles  de 
toutes  sortes, 

Paris  allait  bientôt  pouvoir  admirer  les  magnificences  théâtrales  de 
l'Italie.  Mazarin,  se  souvenant  des  fêtes  auxquelles  il  avait  assisté  en 
Piémont,  manda  dans  la  capitale  le  machiniste  Torelli,  avec  une  troupe 
de  comédiens,  qui  montèrent  au  Petit-  Bourbon ,  en  1 643 ,  la  Finta  Pa:{{a, 
de  Strozzi.  C'était  l'histoire  d'Achille  à  Scyros,  du  voyage  d'Ulysse  et  de 
Diomède,  des  amours  interrompus  de  Déïdamie,  et  du  départ  d'Achille 
pour  la  guerre  de  Troie.  Ulysse,  Diomède  et  les  habitants  de  Scyros  por- 
taient d'abord  la  cuirasse  ajustée,  la  double  jupe  courte  couverte  de 
lanières,  et  le  manteau  drapé  sur  l'épaule  ;  mais  plus  tard,  Ulysse  s'ima- 
gina de  changer  de  costume.  Il  endossa  alors  une  cuirasse  avec  une 
écharpe  en  travers  comme  les  gardes  des  Valois  ,  il  eut  une  triple  jupe 
découpée,  l'épée  attachée  à  l'écharpe,  le  casque  lourdement  empanaché. 
De  son  côté,  Achille,  sous  ses  atours  féminins^  ressemblait  à  une  dame 
de  la  cour  de  France;  il  portait  la  jupe  longue,  ouverte  sur  une  jupe 
plus  courte,  les  manches  larges  avec  dentelles,  le  corsage  à  guimpe  et 
tenait  un  éventail  à  la  main. 

Malgré  les  murmures  chaque  jour  plus  menaçants  de  ses  adversaires 
politiques,  Mazarin  continua  de  faire  représenter  des  drames  lyriques 
par  les  artistes  qu'il  avait  fait  venir  d'Italie.  La  Fronde  commençait  bien 
d'agiter  Paris,  mais  les  troubles  précurseurs  des  dissensions  civiles  ne  fai- 
saient pas  trêve  aux  fêtes  théâtrales,  et  les  représentations  se  succédèrent 
à  la  cour,  de  1647  à  i65o,  sans  être  interrompues  autrement  que  d'une 
façon  très  passagère  au  plus  fort  de  la  guerre  civile,  et  lorsque  la  petite 
vérole  mit  en  danger  les  jours  du  jeune  roi. 

Les  plus  curieuses  des  comédies  en  musique  représentées  à  cette  époque, 
sont  :  le  Mariage  d'Orphée  et  d'Eurydice^  ou  la  grande  Journée  des 
Machines^  et  VOrfeo  ed  Euridice  :  l'un,  amalgame  de  chant,  de  danse 
et  de  déclamation,  combiné  par  le  sieur  Chappoton  et  représenté  en 
1640,  parla  troupe  royale;  l'autre,  avec  paroles  italiennes  et  musique 
fort  importante  de  Rossi,  joué  en  1643,  dans  la  salle  du  Falais-Royal. 
Ces  deux  grandes  machines  théâtrales  brillaient  par  une  mise  en  scène 
riche  et  compliquée,  mais  elles  ne  présentaient  aucune  particularité  sail- 
lante dans  les  costumes  qui  vont  prendre  un  nouvel  essor  avec  l'Andro- 
mède^ de  Pierre  Corneille. 


i34  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

C'est  en  i65o  que  cette  tragédie  mêlée  de  chants  et  de  danses  fut  jouée 
au  théâtre  du  Petit- Bourbon ,  avec  un  grand  appareil  de  mise  en  scène, 
dont  on  peut  se  faire  ane  idée  par  les  gravures  des  costumes  et  des  dé- 
cors conservées  à  la  Bibliothèque  nationale.  La  Galette  de  France^  du 
i8  février  i65o,  n'hésite  pas  à  déclarer  que  les  Grecs  et  les  Romains  sont 
surpassés,  que  les  miracles  des  prêtres  .égyptiens  ne  sont  rien  en  compa- 
raison des  merveilles  ai  Andromède.  Les  «.<  méchaniques  »  de  Torelli 
plurent  tant  au  public  que  certains  amateurs  les  retournèrent  voir 
plusieurs  fois  de  suite.  Les  costumes  n'étaient  nullement  inférieurs  aux 
merveilles  de  la  décoration  :  Vénus  et  toutes  les  femmes  étaient  somp- 
tueusement vêtues  à  la  mode  du  jour,  tandis  que  les  hommes  portaient, 
comme  les  personnages  de  Mirame,  le  riche  baudrier,  les  longs  cheveux 
bouclés,  la  cuirasse  et  le  casque  à  grandes  plumes. 

Tous  les  gens  de  théâtre  alors,  et  ceux  qui  jouaient  la  comédie  ou 
déclamaient  la  tragédie  plus  encore  que  ceux  qui  chantaient  l'opéra, 
étaient  assez  proches  parents  des  comédiens  ambulants  de  Scarron  ;  tous 
menaient  gaîment  la  vie  errante  et  aventureuse  des  héros  du  Roman 
comique.  En  quelques  mots,  nous  sommes  au  fait.  Le  joyeux  auteur, 
qui  riait  et  faisait  rire  les  autres  pour  se  distraire  de  ses  souffrances,  nous 
a  bien  vite  présenté  ces  véridiques  personnages  :  il  les  a  copiés  sur  le 
vif,  eux,  leurs  habitudes  et  leurs  costumes.  C'est  l'enfance  de  l'art,  c'est 
la  Bohême  pauvre  d'argent ,  mais  riche  d'esprit ,  c'est  la  commedia 
delV  arte,  venue  d'Italie. 

a  .,,  Un  jeune  homme,  aussi  pauvre  d'habits  que  riche  de  mine,  mar- 
chait à  coté  de  la  charrette...  Au  lieu  de  chapeau,  il  n'avait  qu'un  bonnet 
de  nuit,  entortillé  de  jarretières  de  différentes  couleurs  ..  Son  pourpoint 
était  une  casaque  de  grisette,  ceinte  avec  une  courroie,  laquelle  lui  servait 
aussi  à  soutenir  une  épée  qui  était  si  longue  qu'on  ne  s'en  pouvait  aider 
adroitement  sans  fourchette.  Il  portait  des  chausses  trouées  à  bas  d'atta- 
ches, comme  celles  des  comédiens  quand  ils  représentent  un  héros  de 
l'antiquité,  et  il  avait,  au  lieu  de  souliers,  des  brodequins  à  l'antique  que 
les  boues  avaient  gâté  jusqu'à  la  cheville  du  pied.  »  Celui-ci,  c'est  Le 
Destin,  le  jeune  premier,  et,  comme  tel,  le  mieux  nippé  de  la  troupe. 
Jugez  par  là  des  autres,  du  bilieux  La  Rancune,  de  la  gracieuse  Angé- 
lique ou  de  la  charmante  L'Etoile  ». 

S'agit-il  de  donner  la  comédie  et  de  distraire  la  brillante  compagnie 
réunie  au  tripot  de  la  Biche  :  «  Fournissez  vos  habits,  disent  les  comé- 
diens, et  nous  jouerons  avant  que  la  nuit  vienne.  »  M.  de  la  Rappinière, 
le  rieur  de  la  ville  du  Mans,  offre  aussitôt  une  vieille  robe  de  sa  femme  à 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  i35 


La  Caverne,  et  la  tripotière  deux  ou  trois  paires  d'habits  qu'elle  avait  en 
gage,  à  Destin  et  à  La  Rancune.  Tout  s'arrange  au  mieux  :  Destin  fera 
Hérode,  La  Caverne  jouera  Marianne  et  Salomé,  le  vieux  La  Rancune 
tiendra  tous  les  autres  rôles. 

«  Le  parti  plut  à  la  compagnie,  et  le  diable  de  la  Rappinière,  qui 
s'avisait  toujours  de  quelque  malice,  dit  qu'il  ne  fallait  point  d'autres 
habits  que  ceux  de  deux  jeunes  hommes  de  la  ville  qui  jouaient  une  partie 
dans  le  tripot,  et  que  mademoiselle  de  la  Caverne,  en  son  habit  d'ordi- 
naire, pourrait  passer  pour  tout  ce  qu'on  voudrait  dans  une  comédie. 
Aussitôt  dit,  aussitôt  fait  ;  en  moins  d'un  demi-quart  d'heure,  les  comé- 
diens eurent  bu  chacun  deux  ou  trois  coups,  furent  travestis,  et  l'assem- 
blée qui  s'était  grossie,  ayant  pris  place  dans  la  chambre  haute,  on  vit 
derrière  un  drap  sale  que  l'on  leva,  le  comédien  Destin  couché  sur  un 
matelas,  un  corbillon  sur  la  tête,  qui  lui  servait  de  couronne,  se  frottant 
un  peu  les  yeux  comme  un  homme  qui  s'éveille,  et  récitant  du  ton  de 
Mondori,  le  rôle  d'Hérode...  » 

Mondori  était  né  à  Orléans  ;  il  fut  durant  assez  longtemps  le  chef  et 
l'orateur  de  la  troupe  du  Marais,  où  il  représentait  avec  talent  les  rois 
et  les  empereurs.  Ce  fut  précisément  ce  personnage  d'Hérode  dans  la 
Marianne,  de  Tristan,  qui  le  conduisit  au  tombeau.  Il  mourut  en  i65 1, 
d'une  attaque  d'apoplexie,  causée  probablement  par  les  efforts  surhumains 
qu'il  faisait  dans  ce  rôle  :  l'auteur  se  glorifia  bêtement  de  ce  triste  événe- 
ment et  alla  jusqu'à  défier  ses  rivaux  de  tuer  ainsi  quelque  comédien 
sous  leurs  vers. 

Mondori  fut  le  premier  à  rejeter  l'usage  de  la  perruque.  «  Il  était  de 
taille  moyenne,  mais  bien  prise,  disent  les  frères  Parfaict  ;  la  mine  haute, 
le  visage  agréable  et  expressif.  Il  avait  de  petits  cheveux  coupés  avec  les- 
quels il  jouait  tous  les  rôles  de  héros,  sans  avoir  jamais  voulu  mettre  de 
perruque.  »  Scarron  a  donc  doublement  raison  de  le  citer  et  de  le  criti- 
quer, car,  malgré  ses  défauts,  une  déclamation  et  un  jeu  outrés, 
Mondory  était  l'acteur  le  plus  en  renom  du  temps  —  et  méritait  de  l'être. 

Bien  que  cet  étalage  de  parures  et  de  décorations  éblouissantes  ou  dé- 
fraîchies ravît  toujours  la  grande  masse  du  public,  quelques  esprits  sensés 
étaient  déjà  frappés  de  ce  que  ces  travestissements  avaient  de  grotesque, 
et  les  railleries  commençaient  à  percer  sous  l'enthousiasme  général.  Sorel 
s'en  moque  spirituellement  dans  sa  Maison  des  Jeux  : 

«  J'ai  vu  quelquefois,  dit  Hermogène,  passer  à  Paris  de  ces  gens-là, 
qui  n'avoient  chacun  qu'un  habit  pour  toute  sorte  de  personnages  et  ne 
se  déguisoient  que  par  de  fausses  barbes  ou  par  quelque  marque  assez 


i36  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

faible,  selon  le  personnage  qu'ils  représentoient  ;  Apollon  et  Hercules  y 
paraissoient  en  chausse  et  en  pourpoint  ;  mais  pourquoi  ne  les  eût-on  pas 
habillés  à  la  françoise?  N'y  a-t-il  pas  eu  un  Hercule  gaulois?  Cet  Her- 
cule, se  voulant  faire  remarquer,  avoit  seulement  les  bras  retroussés 
comme  un  cuisinier  qui  est  en  faction,  et  tenoit  une  petite  bûche  sur  son 
épaule  pour  sa  massue,  de  telle  sorte  qu'en  cet  équipage  l'on  l'eût  pris 
encore  pour  un  gagne-denier  qui  demande  à  fendre  du  bois.  Pour 
Apollon,  il  avoit  derrière  sa  tête  une  grande  plaque  jaune  prise  de  quelque 
armoirie,  pour  contrefaire  le  soleil,  et  tous  les  autres  dieux  n'étoient  pas 
mieux  atournés  ;  jugez  donc  ce  que  ce  pouvoit  être  des  mortels...  » 

Lesage  décrit  aussi,  par  la  bouche  d'un  des  personnages  de  Gil-Blas, 
le  bizarre  costume  que  revêtait  alors  un  roi  de  tragédie.  Scipion,  le 
secrétaire  du  tout-puissant  seigneur  de  Santillane,  avait  été,  dans  son 
enfance,  au  nombre  des  marmitons  de  l'archevêque  de  Séville.  Pages  et 
domestiques  s'avisèrent  un  jour,  pour  célébrer  l'anniversaire  de  monsei- 
gneur, de  représenter  une  tragi-comédie.  Ils  choisirent  celle  des  Béna- 
rideSj  et  son  jeune  âge  fit  désigner  Scipion  pour  faire  le  rôle  du  jeune 
roi  de  Léon  enlevé  par  les  Maures.  Après  de  nombreuses  répétitions  et 
bien  des  préparatifs  pour  rendre  la  fête  magnifique,  —  on  n'avait  rien 
épargné,  le  maître  devant  payer  toute  la  dépense,  —  l'archevêque  fixa  le 
jour  de  la  représentation. 

ce  Le  jour  venu,  continue  Scipion,  qui  raconte  ses  aventures  à  son 
maître,  chaque  acteur  ne  s'occupa  que  de  son  habillement.  Pour  le  mien, 
il  me  fut  apporté  par  un  tailleur  accompagné  de  notre  majordome,  qui, 
s'étant  donné  la  peine  de  me  répéter  mon  rôle,  se  faisait  un  plaisir  de  me 
voir  habiller.  Le  tailleur  me  revêtit  d'une  robe  de  velours  bleu,  garnie  de 
galons  et  de  boutons  d'or,  avec  des  manches  pendantes,  ornées  de  franges 
du  même  métal  ;  et  le  majordome  lui-même  me  posa  sur  la  tête  une 
couronne  de  carton,  parsemée  de  quantité  de  perles  fines  mêlées  parmi 
de  faux  diamants.  De  plus,  ils  me  mirent  une  ceinture  de  soie,  couleur 
de  rose,  à  fleurs  d'argent.  Et,  à  chaque  chose  dont  ils  me  paraient,  il  me 
semblait  qu'ils  m'attachaient  des  ailes  pour  m'envoler  et  m'en  aller  (i).  » 

Scarron,  de  son  côté,  ne  manque  pas,  dans  le  Virgile  travesti,  de  vêtir 
le  pieux  Enée,  au  moment  le  plus  délicat  du  poème,  d'un  costume 
dont  il  accuse  bien  les  côtés  burlesques,  mais  qui  peut  donner  une  idée 
assez  exacte  de  la  façon  dont  le  héros  troyen  se  serait  affublé  à  cette 
époque  pour  paraître  en  scène  et  peindre  son  amoureux  tourment  à  la 
dame  de  ses  pensées. 

(i)  Histoire  de  Gil-Blas,  liv.  x  ;  chap.  x. 


LES  COSTUMES  DE  THÉÂTRE  -  187 

Ce  gentil  dieu  que  je  vous  di^ 
Pour  ne  rien  faire  en  étourdi^ 
Se  posa  sur  une  chaumière. 
Là,  de  sa  double  talonnière 
Désembarrassant  son  talon., 
Il  vit  faisant  le  violon 
Vis-à-vis  de  sa  violone^ 
Messire  yEneas  en  personne.. 
Poudré,  frisé,  fardé,  tondu  : 
Un  riche  habit  bien  étendu, 
Augmenioit  fort  sa  bonne  mine, 
Il  étoit  de  belle  étamine, 
Le  manteau  de  drap  de  Sidon, 
Présent  de  la  dame  Didon. 
Comme  cette  reine  amoureuse 
Étoit  une  grande  coiiseuse, 
Elle  avoit  fort  adroitement 
Chamarré  d'un  beau  passement 
Et  parsemé  de  points  d'aiguille, 
Autant  r habit  que  la  mandille. 

ADOLPHE  JULLIEN. 

(La  suite  prochainement.) 


ÉCOLE    DE    MUSIQ_UE    RELIGIEUSE 


PALMARÈS     POUR      l'aNNKE      iSyS 


A  distribution  des  prix  de  l'Ecole  de  musique  reli- 
gieuse, dirigée  par  M.  Gustave  Lefèvre,  a  eu  lieu 
mardi  27  juillet,  sous  la  présidence  de  M.  Deville, 
délégué  du  ministre  de  l'instruction  publique  et  des 
cultes,  assisté  du  directeur,  des  professeurs  et  du 
comité  des  études. 
Le  directeur  a  rendu  compte  des  travaux  de  l'année  et  on  a  procédé  à 
la  distribution  des  prix. 

Voici  le  nom  des  lauréats  pour  les  études  musicales  : 

SOLFÈGE.  —  3'^  division.  —  Pas  de  nomination. 

2"  division.  —  Prix  ex  œquo  :  Joseph  Rigoud,  Paul  Combes  ;  i^""  ac- 
cessit ex  œquo  :  Victor  Linglin,  Baichère  ;  2^  accessit  ex  œquo  :  Albert 
Gougelet,  Charles  Martin;  mention  honorable,  Gabriel   Boidin. 

i"  division.  —  i®''  prix  :  Désiré  Létang;  2^  prix  :  Philippe  Bellenot. 

HARMONIE  PRATIQUE.  —  Prix  :  Casimir  Baille;  accessit,  Désiré  Létang. 

harmonie  écrite.  —  2°  division.  —  Prix  :  Henri  Lenormand  ;  ac- 
cessit, Victor  Linglin  ;  mention,  A.  Gougelet;   Paul  Combes. 

i'"'^  division.  —  Rappel  du  prix  :  Charles  Bresselle.  1'=''  prix  :  Désiré 
Létang;  accessit,  François  Fimbel. 

FUGUE.  —  Pas  de  concurrent. 

CONTRE-POINT.  —  Mcntiou  :  Désiré  Létang.  (C'est  la  plus  haute  ré- 
compense). 

composition  MUSICALE.  —  i*^''  PRi)( ,  fondé  par  S.  Exc.  le  ministre  de 
l'instruction  publique^  des  cultes  et  des  beaux  arts  :  Pas  de  prix.  Mention 
très  honorable.  Casimir  Baille. 

PIANO.  —  4*^  division.  —  Prix  d'encouragement:  Louis  Josset. 


ECOLE  DE  MUSIQUE  RELIGIEUSE 


iSg 


3"  division.  —  Prix  :  Charles  Hétuin  ;  accessit^  Louis  Gabry,  Paul 
Guthmann. 

2*^  division.  —  i^'"  prik  ex  œquo:  Charles  Dunster,  Joseph  Rigaud  ; 
2^  PRIX  :  Albert  Gougelet;  i^''  accessit,  J.  Erb;  2^  accessit,  Victor  Linglin  ; 
3°  accessit,  Joseph  Baichère. 

i''"  division. —  i^''  prix:  Casimir  Baille;  2"  prix:  Gustave  Meyer  ; 
!<"■  accessit,   Philippe  Bellenot;  2'^  accessit,   Henri  Boncourt. 

PLAIN-CHANT    ECRIT    ET    ACCOMPAGNÉ.    1 '^''   PRIX  fondé    par    S.    ExC.     le 

ministre  de  l'instruction  publique,  des  cultes  et  des  beaux-arts  :  Rappel 
du  i""^  PRIX  de  1874,  Gabriel  Boidin. 

i'^''  prix:  Désiré  Létang;  2'^  prix:  Charles  Bresselle  ;  i"  accessit, 
François  Fimbel;  2«  accessit,  Victor  Linglin  ;  mention  honorable,  Al- 
bert Gougelet,  Paul  Combes. 

orgue.  —  2^  division.  —  i^'"  prix  ex  œqiio  :  Joseph  Rigaud,  Charles 
Dunster;  2^  prix:  Gustave  Mayer;  i""  accessit,  H.  Boncourt;  2^  ac- 
cessit ex  œquo  :  Emile  Bettinger,  Jérôme  Gross;  mention,  Paul  Combes. 

i"'^  division.  —  1'"'  prix  fondé  par  S.  Exe.  le  ministre  de  l'instruction 
publique,  des  cultes  et  des  beaux-arts:  Casimir  Baille  ;  3"^ prix  ex  œquo 
Philippe  Bellenot,  Charles  Martin  ;  accessit,  Henri  Boncourt. 

Prix  d'honneur  donné  par  le  Directeur  à  l'élève  désigné  par  ses  con- 
disciples comme  ayant  eu  pendant  toute  l'année  une  bonne  conduite,  de 
bons  et  fraternels  rapports  avec  tous,  et  dont  le  travail  a  toujours  été 
méritoire. 

Ex  œquo:  Alphonse  Dornbirrer,  Henri  Boncourt. 


VARIA 

Cor'respondatice.  —  Faits  divers.  —  'ÎNjinj^elles. 


FAITS    DIVERS 


A  présentation  du  budget  des  théâtres  à  l'Assemblée  na- 
tionale n'a  donné  lieu  à  aucun  discours.  11  a  été  voté 
jeudi  dernier  sans  opposition.  Les  subventions  sont  donc 
ce  qu'elles  étaient  l'année  dernière  : 

L'Opéra 800,000  fr. 

Le  Théâtre-Français , . .     240,000  Ir, 

L'Opéra-Comique 140,000  fr. 

L'Odéon. 60,000  fr. 

Le  Théâtre-Lyrique 100,000  fr. 

Il  faut  ajouter  à  cette  dernière  subvention  95,000  francs  qui  restent  sur  les 
100,000  votés  l'an  dernier. 

La  question  du  droit  des  pauvres  n'a  pas  été  portée  à  la  tribune.  Dans  une 
séance  tenue  l'avant-veille,  les  directeurs  des  théâtres  délégués  avaient  de- 
mandé l'adoption  de  l'amendement  de  MM.  Raoul  Duval  et  Ganivet,  dont 
nous  avons  donné  le  texte  dans  notre  précédent  numéro. 

La  sous-commission,  par  l'organe  de  son  rapporteur  M.  le  comte  d'Osmoy, 
n'a  pu  que  promettre  d'étudier  à  fond  la  question  et  de  soumettre  les  résul- 
tats de  cet  examen  à  l'Assemblée  pour  le  prochain  budget.  Prenant  acte  de 
cette  promesse,  MM.  Duval  et  Ganivet  ont  retiré  leur  amendement.  —  Au 
cours  de  la  séance  publique  d.e  jeudi,  M.  le  comte  d'Osmoy  a  déposé  une  de- 
mande de  crédit  supplémentaire  (6,000  francs)  pour  payer  les  frais  du  procès 
que  rOpéra-Comique  a  soutenu  à  propos  de  son  foyer. 


—  Les  compositeurs  de  musique,  désirant  remercier  M.  d'Osmoy  de  la 
campagne  par  lui  ouverte  en  faveur  du  Théâtre-Lyrique,  viennent  de  lui 
adresser  la  lettre  suivante  : 

«  A  Monsieur  le  comte  d'Osmoy,  rapporteur  de  la  sous-commission  des 
beaux-arts  près  la  commission  du  budget. 

«  Monsieur  le  comte, 

«  Nous  vous  remercions  bien  vivement  de  la  chaleur  avec  laquelle  vous 
avez  défendu  le  principe  du  Théâtre-Lyrique,  en  même  temps  que  les  inté- 
rêts des  compositeurs  français,  devant  la  commission  du  budget  et  devant  la 


VARIA  14T 

commission  consultative  des  théâtres.  Grâce  à  vous,  monsieur  le  comte,  nous 
allons  enfin  rentrer  en  possession  de  ce  théâtre  producteur  qui  s'appelle  le 
Théâtre-Lyrique,  Vous  avez  bien  voulu  faire  droit  à  nos  demandes,  et  vous 
avez  pu  faire  agréer  aux  deux  commissions,  ainsi  qu'à  M.  le  ministre,  les 
vœux  que  nous  avions  formés. 

«  Nous  venons  vous  prier,   monsieur  le  comte,  d'agréer  l'expression   de 
toute  notre  gratitude  et  l'assurance  de  notre  profond  respect. 
«  En  l'absence  de  M.  Vaucorbeil,  président,  ont  signé  : 

«  Edmond  Membrée,  Victorin  Joncières,  vice-présidents  ;  Samuel 
David,  secrétaire;  J.-B.  Wekerlin,  bibliothécaire  archiviste; 
Th.  Dubois,  Gastinel,  Guillot  de  Sainbris,  de  Lajarte,  Ch. 
Lamoureux,  Ortolan,  Verrimst,  d'Ingrande,  membres  du 
comité.  « 

—  On  a  procédé,  dans  la  salle  ordinaire  des  criées,  au  Tribunal  de  Com- 
merce, à  la  vente  aux  enchères  publiques  des  terrains  de  l'ancien  Opéra, 
divisés  en  14  lots  ; 

Le  lei-  lot  (449  mètres  16  cent.j  a  été  adjugé  à  M.   Lehideux,  banquier, 

pour  la  somme  de 294,000 

Le  2"  lot  (  281  mètres  83  cent.)  à  M.  Dumont 290, 100 

3«lot  (488  mètres)  à  M.  Pasquet,  pour 337,100 

Le  I  le  lot  (  379  mètres  5o  cent.  )  à  M.  Massion,  pour  le  compte 

de  la  Société  de  crédit  général  français 209,100 

Le  12^  lot  (457  mètres  28  cent.)  au  même 3o7,ioo 

Le  i3e  lot  (451  métrer  5o  cent.)  à  M.  Goguet 262,100 

Total 1,699,500 

Les  4«,  5",  b",  7«,  8«,  9«,  io«  et  14^  lots  n'ayant  pas  trouvé  d'acquéreurs  aux 
prix  demandés,  la  date  de  la  deuxième  vente  sera  ultérieurement  fixée. 

—  L'administration  de  l'Opéra  a  versé  à  la  souscription  pour  les  inondés 
28,602  fr.  40,  produit  net  de  la  représentation  du  3  juillet.  L'Assistance  pu- 
blique a  fait  abandon  du  droit  des  pauvres,  soit  3,225  fr.  43,  et  la  Société  des 
auteurs  et  compositeurs  dramatiques  a  renoncé  également  à  ses  droits,  2,297 
fr.  98. 

—  Nous  insérons  avec  empressement  la  lettre  suivante  que  vient  de  nous 
adresser  M  Danbé,  l'excellent  chef  d'orchestre,  fondateur  des  concerts  si 
connus,  en  ce  moment  directeur  du  Casino  de  Néris  : 

«  Cher  monsieur, 

«  Au  moment  où  tous  les  artistes  tiennent  à  honneur  de  venir  en  aide  aux 
malheureuses  victimes  des  inondations,  je  vous-serai  reconnaissant  d'infor- 
mer vos  lecteurs  que  le  Casino  de  Néris,  dont  j'ai  la  direction,  a  récolté,  tant 
par  la  représentation  que  par  la  quête,  une  somme  de  trois  mille  francs 
exempte  de  tous  frais. 

«  Permettez-moi  de  vous  citer  les  noms  des  excellents  artistes  qui  y  ont 


142 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


pris  part  avec  le  plus  grand  dévouement;  ce  sont  :  mesdemoiselles  C.  Girard 
et  Morand,  MM.  L.  Fugère,  Emile  Bourgeois,  AbeJ  Moisson,  Victor  Sureau  et 

«  Votre  bien  dévoué, 

«  J.  Danbé.  » 


—  Le  buste  de  Beethoven,  œuvre  de  M.  Vidal,  remarquée  au  Salon  de  iSyS, 
a  été  acheté  pour  le  nouvel  Opéra  par  l'administration  des  Beaux-Arts. 

—  On  parle  d'un  opéra  en  trois  actes  de  M.  Litolff,  poème  de  M.  Brésil, 
titre  :  la  Mandragore.  Cette  œuvre  serait  représentée  pour  la  première 
fois  au  théâtre  des  Galeries- Saint-Hubert  de  Bruxelles.  Décidément  la  Bel- 
gique veut  nous  disputer  nos  premières  représentations  lyriques. 

Les  Associations    des  artistes   dramatiques   et    des    artistes   musiciens 

fondées  par  le  baron  Taylor,  viennent  de  publier  leur  annuaire  iSyS  qui 
témoigne  de  la  puissance  de  l'épargne  la  plus  modeste  bien  dirigée.  L'Asso- 
ciation des  artistes  dramatiques  est  arrivée  à  posséder  aujourd'hui  85, 000  fr. 
de  rente.  Elle  vient  de  liquider  cette  année  24  pensions.  En  voici  l'intéressant 

tableau  : 

A  partir  du  i^"  janvier  1875. 


Sociétaire  de 

âge 

années  de  service 

Mme  Déjazet  (Virginie) 

1840 

77 

65 

Paris 

5  00  » 

j^me  Wagner  Adalbert, 

1810 

61 

23 

Paris 

3 00  » 

M.  Grafetot, 

1840 

62 

40 

Montauban5oo  » 

M.  Peupin, 

1841 

63 

41 

Paris 

5 00  » 

Mme  Hébert  Massy, 

1841 

60 

'37 

Toulouse 

5  00  » 

M.  Aimé  Gibert, 

1842 

66 

41 

Paris 

5  00  « 

M.  Desandre  (Théodore) 

1842 

65 

38 

Bisandol. 

5  00  » 

M.  Joliet  (Léon), 

1S42 

63 

3o 

Paris 

5  00  » 

M.  Cabot  (Charles) 

1842 

68 

43 

Paris 

5  00  » 

M.  André  (Jérôme), 

184.2 

64 

23 

Sèvres 

5oo  » 

M.  Birré  (Armand) 

1842 

65 

48 

Bordeaux 

5 00  » 

Mme  Viverge  (Jeanne), 

1842 

64 

37 

Nice 

5  00  » 

M.  Camoin, 

1842 

72 

20 

Marseille 

5  00  » 

M.  Victor  Delmary, 

1842 

64 

39 

Vassy 

5  00  » 

M.  Barbier-Beaumont, 

1842 

64 

32 

Paris 

5  00  » 

M.  Godin, 

1842 

67 

40 

Paris 

5oo  > 

A 

partir  du  i« 

juillet 

1875. 

Sociétaire  de 

àgc 

années  de  service 

M.  Duprez, 

1840 

61 

25 

Paris 

400  » 

M.  Lesbros, 

1840 

65 

45 

Marseille 

5 00  » 

M.  Berthier, 

1842 

62 

43 

Paris 

5  00  » 

M.  Wable, 

1842 

68 

53 

Bordeaux 

3oo  » 

M.  Kelm  (Joseph), 

1842 

70 

44 

Paris 

5oo  » 

M.  Prilleux, 

1843 

60 

37 

Triel 

5oo  » 

M.  Billiard-Réal, 

1843 

61 

43 

Paris 

5  00  » 

M"«  Séfélie  Lemaire, 

1843 

68 

3o 

Paris 

5oo  » 

VARIA  143 

L'Association  des  artistes  musiciens  est  moins  riche.  Toutefois,  elle 
comptait,  au  3i  décembre  1874,  52,985  fr.de  rente,  et  voici  quelques  chiiTres 
qui  prouvent  tout  le  bien  fait  aux  sociétaires  par  cette  institution  toute 
paternelle. 

RÉSUMÉ   SUR   LES   PENSIONS    ET    SECOURS    AU     I '^■'   JANVIER    iSjS. 

92  Pensions  à   3oo ,     •  27,600 

63  Pensions  à  200 ,     .     .     .     .  12,600 

21   Pensions  à    180 3,780 

8  Pensions  temporaires  à   des  orphelins.     .     •     .     .     .  m  140 

184  Pensions  à  servir  en  1875.        Total.     .     .     .....        45,120 

En  secours  mutuels 6,012 

Total,     ......        5i.i3^ 

LAssociation  a  créé,  en  i853,  au  i'^'^  janvier  1875,  tant  en  pensions 
éteintes  qu'en  pensions  actives,  de  droit  et  de  secours,  425  pensions, 
ayant  coûté,  avec  les  secours  éventuels  pendant  la  même  période  la  somme 
de 732,279  fr.  23 

De  plus,  elle  a  payé   en  frais  judiciaires,  inhumations 
et  dépenses  de  pharmacie iQiS'Q         74 

Total 752,098  fr.  97 

Le  nombre  des  pensions  de  droit  créées  du  i^  juillet  1868  (date  de  la  pre- 
mière création)  au  !<='  janvier  1875,  est  de  deux  cent  quinze. 


NOUVELLES 

ARis.  Opéra.  —  Mademoiselle  d'Obigny-Derval,  la  fille  du  régisseur 

^,'.  du  Gymnase,  vient  d'être  engagée  par  M.   Halanzier.   On  annonce 

j-^.i^  aussi  l'enga.^ement  de  la  ballerine   mademoiselle    Anna  Buisseret. 

—  Mademoiselle  de  Reszké  vient  de  signer  un  engagement  de  trois  ans* 
Ses  appointements  sont  portés  au  chiffre  de  35, 000  francs  pour  la  première 
année,  45,000  fr.  pour  la  seconde,  et  60,000  fr,  pour  la  troisième,  avec  trois 
mois  de  congé  par  an. 

—  Par  suite  de  la  double  indisposition  de  mesdemoiselles  Bloch  et  Daram, 
le  rôle  de  la  reine  d'Hamlet  a  été  chanté  par  mademoiselle  Mauduit,  et  celui 
de  la  reine  des  Huguenots,  par  mademoiselle  Moisset. 

—  Les  décors  de  Faust  sont  prêts.  Mais  mademoiselle  Baux,  qui  doit  faire 
ses  débuts  dans  le  rôle  de  Marguerite,  étant  enrhumée,  la  reprise  de  cet  opéra 
a  été  retardée.  M.  Gailhard  prend  son  congé  aujourd'hui,  Faure  ne  rentrera 
que  le  i5  septembre  ;  c'est  probablement  M.  Bataille  qui  chantera  Mephis- 
tophélès. 


144 


LA  CHRONIQUE  MUS.ICALE 


—  On  reparle  aussi  de  Robert  le  Diable.  Mademoiselle  de  Reszké  y  chante- 
rait successivement  Isabelle  et  Alice. 

—  Le  Comte  Ory  revient  aussi  à  l'ordre  du  jour.  C'est  toujours  le  ténor 
Vergnet  qui  est  désigné  pour  chanter  l'opéra  de  Rossini. 

—  Mademoiselle  Sangalli  a  quitté  Paris.  Elle  reviendra  au  mois  de  février 
prochain  pour  créer  le  nouveau  ballet  Silvia  de  M.  Léo  Delibes. 

Théâtre-Lyrique.  —  Comme  nous  l'avions  fait  pressentir,  c'est  M.  Arsène 
Houssaye  qui  est  nommé  directeur  du  Théâtre- Lyrique;  mais  cette  nomi- 
nation n'a  pas  encore  paru  au  Journal  officiel. 

Opéra-Comique.  —  La  réouverture  de  ce  théâtre  se  fera  avec  la  Clef  d'or 
de  M.  Eugène  Gautier. 

Les  artistes  de  l'Opéra-Comique,  qui  ont  donné  en  société  quelques  repré- 
sentations, à  Enghien,  vont  partir  pour  le  Havre. 

Variétés.  —  Réouverture  aujourd'hui  avec  le  Manoir  de  Pictordu,  musique 
de  M.  Serpette. 

—  Le  4  de  ce  mois,  madame  Peschard  et  M.  Edouard  Georges  ont  com- 
mencé leur  tournée  artistique,  en  créant,  à  Cabourg,  un  opéra  comique  en 
un  acte.  Au  port^  paroles  de  MM.  J.  Ruelle  et  Escudier,  musique  de  M.  Rey. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction, 

O.   LE   TRIOUX. 


rropriétaire-Gérant  :  Q^^THUli    HEULHQ^J'K^', 


l^aris   —    Alcan-Lévy,  imprimeurbreveté,  rue  de  Latayette,  6i, 


(p  LQéCH'KO^lQPE    mUSlCoALE 


LES 


CONCOURS  DU  CONSERVATOIRE 


es  concours  du  Conservatoire  m'ont  paru  cette 
année,  pour  les  classes  vocales  comme  pour  les 
classes  instrumentales,  présenter  ce  qu'on  peut 
appeler  une  bonne  moyenne;  Je  les  ai  trouvés 
plus  solides  que  brillants,  et  s'ils  n'ont  point 
mis  en  relief,  comme  cela  arrive  parfois,  quel- 
ques personnalités  accusées,  ils  ont  témoigné 
en  faveur  du  niveau  général  des  études,  qui 
semble  très  satisfaisant.  Le  public  n'a  pas  eu 
l'ennui  d'entendre,  comme  il  se  trouve  trop  souvent,  des  médiocrités 
lamentables,  et,  à  bien  peu  d'exceptions  près,  on  peut  dire  que  tous  les 
élèves  présentés  étaient  vraiment  dignes  de  concourir,  et  qu'aucun  ne 
faisait  tache  sur  l'ensemble.  D'ailleurs,  en  raison  même  de  cette  bonne 
IX.  lo 


146  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

moyenne  dont  on  a  pu  se  rendre  compte,  il  est  permis  de  croire  que  les 
élèves  qui  ont  pris  part  aux  épreuves  de  cette  année  et  que  nous  retrou- 
verons dans  un  an,  seront  tout  à  fait  formés,  et  que  les  prochains  concours 
nous  offriront  un  certain  nombre  de  sujets  excellents. 

Quelques  observations  peuvent  ne  pas  être  inutiles,  avant  d'entamer 
le  compte-rendu  détaillé  de  ces  séances  intéressantes.  Tout  d'abord,  il 
est  juste  de  remarquer  que,  en  ce  qui  concerne  les  classes  vocales,  le 
choix  des  morceaux  est  beaucoup  meilleur^  généralement,  qu'il  ne  l'était 
naguère.  Ainsi,  l'on  peut  constater  avec  plaisir  que  dans  le  concours  de 
chant  proprement  dit,  la  musique  de  Verdi,  si  fort  en  honneur  il  y  a 
quelques  années,  au  grand  détriment  du  style  et  du  goût,  a  fait  place  à 
des  œuvres  plus  saines,  d'un  caractère  plus  noble,  plus  pur  et  plus  élevé. 
Les  élèves  chanteurs  nous  ont  offert  cette  fois  des  airs  de  Joseph^  du 
Siège  de  Corinthe^  de  Sémiramis^  à'' Orphée^  du  Pardon  de  Ploërmel, 
des  Huguenots^  de  Faust,  du  Prophète,  du  Freischût^,  d^Oberon,  de 
la  Dame  blanche,  et  personne  ne  contestera  sans  doute  que  ceci  ne  soit 
meilleur,  au  point  de  vue  du  vrai  style  musical,  que  des  airs  de  la  Tra- 
viata,  du  Trovatore,  ou  de  Rigoletto  (ici,  je  ne  critique  pas  la  valeur 
des  œuvres;  j'insiste  simplement  sur  leur  caractère  relatif).  La  même 
observation  est  applicable,  à  peu  de  chose  près,  aux  concours  d'opéra  et 
d'opéra  comique,  et  il  me  semble  qu'il  en  faut  féliciter  tout  à  la  fois  la 
direction  du  Conservatoire,  les  professeurs  et  les  élèves. 

Par  contre,  je  m'étonnerai  qu'on  s'obstine  à  choisir,  pour  les  concours 
de  piano,  des  morceaux  pris  dans  les  œuvres  de  Chopin.  Chopin  était 
assurément  un  grand  maître,  mais  c'est  un  musicien  absolument  roman- 
tique, et  il  me  semble  que  le  Conservatoire  doit  être  avant  tout  le  gardien 
jaloux,  fidèle  et  vigilant  des  grandes  traditions  classiques.  En  tout  état 
de  cause,  le  choix  de  cette  musique  ne  peut  manquer  d'être  fâcheux  à 
beaucoup  d'égards.  Cette  année,  par  exemple,  on  avait  adopté  le  grand 
concerto  en  mi  mineur  de  Chopin  pour  le  concours  des  classes  féminines. 
Eh  bien,  je  me  demande  comment  routes  ces  infortunées  jeunes  filles 
auraient  pu  s'y  prendre  pour  déployer,  dans  ce  morceau  diabolique, 
autre  chose  que  des  qualités  de  virtuosité.  Or,  si  le  mécanisme  est  une 
des  conditions  premières  d'une  bonne  exécution^  je  suis  d'avis  qu'un 
style  pur  et  quelque  sentiment  passionné  ne  sont  pas  tout  à  fait  nuisibles 
à  la  valeur  d'un  artiste.  Mais  il  se  trouve  justement  que  le  concerto  en 
question  se  compose  uniquement  d'un  interminable  déluge  de  notes, 
d'une  foule  de  traits  qui  se  succèdent  sans  la  moindre  interruption,  et 
qu'il  est  impossible  à  l'être  le  mieux  doué  au  point  de  vue  de  la  passion 
d'y  faire  preuve  de  quelque  sentiment  ou  de  quelque  tendresse,  de  mon^ 


LES  CONCOURS  DU  CONSERVATOIRE  147 


trer  autre  chose  que  l'agilité  prestigieuse  de  ses  doigts.  D'autre  part,  et 
en  ce  qui  concerne  le  style,  voici  ce  qui  arrive  infailliblement  :  ou  l'élève 
a  le  sentiment  du  style  particulier  à  Chopin,  et  alors  il  voudra  exécuter 
l'œuvre  comme  elle  doit  l'être^  avec  des  altérations  de  mouvement  inces- 
santes, avec  des  libertés  énormes  dans  l'interprétation;  il  aura  alors  le 
style  de  Chopin,  et  non  le  vrai  style  musical  :  —  ou  bien  il  jouera  la  note 
telle  qu'elle  est  écrite,  dans  un  mouvement  sec  et  régulier,  sans  se  per- 
mettre aucune  licence,  aucune  infraction  à  la  mesure,  et  alors  il  jouera 
le  morceau  dans  un  style  qui  se  rapprochera  du  style  classique,  mais 
qui  sera  la  négation  même  de  celui  de  Chopin.  Il  n'y  a  pas  à  sortir  de 
là,  et  cela  est  si  vrai  que  j'ai  vu  des  élèves  intelligentes,  qui  avaient  voulu 
étudier  le  concerto  comme  elles  le  comprenaient,  c'est-à-dire  intelligem- 
ment, et  que  leurs  professeurs  ont  dû  rappeler  à  la  raison,  sous  ce  pré- 
texte qu'au  Conservatoire  la  musique  de  Chopin  ne  doit  pas  se  jouer 
comme  il  la  faut  jouer  ailleurs.  J'en  reviens  donc  à  mon  dire,  et  je  trouve 
que  le  comité  des  études  a  grand  tort  de  choisir  de  tels  morceaux  de 
concours.  La  bonne  musique  de  piano,  Dieu  merci,  n'est  pas  rare  dans 
l'ordre  classique,  puisque  les  plus  grands  maîtres  ont  prodigué  les  chefs- 
d'œuvre  pour  cet  instrument.  Qu'on  s'en  tienne  donc  à  Beethoven,  à 
Mozart,  à  Hummel,  à  Moschelès,  à  Weber,  à  Dussek,  à  Clementi,  et 
tout  sera  beaucoup  mieux. 
Ceci  dit,  nous  allons  entrer  dans  l'examen  raisonné  des  concours. 

Les  épreuves  vocales  ont  mis  en  présence  trente-deux  élèves  des  deux 
sexes,  dont  quatorze  hommes  et  dix-huit  femmes.  De  ces  trente-deux 
jeunes  gens,  qui  tous  ont  pris  part  au  concours  de  chant  proprement  dit, 
quatorze  (sept  pour  chaque  sexe)  se  sont  montrés  dans  le  concours 
d'opéra  comique;  huit  (quatre  de  chaque  côté)  dans  celui  d'opéra,  et  dix 
se  sont  abstenus  sous  ce  rapport.  Parmi  les  hommes,  nous  trouvons 
d'abord  M.  Couturier,  qui  a  obtenu  les  deux  premiers  prix  de  chant  et 
d'opéra  en  chantant  le  bel  air  d'Hoël  du  Pardon  de  Ploërmel  et  en 
.jouant  la  grande  scène  des  cartes  de  Charles  VI.  Elève  de  M.  Roger, 
M.  Couturier  possède  une  belle  voix  de  baryton  chaude  et  vibrante,  juste 
et  étendue  ;  il  phrase  avec  intelligence,  il  a  de  la  verve  et  de  l'ampleur, 
et  fait  preuve  de  sentiment.  11  devra,  par  exemple,  se  défier  d'un  chevro- 
tement précoce,  et  travailler  encore  à  assouplir  sa  vocalisation.  Quant 
aux  qualités  du  comédien,  il  a  encore  à  faire  pour  les  acquérir.  Néan- 
moins, ce  jeune  homme,  qui  n'est  âgé  que  de  vingt-et-un  ans,  paraît 
avoir  un  bel  avenir  devant  lui.  —  M.  Caisso,  qui  est  élève  de  M.  Ro- 
main Bussine  pour  le  chant,  a  dit  avec  un  goût  véritable,  mais  avec 


148  LA  CHRONIQUE  MQSICALE 

une  voix  bien  ténue,  l'air  de  l'Orphée  de  Gluck  :  J'ai  perdu  mon  Eury- 
dice; le  ténor  voilé  de  M.  Caisso  est  malheureusement  sans  accent  et 
sans  portée,  sans  couleur  comme  sans  caractère.  Cependant  le  jury  lui  a 
décerné   un  second  prix  de  chant,  et  deux  jours  après  un  second  prix 
d'opéra  comique  pour  la  façon  toute  aimable  dont  il  a  joué  une  scène  du 
Tableau  parlant^  après  avoir  fort  bien  donné  la  réplique  à  quelques-uns 
de  ses  camarades,  dans  des  fragments  de  V Eclair^  du  Caïd  et  des  Diamants 
de  la  Couronne.  —  M.  Queulain,  qui  a  obtenu  un  premier  accessit  de 
chant,  un  premier  accessit  d'opéra  et  un  second  prix  d'opéra  comique, 
fera  un  excellent  sujet  scénique^  en  dépit  de  sa  taille  un  peu  exiguë.  Ce 
jeune  homme  est  doué  d'un  beau   baryton  grave,  corsé  et  caractérisé, 
bien  timbré  et  d'une  bonne  étendue.    Comme  chanteur,  il  a  de  l'allure 
dans  la  phrase,  de  la  chaleur  dans  le  débit,  de  l'accent,  de  la  facilité, 
presque  du  style,  de  la  grandeur  et  de  la  vaillance.  Il  a  chanté  en  artiste, 
de  façon  à  faire  honneur  à  son  maître,  M.  Grosset,le  grand  air  du  Siège 
de  Corinthe,  dont  il  a  merveilleusement  exécuté  les  vocalises.  Pour  son 
concours  d'opéra,  il  a  joué  une  scène  de  Faust ^  et  pour  l'opéra  comique, 
une  scène  du  Toréador^  en  y  montrant  beaucoup  d'intelligence  et  un 
bon  sentiment  scénique  ;  si  l'on  ajoute  à  cela  la  façon  charmante  dont  il 
a  chanté,  dans  une  réplique,  la  partie  de  FalstafF  dans  le  trio  du  premier 
acte  du  Songe  d'une  nuit  d'été,  on  ne  sera  pas  étonné  de  son  succès.  Si 
M.  Queulain  continue  de  travailler,   il  pourrait   bien  être  le  lion  des 
prochains  concours. 

M.  Maire,  qui  a  obtenu  un  second  accessit  de  chant,  me  paraît  avoir 
l'étoffe  d'un  artiste  à  venir.  Sa  voix  de  ténor  est  d'un  joli  timbre,  cares- 
sante et  très  juste  ;  elle  est  conduite  avec  goût,  avec  élégance,  avec 
sobriété;  enfin,  le  chanteur  articule  très  bien,  et  trouve  des  nuances 
d'un  effet  charmant.  —  M.  Collin,  un  bon  musicien,  qui  est  premier 
piston  à  rOpéra-Comique,  et  qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  de 
monter  de  l'orchestre  sur  la  scène,  s'est  vu  décerner  un  second  accessit  de 
chant  et  un  premier  accessit  d'opéra  comique.  Son  baryton  léger,  gra- 
cieux et  velouté,  est  dirigé  non  sans  grâce,  mais  d'une  façon  encore 
inexpérimentée.  M.  Collin,  qui  a  beaucoup  à  travailler  encore,  mais  qui 
a  d'heureuses  dispositions,  a  gentiment  dit  une  scène  du  Maître  de  cha- 
pelle. —  M.  Demasy  s'est  fait  attribuer  un  premier  accessit  de  chant  en 
faisant  entendre  l'air  des  tombeaux  de  Lucie.  Une  voix  de  ténor  qui  ne 
manque  ni  de  force  ni  de  chaleur,  un  accent  dramatique  très  intense, 
plus  de  passion  que  de  correction,  une  articulation  pâteuse,  tels  sont  les 
qualités  et  les  défauts  de  ce  jeune  homme,  en  qui  d'ailleurs  paraît  résider 
le   tempérament  d'un  artiste,  —  Peut-être  n'en   dirai-je  pas  autant  de 


LES  CONCOURS  DU  CONSERVATOIRE  149 

M.  Gally,  malgré  le  second  prix  d'opéra  que  le  jury  a  cru  devoir  lui 
décerner.  M.  Gally  possède  une  basse  chantante  superbe,  ronde  et  puis- 
sante, sonore  et  juste,  mais  [il  ne  sait  ni  chanter  ni  phraser;  ii  pousse  à 
tort  et  à  travers,  et  ne  connaît  pas  plus  les  éléments  de  l'art  du  chanteur 
que  du  comédien. 

Parmi  les  élèves  non  couronnés  je  citerai  M.  Daydon,  un  baryton 
grave,  qui  ne  manque  ni  d'intelligence  ni  de  quelque  style,  mais  qui  ne 
sait  pas  vocaliser,  et  dont  la  voix,  encore  mal  posée,  sort  parfois  de  la 
gorge;  M.  Maris,  qui  est  bien  novice  comme  chanteur,  mais  qui,  dans 
le  concours  d'opéra  comique,  n'a  pas  mal  dit  la  scène  du  tambour-major 
du  Caïd,  quoiqu'en  forçant  les  effets  plus  que  de  raison;  —  enfin, 
M.  Roques,  qui  me  semble  avoir  été  oublié  à  tort  par  le  jury,  car  sa 
voix  de  baryton,  franche  et  corsée,  n'est  pas  mal  posée;  il  articule  avec 
netteté,  et  ne  manque  ni  de  facilité  ni  de  goût. 

Du  côté  des  femmes,  le  sujet  le  plus  remarquable  est  assurément  ma- 
demoiselle Vergin,  qui,  à  côté  d'un  simple  premier  accessit  de  chant,  a  ob- 
tenu les  deux  seuls  premiers  prix  d'opéra  et  d'opéra-comique.  En  ce  qui 
concerne  son  concours  de  chant,  qu'elle  a  passé  avec  le  grand  air  de  Sémi- 
ramiSy  voici  les  notos  que  je  retrouve  sur  mon  calepin,  relativement  à 
mademoiselle  Vergin  :  «Vraie  nature  d'artiste;  du  goût,  du  style,  du 
sentiment  musical,  bon  phrasé,  de  jolies  nuances;  vocalisation  quelque- 
fois bonne,  mais  qui  a  besoin  d'être  encore  travaillée  ;  en  somme,  très 
bonnes  qualités,  mais  qui  devront  être  perfectionnées.  »  Si  je  ne  me  suis 
pas  abusé  sur  la  valeur  de  l'artiste,  il  me  semble  que  cela  méritait  mieux 
qu'un  premier  accessit.  Pour  ce  qui  est  du  concours  d'opéra,  où  made- 
moiselle Vergin  s'est  montrée  dans  le  second  acte  à'Hamlet,  voici  encore 
ce  que  disent  mes  notes  :  «Bien  en  scène;  de  la  passion,  de  la  tendresse, 
du  goût,  de  jolies  nuances  et  des  détails  charmants  dans  le  chant  ;  arti- 
culation excellente  ;  il  y  a  là  de  l'intelligence,  et  il  y  aura  du  talent  ; 
mais,  d'ailleurs  étendue,  la  voix,  excellente  pour  l'opéra  comique,  sera- 
t-elle  suffisante  pour  l'opéra  ?»  Je  crois  qu'en  effet  mademoiselle  Vergin 
sera  mieux  placée  dans  l'opéra  comique  que  dans  le  drame  lyrique  ; 
mais  pour  cela  il  lui  faudra  apprendre  à  dire  le  dialogue  et  à  modérer 
ses  gestes,  car  ces  deux  défauts  ont  été  saillants  dans  la  scène  qu'elle  a 
dite  du  Songe  d'une  nuit  d'été  ;  elle  n'en  a  pas  moins  bien  chanté  le  duo 
avec  Olivia,  la  chanson  de  Richard,  où  elle  a  montré  de  la  crânerie  et  de 
l'élégance,  et  le  trio.  En  résumé,  je  crois  que  mademoiselle  Vergin  a  tout 
ce  qu'il  faut  pour  faire  une  grande  artiste,  à  la  condition  qu'elle  ne  croie 
pas  l'être  déjà. 


i5o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

A  côté  d'elle,  nous  avons  vu  une  Jeune  fille  charmante  et  tout  à  fait 
bien  douée,  mais  dans  un  ordre  secondaire.  Mademoiselle  Bilbaut- 
Vauchelet  a  les  qualités  requises  pour  faire  une  adorable  Dugazon,  mais  sa 
voix,  comme  son  physique,  lui  interdira  l'emploi  des  chanteuses  légères. 
Élégante  et  mignonne,  gracieuse  et  jolie,  mademoiselle  Bilbaut-Vau- 
chelet,  dont  la  physionomie  enjouée  rappelle  les  types  Louis  XV  les  plus 
heureuXj  semble  un  pastel  de  Latour  descendu  de  son  cadre.  Cette  jeune 
personne,  très  souffrante,  paraît-il^  le  jour  du  concours,  n'a  point  semblé 
tellement  supérieure  qu'on  n'ait  été  un  peu  étonné  de  lui  voir  attribuer 
l'unique  premier  prix  de  chant.  Mais  le  jury  a  dû  tenir  compte  de  son 
indisposition,  et  il  savait  d'ailleurs  à  qui  il  avait  affaire.  Mademoiselle 
Bilbaut-Vauchelet  est  une  excellente  musicienne,  qui,  à  l'âge  de  neuf 
ans,  brillait  dans  les  concerts  en  jouant  du  violon,  qui  joue  aujourd'hui 
fort  bien  du  piano,  qui  vient  d'obtenir  une  première  médaille  de  solfège, 
et  qui,  enfin,  est  beaucoup  supérieure^  comme  chanteuse,  à  ce  que  nous 
l'avons  vue  le  jour  da  concours.  Sa  voix,  d'ailleurs,  est  bonne,  quoique 
un  peu  faible  :  elle  a  de  l'agilité,  et  elle  bat  le  trille  avec  une  précision 
que  nous  n'avons  retrouvée  dans  aucune  autre  élève.  Après  avoir  été 
une  première  fois  couronnée,  mademoiselle  Bilbaut-Vauchelet  a  obtenu 
un  second  prix  d'opéra  comique  en  disant  d'une  façon  charmante,  avec 
grâce,  avec  esprit,  avec  aisance,  avec  gentillesse,  une  scène  du  Tableau 
parlant;  j'ajouterai  qu'elle  avait  donné  deux  excellentes  répliques  dans 
V Eclair  et  dans  le  Maître  de  chapelle. 

L'air  admirable  de  Marguerite  des  Huguenots^  l'un  des  plus  beaux  à 
coup  sûr  qui  existent  dans  le  style  orné,  après  avoir  valu  le  premier 
prix  de  chant  à  mademoiselle  Vauchelet,  a  valu  les  deux  seconds  prix  à 
mademoiselle  Bilange  et  à  mademoiselle  Larochelle.  A  ne  prendre  que 
la  séance  du  concours,  je  suis  d'avis  que  cette  dernière  est  celle  qui  l'a  le 
mieux  chanté  ;  la  voix  de  mademoiselle  Larochelle  est  d'une  bonne 
étendue,  d'un  beau  métal  et  d'une  rare  égalité,  et  l'artiste  joint  à  la 
grâce,  au  goût,  au  style,  une  bonne  articulation,  une  vocalisation  souple 
et  brillante,  et  des  nuances  charmantes  dans  la  demi-teinte.  Quant  à 
mademoiselle  Bilange,  son  soprano  est  corsé  et  bien  portant,  sa  vocali- 
sation est  légère  et  fine,  son  exécution  chaude  et  colorée,  mais  elle  a 
besoin  de  surveiller  la  justesse  de  ses  intonations,  qui  n'est  pas  toujours 
parfaite.  Après  avoir  brillé  dans  le  concours  de  chant,  ces  deux  jeunes 
filles  ont  complètement  échoué  dans  celui  d'opéra  comique,  où  le  jury 
ne  les  a  trouvées  dignes  d'aucune  récompense.  J'avoue,  à  mon  regret, 
que  je  partage  entièrement  l'opinion  du  jury. 

Mademoiselle  Sauné,  qui  avait  obtenu  un  second  accessit  de  chant  en 


LES  CONCOURS  DU  CONSERVATOIRE  i5i 

disant  d'une  façon  froide  et  un  peu  banale  l'air  de  la  Fille  du  Régi- 
ment j  a  remporté  un  brillant  premier  accessit  d'opéra  comique  en  jouant 
avec  beaucoup  d'intelligence  et  d'adresse,  d'entrain  et  de  sensibilité,  une 
scène  des  Dragons  de  Villars,  qu'elle  a  même  chantée  beaucoup  mieux 
que  son  air  de  concours.  Il  y  a  certainement  de  l'avenir  dans  cette  jeune 
fille.  —  Mademoiselle  Bâtard,  l'unique  contralto  du  concours,  s'est  vu 
décerner  un  premier  accessit  de  chant  avec  l'air  du  Prophète;  cette 
jeune  personne  a  fait  preuve  de  bonnes  qualités  d'ensemble  :  elle  phrase 
sagement,  sobrement,  avec  intelligence;  quant  à  sa  voix,  dont  le  métal 
est  splendidCj  qui  est  belle,  grasse,  sonore  et  absolument  juste,  elle  est 
d'une  étendue  de  plus  de  deux  octaves,  car  le  la  grave  et  le  conixc-iit 
dièze  aigu  sortent  avec  la  plus  grande  facilité.  Mademoiselle  Bâtard  a 
échoué  dans  le  concours  d'opéra,  quoiqu'elle  n'ait  point  mal  dit  la  scène 
du  Miserere  du  Trouvère. 

Je  citerai  encore  :  Mademoiselle  Lafont  (deuxième  accessit  de  chant), 
qui,  dans  l'air  de  la  Reine  de  Saba,  a  fait  remarquer  une  belle  voix,  de 
belles  qualités  d'ensemble  et  d'étude,  et  a  déployé  de  la  flamme  et  de  la 
passion;  —  Mademoiselle  Fontaine  (deuxième  accessit  d'opéra  comique), 
qui  a  joué  avec  naturel  et  avec  intelligence,  d'une  façon  fort  distinguée 
et  en  véritable  comédienne,  une  scène  du  premier  acte  des  Diamants  de 
la  couronne,  et  dont  la  voix  saine  et  franche,  mais  pas  toujours  très 
juste,  avait  brillé  au  concours  de  chant  dans  l'air  d''Hamlet  ;  —  enfin, 
mademoiselle  Regaudiat,  une  jeune  fille  mignonne,  à  la  voix  gentille  et 
frêle,  qui  semble  spirituelle  et  intelligente,  et  qui  a  dit  gentiment,  mais 
avec  un  peu  de  sécheresse,  l'air  du  Concert  à  la  Cour. 


Passons  maintenant  aux  classes  instrumentales,  en  commençant  par 
le  piano. 

Le  jury  n'a  pas  cru  devoir  accorder  aucun  premier  prix  aux  élèves 
masculins.  Je  confesse  que  le  jury  m'a  semblé  sévère,  et  je  crois  qu'il 
aurait  pu  en  décerner  un  —  pour  le  moins.  Estimons-nous  heureux, 
cependant,  qu'il  ait  jugé  à  propos  de  donner  deux  seconds  prix,  l'un  à 
M.  Dolmetsch,  élève  de  M.  Marmontel ,  l'autre  à  M.  Dusautoy,  élève 
de  M.  Mathias.  M.  Dolmetsch  est  déjà  un  artiste  ;  il  a  du  style,  de  la 
vaillance  et  un  excellent  mécanisme,  qualités  qui  ne  sont  point  de  trop 
pour  l'exécution  de  la  première  ballade  de  Chopin,  morceau  choisi  pour 
e  concours,  et  dont  on  connaît  l'extrême  difïicidté;  M.  Dusautoy,  lui 
aussi,  est  un  artiste  déjà  formé,  dont  le  talent  est  fort  remarquable,  et 
qui  vs'est  distingué  par  la  netteté  surprenante  avec  laquelle  il  a  déchil? 


i52  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


fré.  Trois  premiers  accessits  ont  été  adjugés  à  M.  Rabaud,  élève  de 
M.  Mathias,  et  à  MM.  Debussy  et  Lemoine,  élèves  de  M.  Marmontel. 
M.  Rabaud  a  un  jeu  plein  de  finesse  et  de  distinction  ;  le  jeune  Debussy 
est  un  bambin  qui  promet  pour  l'avenir  un  virtuose  exceptionnel,  et 
M.  Lemoine  fait  preuve  de  solides  qualités  acquises.  Enfin,  deux  seconds 
accessits  sont  très  justement  échus  à  M.  Mestres,  élève  de  M,  Marmon- 
tel, et  à  M.  O'Kelly,  élève  de  M.  Mathias.  Mais  pourquoi  n'a-t-on  pas 
jugé  à  propos  d'encourager  M.  Thomai,  qui  avait  passé  un  très  bon 
concours  ? 

Quatorze  jeunes  gens  s'étaient  produ'its  le  matin.  Trente-trois  jeunes 
filles  se  sont  fait  entendre  dans  l'après-midi  ;  ce  qui  faisait,  étant  donnée 
l'épreuve  de  lecture  à  vue  obligatoire  pour  chaque  élève,  un  total  de 
qiiatre-vingt-quator:{e  morceaux  entendus  dans  cette  seule  journée. 
D'ailleurs,  l'ensemble  du  concours  féminin  a  été  excellent,  et  même 
parmi  les  jeunes  filles  non  couronnées,  il  s'en  trouve  de  très  méritantes, 
et  qui  font  regretter  que  le  jury  ne  se  soit  pas  montré  plus  généreux. 

Deux  premiers  prix  seulement  ont  été  décernés,  l'un  à  mademoiselle 
Taravant,  l'autre  à  mademoiselle  Pottier.  Mademoiselle  Taravant  a  un 
joli  son,  des  doigts  solides  et  souples,  une  exécution  colorée  par  d'heu- 
reux détails  ;  mademoiselle  Pottier  a  un  jeu  plus  ferme  que  brillant,  du 
son,  un  bon  mécanisme,  mais  elle  manque  un  peu  de  grâce  et  d'élé- 
gance, et  n'est  point  sans  quelque  roideur;  chez  l'une  comme  chez 
l'autre,  il  y  a  encore  absence  de  personnalité,  d'originalité.  Je  regrette 
que  mademoiselle  Dandeville,  qui  avait  obtenu  un  second  prix  l'an 
passé,  n'ait  pas  été  appelée  à  partager  cette  année  le  premier  avec  ses 
deux  compagnes  ;  si  le  jeu  de  cette  jeune  fille  n'est  pas  encore  complète- 
ment en  dehors,  s'il  n'atteint  pas  la  perfection,  du  moins  peut-on  dire 
qu'elle  a  un  son  limpide  et  expansit,  un  mécanisme  élégant  et  sûr,  une 
exécution  brillante  et  soignée,  dans  laquelle  la  grâce  est  unie  à  la  vi- 
gueur. Assurément,  mademoiselle  Dandeville  est  une  pianiste  déjà  for- 
mée, et  qui  mérite  de  sincères  éloges. 

Trois  seconds  prix  ont  été  attribués  à  mesdemoiselles  Gentil,  Chau- 
veau  et  Carrier-Belleuse.  Mademoiselle  Gentil,  élève  de  madame  Mas- 
sart,  a  des  doigts  excellents,  du  goût,  de  la  finesse,  du  sentiment  ;  il  y 
aura  certainement  une  artiste  chez  cette  enfant,  qui  a  merveilleusement 
déchiffré,  et  avec  un  sens  musical  étonnant.  Mademoiselle  Chauveau, 
elle  aussi,  possède  de  très  bonnes  qualités,  qui  ne  demandent  qu'à  être 
développées  encore  par  un  travail  intelligent.  Quant  à  mademoiselle 
Carrier-Belleuse,  qui  est  élève  de  M.  Delaborde,  elle  fait  le  plus  grand 
honneur  à  son  professeur  :  un  son  limpide  et  pur,  une  exécution  souple 


LES  CONCOURS  DU  CONSERVATOIRE  i53 

et  colorée,  un  mécanisme  parfait,  une  grande  élégance  dans  le  doigté  et 
dans  le  phrasé,  un  style  excellent,  telles  sont  les  qualités  de  cette  jeune 
personne,  qui  a  obtenu  un  second  prix  à  son  premier  concours^  et  à  qui 
une  seule  voix  dans  le  jury  a  manqué  pour  le  premier  prix. 

Les  premiers  accessits  sont  échus  à  mesdemoiselles  Mouzin,  élève  de 
M.  Delaborde,  Schmidt,  élève  de  madame  Massart,  et  Vizinet,  élève  de 
M.  Delaborde.  Mademoiselle  Mouzin  possède  de  bonnes  qualités  d'étude, 
qui  ne  laissent  percer  encore  aucun  sentiment  individuel  ;  mademoi- 
selle Schmidt  a  un  son  moelleux  et  corsé,  de  bons  doigts,  et  son  exécu- 
tion, bonne  dans  son  ensemble,  quoique  manquant  un  peu  de  brillant, 
n'est  pas  sans  quelques  heureux  détails;  mademoiselle  Vizinet  est  une 
fillette  de  onze  ans  à  peine,  dont  le  gentil  petit  jeu,  le  joli  petit  son  et  la 
crânerie  aimable  ont  eu  le  plus  grand  succès  auprès  de  l'auditoire. 

Trois  seconds  accessits  ont  été  donnés  à  mesdemoiselles  Perret,  Miclos 
et  Lagoanère.  J'ai  surtout  distingué  mademoiselle  Miclos,  dont  le  jeu  se 
fait  remarquer  par  une  grande  netteté,  de  bons  doigts,  un  son  moelleux, 
de  la  grâce  et  de  jolies  nuances.  —  Quelques  jeunes  filles  encore  ont  bien 
mérité  du  jury,  qui  cependant  n'a  pas  cru  devoir  les  récompenser;  ce 
sont  :  Mademoiselle  Demeyer,  qui  a  de  bons  doigts,  de  l'éclat  et  de  la 
vigueur  ;  mademoiselle  Guintrange,  dont  le  jeu  est  à  la  fois  aimable  et 
solide,  et  qui  paraît  avoir  de  l'avenir  ;  mademoiselle  Migette,  en  qui 
l'on  a  remarqué  un  bon  mécanisme,  un  jeu  net,  chaleureux  et  coloré  ; 
mademoiselle  Brzezicka,  dont  les  qualités  d'ensemble  demandent  encore 
du  développement,  mais  qui  a  du  brio,  d'excellents  doigts,  un  bon  sen- 
timent musical,  et  qui  surtout  a  fort  bien  déchiffré,  avec  crânerie,  d'une 
façon  originale,  en  donnant  au  morceau  une  allure  toute  particulière  ; 
enfin,  mademoiselle  Halbronn,  dont  le  jeu,  bien  jeune  encore  sans  doute 
et  bien  neuf  au  point  de  vue  du  style,  n'est  cependant  point  dépourvu 
d'élégance  et  de  correction. 


Nous  arrivons  aux  concours  d'instruments  à  cordes,  et  il  nous  faut 
constater,  en  ce  qui  concerne  le  violoncelle,  la  fâcheuse  impression  qu'a 
produite  sur  les  artistes  le  premier  prix  décerné  à  mademoiselle  Hille- 
macher.  Cette  jeune  personne  possède  assurément  un  mécanisme  remar- 
quable, elle  ne  manque  point  de  style,  mais  elle  a  joué  faux  d'un  bout 
à  l'autre  de  son  concerto,  et  ceci  est  un  vice  redhibitoire  qui  ne  devrait 
point  trouver  grâce.  Combien  est  supérieur  M.  Bruneau,  qui  manque 
peut-être  un  peu  d'élan,  mais  qui  est  certainement  un  artiste,  et  dont  le 
beau  son,  le  beau  mécanisme,  la  belle  justesse  et  le  beau  style  ont  fait 


i54 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


merveille!  M.  Bruneau,  qui  avait  eu  précédemment  le  second  prix,  a 
pourtant  été  dédaigné  par  le  jury  !  M.  Farnow,  qui  a  obtenu  le  second 
prix,  a  tait  preuve  de  très  bonnes  qualités  d'ensemble  et  d'acquis.  Un 
premier  et  un  second  accessit  ont  été  décernés  à  MM.  Puzenat  et  Bob. 

Mademoiselle  Pommereul  et  M.  Diaz-Albertini  se  sont  partagé  les 
deux  premiers  prix  de  violon.  Le  jeu  de  mademoiselle  Pommereul  est 
mignon,  élégant,  assuré,  non  absolument  supérieur,  mais  très  fini  et 
très  délicat.  M.  Diaz-Albertini  a  montré  de  la  grâce,  son  exécution  est 
fine,  l'archet  est  bien  conduit,  et  l'ensemble  ne  laisse  rien  à  désirer.  — 
L'unique  second  prix  est  échu  à  un  jeune  homme,  M.  Heymann,  dans 
lequel  il  y  a  certainement  l'étoffe  d'un  artiste;  M,  Heymann,  dont  le 
jeu  est  encore  inégal  et  parfois  incorrect,  a  néanmoins  du  feu,  de  la 
grandeur,  du  style,  un  beau  son  et  un  archet  superbe.  —  J'en  dirai 
presque  autant  de  MM.  Berthelier  et  Gibier,  à  qui  ont  été  décernés  les 
premiers  accessits;  l'un  et  l'autre  se  font  remarquer  par  un  tempéra- 
ment rare,  par  des  qualités  à  la  fois  solides  et  pleines  d'éclat,  par  une 
exécution  chaude  et  colorée.  Enfin,  deux  seconds  accessits  ont  été  accor- 
dés à  MM.  Figueroa  et  Naegelin,  qui  les  avaient  bien  mérités.  Je  citerai 
encore  les  noms  de  MM.  Torthe,  Bernis  et  Birbet,  qui  me  semblent 
dignes  d'encouragement,  et  qui  promettent  pour  l'avenir. 

En  somme,  et  il  faut  le  répéter,  les  concours  de  iSyS  ont  été  satisfai- 
sants à  beaucoup  d'égards,  et  prouvent  en  faveur  de  l'enseignement  du 
Conservatoire, 

ARTHUR    POUGIN. 


PALMARES 


DU  CONSERVATOIRE  DE  MUSIQUE  POUR  L'ANNÉE  1875 


CONTRE-POINT    ET    FUGUE. 

Jury  :  MM.  Ambroîse  Thomas  (président),  Barbereau^  Benoist,  Jules 
Cohen,  Charles  Colin,  Théodore  Dubois,  Henri  Fissot,  Massenet  et 
Prumier. 

(14  concurrents.) 

Pas  de  premier  prix  : 

2^  prix  :  M.  Mancini,  élève  de  M.  H.  Reber. 

ler  accessit:  Mii'=  Renaud,  élève  de  M.  F.  Bazin;  2»  accessit:  M.  Rousseau,  élève 
de  M.  F.  Bazin;  M.  Levêque,  élève  de  M.  H.  Reber. 

HARMONIE. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président)  ;  Beso{:{i,  Samuel  David ^ 
LéoDelibes,  Duprato, Emile  Durand,  C.Franck,  Guiraud  etMembrée. 

(12  concurrents.) 

1*''  prix  :  M.  Karren,  élève  de  M.  Th.  Dubois. 

2^   prix  :  M.  Guilhaud  et  M.  Blot,  élèves  de  M.  Aug.  Savard. 

1er  accessit:  M.  Couture,  élève  de  M.  Th.  Dubois;  2'=  accessit:  M.  Ravera,  élève  de 
M.  A.  Savard;  M.  Dechamps,  élève  de  M.  Th.  Dubois. 

HARMONIE    ET    ACCOMPAGNEMENT. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président)  ;  Barthe,  Ba:{ille,  Charles 
Colin,  Th.  Dubois,  Fissot,  Lecouppey,  Paladilhe  et  Henri  Potier. 
Hommes.  (7  concurrents.) 

1"  prix:  M.  Broutin,  élève  de  M.  Emile  Durand;  M.   Blanc,  élève 
de  M.  Duprato. 

Pas  de  second  prix. 

le*  accessit:  M.  Lenîoine,  élève  de  M.  E.  Durand;  z»  accessit;  M,  Mestre§,  élèvQ 
de  M,  Duprato;  M.  Falkçnberg,  élève  de  M,  E.  Durand, 


i56  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Femmes.  (7  concurrentes.) 

1^'  prix  :  M'^^  Guinard,  élève  de  M.  Ed.  Batiste;  M"«  Genty,  élève  de 

M'"'^Dufresne. 

2'  prix  :  M"^  Papot,  élève  de  M'"«  Dufresne. 

i"-  accessit:  M"'  Cotta,  élève  de  M.  Ed.  Batiste;  2^  accessit;  M""  Galliata,  élève  de 
Mme  Dufresne. 

SOLFEGE. 

Jury:  MM.  Ambroise  Thomas  (président);  Charles  Colin,  Emile 
Durand,  Moulin,  G.  Pfeiffer,  C.Prumier,  H.  Salomon^Aug.  Savard 
et  Wekerlin. 

Hommes.  (36  concurrents.) 

i""^  médaille:  M.  Destefani,  élève  de  M,  Lavignac  ;  M.  Piffaretti, 
élève  de  M.  N.  Alkan;  Schw^artz,  élève  de  M.  Marmontel  fils  ;  M.  Caron, 
élève  de  M.  N.  Alkan;  M.  Marty,  élève  de  M.  Gillette;  M.  Sablon^ 
élève  de  M.  N.   Alkan. 

2e  médaille  :  M.  Debussy,  M.  Vasseur,  M.  Grand-Jany,  M.  O'Kelly, 
élèves  de  M.  Lavignac. 

S''  médaille  :  M.  Sujol,  élève  de  M.  Gillette  ;  M.  Mathé,  élève  de 
M.  N.  Alkan;  M.  Etesse,  élève  de  M.  Rougnon;  M.  Kaiser^  élève  de 
M.  N.  Alkan. 

Femmes.  (62  concurrentes.) 

i^^  médaille  :  M'"'  Maillochon,  élève  de  M^^^  Donne;  M"*^  Chrétien, 
M''''  Barreau,  élèves  de  M.  Le  Bel;  M"'  Archainbaud,  élève  de  M'"''  De- 
vrainne  ;  M""  Thuillier,  élève  de  M.  Le  Bel  ;  M""  Rousseau,  M"''  Potel, 
élèves  de  M'"=  RouUe  ;  M"'^  Prat,  élève  de  M.  Le  Bel. 

2*"  médaille  :  M"''  Ramat,  élève  de  M"''  Donne  ;  M"«  Holsmann, 
M"''  Lévy,  élèves  de  M""  Hardouin  ;  M"^  Prestat,  élève  de  M.  Dessi- 
rier  ;  M"*^  Klin,  M""^  Erster,  élèves  de  M.  Le  Bel;  M"*^  Gonzalès,  élève 
de  M"«  Roulle. 

"i"  médaille  :  M^'"  Molard,  élève  de  M"''  Donne;  M"^  Haincelain,  élève 
de  M™^  Devrainne  ;  M"'=  Coutelot,  élève  de  de  M"'  Hardouin  ;  M"«  Mi- 
neur, élève  de  M"^Mercié-Porte;  M"®  Lefrançois,  élève  de  M"«  Roulle; 
M"''  Lizeray,  M""^  Stambach,  élèves  de  M'"'^  Devrainne  ;  M"''  Chandelier, 
élève  de  M.  Le  Bel;  M"'  Hubbard,  M"" de  Larriba,  élèves  de  M'"^  Roulle. 

SOLFEGE. 

Classe  spéciale  pour  les  chanteurs. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président);  Napoléon  Alkan,  Boiel- 
dieu,  Oscar  Comettant^  Lavignac,  Marmontel^  Pessard,  Valenti  et 
Vervoiite. 


PALMARÈS  DU  CONSERVATOIRE  (iSyS)  iSy 

Hommes.  (i3  concurrents.) 

i'*^  médaille  :  M.  Roques,  élève  de  M.  Danhauser. 
2*  médaille  :  M.  Maris,  élève  de  M.  Danhauser. 
3"  médaille  :  M.  Maire,  élève  de  M.  Rougnon. 

Femmes.  (21  concurrentes.) 

i'"^  médaille  :  M"''  Gélabert,  élève  de  M.  Duvernoy  ;  M"''  Laterrière, 
élève  de  M.  Mouzin. 
2"  médaille  :  M"''"  Boulard,  Ploux  (Edith),  élèves  de  M.  Mouzin. 
3®  médaille  :  Grard,  Regaudiat,  Puisais,  élèves  de  M,  Mouzin. 

CHANT. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président);  Charles  Gounod,  Fran- 
çois Ba:{in  (membres  de  Tlnstitut)  ;  Ernest  Deldeve:^,  Semet,  Bonne- 
hée,  Wartel,  Wekerlin^  Eugène  Gautier. 

Hommes.  (14  concurrents.) 

!'''■  prix  :  M.  Couturier,  élève  de  M.  Roger. 

2"  prix  :  M.  Caisso,  élève  de  M.  Romain  Bussine. 

i=r  accessit  :  M.  Queulain,  élève  de  M,  Grosse!  ;  M.  Demasy,  élève  de  M.  E.  Bou- 
langer ;  2»  accessit  :  M.  Maire,  élève  de  M.  Saint- Yves  Bax;M.  CoUin,  élève  de 
M.  R.  Bussine. 

Femmes.  (18  concurrentes.) 

i''"'  prix  :  M"'  Bilbaut-Vauchelet,  élève  de  M.  Saint-Yves  Bax. 
2"  prix  :  M'^*^  Bilange,  élève  de   M.  Roger;   M"*"  Larochelle,  élève  de 
M.  Grosset. 

!'='•  accessit  :  M""  Bâtard,  élève  de  M.  Boulanger;  Mi'"  Vergin,  élève  de  M.  Henri 
Potier  ;  2"  accessit  :  M"°  Puisais,  élève  de  M™e  Viardot  ;  M"^  Sauné,  élève  de  M.  Ro- 
ger ;  M"''  Lafont,  élève  de  M.  Saint- Yves  Bax. 

DÉCLAMATION    LYRIQUE. 
OPÉRA, 

Jury:  MM.  Ambroise  Thomas  (président),  Gounod,  F.  David, 
F.  Ba^in,  membres  de  V Institut.,  A.  de  Beauplan,  Halan^ier, de  Saint- 
Georges,  Eugène  Gautier,  Membrée  et  Mermet. 

(8  concurrents.  —  4  hommes  et  4  femmes,) 

Professeur  :  M.  Ismael. 

PRIX     DES     ÉLÈVES     HOMMES. 

i'^''prix:   M.  Couturier. 
2"  prix:  M.  Gally. 

jf  accessit:  M,  Queulain. 


i58  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

PRIX   DES   ÉLÈVES   FEMMES. 

i"  prix:  M"*  Vergin. 

OPÉRA  GOMIQUE. 

Jury:  MM.  Amhroise  Thomas  (président)  \  A.  de  Beauplan,  chef  du 
bureau  des  théâtres^  Charles  Gounod,  François  Ba:{in,  membres  de 
r Institut,  Eugène  Gautier,  de  Saint-Georges,  C.  du  Locle,  Ernest 
Boulanger,  A.  Boieldieu. 

(Concurrents  :  7  hommes,  7  femmes  ;  1 1  scènes.) 

PRIX  DES    ÉLÈVES    HOMMES. 

Pas  de  premier  prix. 

2«  prix  :  M.  Caisso,  élève  de  M,  Charles  Ponchard;  M.  Queulain^ 
élève  de  M.  Mocker. 

i»!"  accessit:  M.  CoUin,  élève  de  M.  Charles  Ponchard  ;  2°  accessit:  M.  Furst,  élève 
de  M.  Mocker. 

PRIX    DES    ÉLÈVES    FEMMES. 

i"'  prix:  M"^  Vergin,  élève  de  M.  Mocker. 

2«  prix:  M""  Bilbaut-Vauchelet,  élève  de  M.  Ponchard. 

!=' accessit:  M^e  Sauné,  élève  de  M.  Mocker;  2»  accessit:  M"^  Fontaine,  élève  de 
M.  Ponchard. 

ORGUE. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président)  ;  Benoist,  Babille,  Jules 
Cohen,  Colin,  Elwart,  Fissot,  Guilmant  et  Widor. 

(6  concurrents.) 

Professeur  :  M.  C.  Franck. 
Pas  de  prix. 

i^r  accessit  :  M.Rousseau,  M.  Verschneider,  M.  d'indy  ;  2<=  accessit  :  MH'=  Renaud. 

PIANO. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président);  Beso^:{i,  Jules  Cohen, 

Alphonse  Duvernoy,  Fissot,  Guiraud,  Massenet,  Paladilhe  et  Georges 

Pfeiffer. 

Hommes.  (14  concurrents.) 

Première  ballade  de   Chopin. 

Pas  de  premier  prix. 

2*  prix  :  M.  Dolmetsch,  élève  de  M.  Marmontel  ;  M.  Dusautoy, 
élève  de  M.  Mathias. 

lér  accessit  :  M.  Rabeau,  élève  de  M.  Mathias  ;  MM.  Debussy,  Lemoine,  élèves  de 
M;  Marmontel  ;  i"  accessit  :  MM.  Mestres,  élève  de  M.  Marmontel  ;  O.  Kelly,  élève 
de  M.  Mathias. 


PALMARÈS  DU  CONSERVATOIRE  (iSyS)  139 

Femmes.  (33  concurrentes.) 
Premier  morceau  du  deuxième  concerto  en  fa  mineur  de  Chopin. 
i"  prix  :  M"^'  Taravant,  Pottier,  élèves  de  M.  Lecouppey. 
2^  prix  :  M"'=  Gentil,  élève  de  M"*^  Massart  ;  M"^  Ghauveau,  élève  de 
M.  Lecouppey;  M"*^  Garrier-Belleuse,  élève  de  M.  Delaborde. 

lei-  accessit  :  M"''  Mouzin,  élève  de  M.  Delaborde  ;  MUe  Schmidt,  élève  de  Mm»  Mas- 
sart ;  M"^  Visinet,  élève  de  M.  Delaborde;  2°  accessit  :  M^'es  Perrey,  Miclos,  Lagoa- 
nère,  élèves  de  M'^"  Massart. 

ÉTUDE    DU    CLAVIER. 

Jury  :  MM.  Ambroise  Thomas  (président)  ;  Alkan  (N.),  Baillot, 
Fissot,  Marmontel,  Mathias^  Neustedt,  Pfeijffer^  Potier. 

(6  Hommes,  33  Femmes.  —  39  Goncurrents.) 

Premier  morceau  du  concerto  en  Ut  ^  mineur  de  Ries. 

!'■<' médaille  :  M"^  Mége,  élève  de  M.  Ghéné  ;  M "^' Barreau,  Maillo- 
chon  et  Givry,  élèves  de  M'"«  Emile  Rety  ;  M"'  Plé,  élève  de  M""*  Tar- 
pet;  M"*  Hunger,  élève  de  M'"^  Ghéné;  M"e  Germain,  élève  de  M"^  Rety. 

2«  médaille  :  M"*  Lizeray,  élève  de  M™^  Tarpet;  M"®  Colombier, 
élève  de  M'"«  Ghéné  ;  M""  Chrétien  et  Chandelier,  élèves  de  M™*  Rety  ; 
M"^^  Desmazes  et  Baluze^  élèves  de  M'"*  Ghéné  ;  M.  Piffaretti,  élève  de 
M.  Decombes. 

3^  médaille  :  M^'"'  Poiraux  et  Cœur,  élèves  de  M"'"  Tarpet  ;  M"'''  Cour- 
taux  et  CoUin,  élèves  de  M'"^  E.  Rety;  M"'  Maurice,  élève  de  M"^'' Ghéné  ; 
M"e  Kin,  élève  de  M'""  E.  Rety  ;  M.  Roger,  élève  de  M.  Anthiome. 

HARPE. 

Jury  :  MM.  Ambroise  T/zoma^  (président);  Beso^:^i^  Samuel  David^ 
Léo  Delibes,  Duprato ,  Emile  Durand^  C.  Franck,  Guiraud  et 
Membrée. 

Professeur  :  M.  C.  Prumier. 

(3  concurrents.) 

Troisième  fantaisie  de  M.  C.  Prumier. 

Pas  de  premier  prix. 
2'  prix  :  M.  Boussagol. 

Pas  de  premier  accessit;  2'=  accessit  :  M'i"  Smitti, 

VIOLON. 

Jury  :  MM >  Ambroise  Thomas  (président),  Deldeve\^  Pasdeloup^ 
Chaîne^  Colonne^  Lamoureux,  Lasserre,  Lebouc  et  Sarasate. 


i6o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

(22  concurrents.)"^ 

j  9e  concerto  {Lettre  G.)  de  Kreutzer. 

1"  prix  :  M""'  Pommereul  et  M.  Diaz-Albertini,  élèves  de  M.  Alard. 
2"  prix  :  M.  Heymann,  élève  de  M.  Alard. 

i-^r  accessit  :  M.  Berthelier,  élève  de  M.  Massart  et,  M.  Gibier,  élève  de  M.  Sauzay 
2=  accessit  :  M.  Figueroa,  élève  de  M.  Alard  et  M.  Naegelin,  élève  de  ,M.  Massart. 

VIOLONCELLE. 

Même  Jury. 

(8  concurrents.) 

Sixième  concerto  de  Romberg 

i*^''  prix  :  M"''  Hillemacher,  élève  de  M.  Franchomme. 
2®  prix  :  M.Farnow,  élève  de  M.  Chevillard. 

le'  accessit  :  M.  Puzenat,  élève  de  M,  Franchomme. 
2=  accessit  :  M.  Boh,  élève  de  M.  Franchomme. 

CONTREBASSE. 

Jury  :  MM.  Amhroise  Thomas  (président);  François  Ba\in,  Ernest 
Altès,  Chevillard  j  Deloffre,  Franchomme.  Lamoiireux,  Rabaud  et 
Verrimst. 

Professeur  :  M.  Labro. 
(5   concurrents.) 
Huitième  concertino  en  Ré  majeur  de  Labro. 

i^*  prix:  M.  Bernard. 

2e  prix  :  M.  Florus  (Gérard). 

ler  accessit:  MM.  Charon  et  Morel  ;'  1^  accessit:  M.  Goldstetn. 

INSTRUMENTS   A    VENT. 

Jury:  MM.  Ambroise  Thomas  (président);  Baillot,  Léo  Delibes, 
Lamoureux,  Pasdeloup,  Paulus,  Rose,  Ronsselot  et   Taffanel. 

FLUTE. 

Professeur:  M.  Henry  Altès. 

(8  concurrents.) 

Quatrième  solo  d'' Altès  en  La  majeur. 

i'^'"prîx:  M.  Bertram. 
Pas  de  second  prix. 

!«■'  accessit:  M.  Michel;  2"  accessit:  M.  Brunot. 


PALMARÈS  DU  CONSERVATOIRE  1(1874)  161 

HAUTBOIS. 

Professeur  :  M.  Charles  Colin. 

(7  concurrents.) 
Troisième  solo  de  Ch.  Colin. 

i"prix:  M.  Boullard, 

1"  prix  :  MM.  Balbreck  et  Silenne. 

!•' accessit:  M.  Kelsen;  2^  accessit:  M.  Etesse. 

CLARINETTE. 

Professeur:  M.  A.  Leroy. 

(6  concurrents.) 

Onzième  solo  de  Klosé. 

i"  prix:  M.  Bourdin. 
2«  prix  :  M.  Mimart. 
i«r  accessit;  M.  Perpignan;  1'  accessit:  M.  Taffin. 

BASSON. 

Professeur:  M.  Jancourt 

(3  concurrents.) 

Adagio  et  finale  du  concerto  de  Weber. 

i"  prix:  M.  Jacot. 
28  prix:  M.  Philibert. 
i«r  accessit;  M.  Canneva. 

COR. 

Professeur:  M.  Mohr. 

(4  concurrents.) 

Solo    de    Mohr. 

i^^'prix:  M.  Bonvoust. 
Pas  de  second  prix. 
I"' accessit  :  M.  Penable. 

CORNET   A   PISTONS. 

Professeur  :  M.  Maury. 

(5  concurrents.) 

i"  solo  de  Maury, 

i^prix:  M.  Jaussaud. 

IX.  n" 


i62  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

20  prix:  M.  Galipeau. 

i«r  accessit:  M.  Franquin;  2«  accessit:  M.  Dervaux. 

TROMPETTK. 

Professeur:  M.  Cerclie». 
(5  concurrents.) 

Fantaisie  de   Cerclier. 
Pas  de  prix. 

Pas  de  i»'  accessit;  2"  accessit  :  M.  Craisté. 

TROMBONE. 

Professeur:  M.  Delissé. 

(3  concurrents.) 

Solo  de  concours  par  Demersseman. 

i"  prix:  M.  Blachère. 
2*  prix:  M.  Pothier. 


ROSSINI,    BEETHOVEN 


ET   L'ÉCOLE    ITALIENNE   CONTEMPORAINE  (ij 


A  vie  de  Rossini  explique  son  œuvre.  Au  début  de  sa 
carrière,  le  futur  maître  renonce  volontairement  à  ter- 
miner ses  études.  Ce  qu'il  ne  sait  pas,  il  le  demande 
à'  l'expérience,  à  la  pratique.  Il  préfère  le  plaisir  au 
travail;  il  compose  en  courant.  Les  femmes  lui  plai- 
sent parce  qu'elles  l'amusent  (2);  il  n'en  aime  aucune, 
ne  prend  ni  ne  sent  la  passion  terrible  qui  éclaire  et  brûle  comme  le 

soleil;  il  ne  sonde  pas  ce  gouffre  :  l'amour.  Il  est  à  peine  voluptueux. 

Peu  enclin  à  observer,  il  exprime  moins  la  réalité  que  les  apparences. 

Il  a  beaucoup   d'esprit,  beaucoup  de  finesse,   des   mots  heureux;  les 


(i)  Voir  le  numéro  du  i"  août, 

(2)  «  Les  grandes  dames  se  l'arrachaient;  la  Ma...  (à),  cantatrice  bouffe  alors  dans 
la  fleur  de  la  jeunesse,  du  talent  et  de  la  beauté,  l'enleva  aux  grandes  dames,  et, 
pour  ne  pas  être  en  reste  avec  lui;  elle  lui  sacrifia,  dit-on,  stoïquement  le  prince 
Luciea  Bonaparte,  jusqu'au  moment  où  la  plus  jolie,  et  jusqu'alors  la  plus  vertueuse 
femme  de  la  Lombardie,  l'enleva  à  son  tour  à  la  Ma...,  jusqu'au  moment...  Je  n'en 
finirais  pas  si  je  voulais  parcourir  cette  longue  filière  de  triomphes  que  traversa 
vainement  le  mariage,  qui  se  poursuivirent  jusqu'en  ces  derniers  temps, «  —  ceci  fut 
écrit  vers  i85o  —  «  et  ne  s'arrêtèrent  qu'à  l'original  de  Judith  dans  le  beau  tableau 
de  M.  Horace  Vernet.  »  Notice  déjà  citée. 


{a)  11  s'agit  sans  doute  de  Marietta  Marcolini.  Rossini  composa  pour  elle  l'Equivoca 
stravaganta  (Bologne,  181 1.  —  il  était  alors  âgé  de  dix-neuf  ans, —  la  Pietra  del 
Paragone  (Milan,  1812),  Vltaliana  in  Algeri  fVenise,  i8i3j.  Marietta  Marcolini 
excellait  en  effet  dans  l'opéra  huffa. 


i64  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


théâtres  et  les  cœurs  s'ouvrent  partout  pour  lui  ;  il  vole  de  fête  en  fête; 
il  change  à  la  fois  de  ville  et  de  maîtresse.  Mais  il  lui  faut  de  l'argent 
pour  mener  cette  joyeuse  existence.  Rien  de  plus  facile.  Il  écrit  deux 
ou  trois  opéras  en  quelques  mois,  et  sa  prodigieuse  fécondité  n'est 
jamais  en  défaut.  En  i8i3,  il  broche  :  Il  Figlio  per  ai^ardo^  Tari' 
crède,  Vltaliana  in  Algeri;  en  1814,  VAureliano  in  Palmira,  il  Turco 
in  Italia;  en  1816,  outre  Torvaldo  e  Dorlisca,  il  fabrique  un  Othello 
quelconque,  et,  enfin,  la  même  année,  il  taille  sa  plume  et  donne  le 
Barbier^  une  merveille.  Excepté  dans  ce  dernier  ouvrage  et  dans  la  pre- 
mière moitié  de  Guillaume  Tell^  Rossini  prodigue  les  mélodies  au 
hasard;  il  les  répand  çà  et  là  au  mépris  de  la  situation,  des  person- 
nages, des  paroles.  Coloriste  brillant,  il  se  trompe  sur  l'emploi  des  cou- 
leurs; il  ne  s'inquiète  point  de  l'expression  juste,  il  ne  se  soucie  point 
de  la  vérité  dramatique.  La  pensée  lui  manque-t-elle?  Il  la  remplace  par 
des  traits  dont  on  ne  voit  pas  la  portée.  Il  galoppe  dans  le  faux  ou  dans 
le  vide  avec  une  hardiesse  qui  lui  fait  pardonner  ses  erreurs  ;  c'est  en 
somme  un  beau  cavalier,  et  il  est  superbe  en  selle  ;  aussi  applaudit-on 
jusqu'à  ses  plus  étranges  sorties  contre  la  raison,  le  bon  sens  et  le  vrai. 
Rossini  porte  à  son  père  un  attachement  sincère,  et  cet  attachement 
lui  inspirera  plus  tard,  au  deuxième  acte  de  Guillaume  Tell,  cette  page  si 
sentie,  si  noblement  éloquente  : 

Ses  jours  qu'ils  ont  osé  proscrire 
Je  ne  les  ai  pas  défendus. 

Rossini,  qui  a  plutôt  pour  domaine  le  magnifique  que  le  sublime  (i), 
jette  sans  regret  dans  un  coin  ses  lauriers  et  sa  pourpre  pour  courir  les 
aventures  une  couronne  de  roses  au  front,  une  marotte  à  la  main,  un 
fifre  aux  dents.  Toujours  gai,  toujours  aimable,  toujours  fécond^  il 
chante  à  Venise,  à  Rome,  à  Milan,  à  Naples,  l'insouciante  chanson  du 
plaisir.  C'est  le  plaisir  qui  se  cache  dans  la  tombe  de  Ninus,  derrière 
Othello  étouffant  Desdémone,  derrière  Maometto  secondo  ;  c'est  encore 
lui  qui  conduit  Moïse  en  Egypte  et  lui  fait  traverser  la  mer  Rouge  ;  il 

(i)  Un  fanatique  de  Rossini,  P.  Scudo,  paraît  avoir  entrevu  cette  vérité,  car  il 
s'exprime  ainsi  dans  un  livre  publié  en  i852  chez  Victor  Lecou  sous  ce  titre  :  Cri- 
tique et  littérature  musicales  :  "  On  sent  que  la  gaîté  de  Rossini  est  fiévreuse  et 
menaçante;  il  est  à  Cimarosa  ce  que  Beaumarchais  est  à  Molière, />/h5  mordant 
que  vrai,  plus  brillant  que  profond  (a);  et  en  écoutant  cette  musique  qui  vous  monte 
à  l'esprit  comme  une  liqueur  chai-gée  de  gaz,  on  comprend  que  l'auteur  est  né  dans 
un  temps  de  troubles  et  de  tempêtes...  » 

(a)  Ces  phrases  ne  sont  pas  soulignées  dans  le  texte-. 


ROSSÏNI,  BEETHOVEN,  ETC.  i65 

tutoie  Zelmira,  il  chiffonne  la  donna  de  Lago,  il  fait  des  niches  à  la  Cene- 
rentola,  il  travestit  Armide.  Oui,  oui  !  le  plaisir,  ce  joli  oiseau  de  pas- 
sage, lance  sa  roulade  dans  toutes  ces  brillantes  partitions  ;  il  met  un 
masque  à  Sémiramis,  un  domino  au  jeune  Arnold,  gazouillant  un  duo 
avec  Mathilde  et  dit^  en  accompagnant  ses  paroles  d'une  gambade  : 
«  Nous  jouons  la  comédie,  après  tout  ;  notre  objet  est  de  divertir  la 
foule,  et  chacun  sait  aussi  bien  que  moi  que  ceci  est  un  spectacle.  » 

Pourtant  Rossini  reprend  sa  pourpre  et  ses  lauriers;  sa  figure,  bellelors- 
qu'elle  devient  sérieuse,  apparaît  au-dessus  des  nuages,  sa  face  rayonne 
comme  un  astre,  on  le  regarde  avec  admiration:  les  fines  lèvres  du  maître 
s'entr'ouvrent,  sa  voix  éclate,  et  ces  mots  retentissent  à  travers  l'espace  : 
«  Je  suis  grand  quand  je  veux!  »  Puis  il  ajoute  en  riant  :  a  Mais  cela 
m'ennuie.  »  Et  pendant  que  vous  le  cherchez  encore  dans  le  ciel  oti  son 
image  s'efface,  il  passe  auprès  de  vous  au  bras  du  scepticisme,  oubliant 
que  l'art  est  une  affirmation. 

Il  considère  les  lihrettî  qu'il  met  en  musique  comme  des  cadres  où  le 
musicien  est  libre  de  faire  entrer  ce  qu'il  veut.  Que  l'auteur  le  mène  en 
Egypte,  en  Assyrie,  en  Grèce  ou  en  Chine,  peu  lui  importe!  Que  le 
poète  lui  fournisse  tel  ou  tel  type,  ça  lui  est  égal  !  Il  ne  s'inquiète  pas  de 
conserver  leurs  physionomies  particulières  aux  siècles,  aux  milieux,  aux 
caractères.  Ainsi  que  Voltaire,  avec  lequel  il  a  plus  d'un  point  de  contact, 
il  déteint  sur  ses  personnages  :  Sémiramis,  Assur,  Desdémone,  Mahomet, 
Figaro,  Arnold  sont  autant  de  petits  Rossini.  On  voit  par  là  combien 
est  erronée  la  comparaison  qu'on  a  voulu  établir  entre  Rossini  et 
Mozart.  Ce  que  Mozart  respectait  profondément,  Rossini  le  dédaignait. 
Tout  est  vrai  dans  Don  Juan,  tout  n'est  pas  vrai  dans  Guillaume  Tell. 
Mozart  tient  compte  de  la  vérité  dramatique,  Rossini  s'en  moque; 
Mozart  est  maître  dans  toutes  les  parties  de  son  art;  Rossini,  non. 
Joacchino  se  contente  de  l'inspiration  et  de  ce  qu'il  apprend  chemin 
faisant  ;  Wolfgang  joint  à  l'inspiration  une  science  réelle. 

Fortement  caractérisé,  le  génie  rossinien  pèche  par  la  tenue.  Il  allie 
dans  le  même  morceau  le  trivial  au  sublime  sans  que  cette  disparate  soit 
voulue  ou  motivée.  S'il  introduit  le  grandiose  dans  le  bouffe  avec  un 
bonheur  sans  égal,  il  laisse  se  glisser  dans  V opéra  séria  des  phrases,  des 
morceaux  qui  ne  seraient  pas  déplacés  dans  le  Turc  en  Italie  ou  dans 
l'Italienne  à  Alger. 

L'ampleur  des  formes,  l'abondance  des  idées  mélodiques,  auxquelles 
s'ajoute  parfois  le  piquant  des  harmonies,  la  largeur  du  style,  la  grandeur 
de  certaines  scènes  éparses  dans  plusieurs  ouvrages,  notamment  le  final 
de  Moïse  et,  dans  le  Siège  de  Corinthe^  la  fameuse  bénédiction  des  dra- 


i66  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

peaux,  une  franche  et  spirituelle  maestria,  un  intarissable  brio,  une 
somptueuse  originalité,  voilà  ce  que  j'admire  sans  restriction  chez  le 
compositeur  extraordinaire  qui  m'emporte  d'un  coup  d'aile  en  plein  azur 
et  subitement,  s'abattant  sur  la  terre,  entre  dans  un  lieu  public  pour 
m'offrir  un  sorbet  ou  un  verre  de  limonade. 

Les  beautés  de  la  nature  charmèrent  Rossini  ;  pourtant  elles  n'éveillè- 
rent en  lui  que  des  impressions;  elles  ne  lui  suggérèrent  pas  des  vues 
transcendantales  ;  il  en  saisit,  il  en  aima  surtout  le  côté  pittoresque,  ex- 
térieur, aimable  :  les  splendeurs  des  sommets  neigeux,  les  bruits  des 
avalanches,  les  bords  du  torrent,  les  monts  d'où  tombent  avec  fracas  les 
cascades  retentissantes,  les  forêts  escaladant  les  rochers  ou  les  montagnes, 
tout  cela  lui  plut  sans  lui  ouvrir  des  horizons  divins,  sans  le  conduire 
à  une  contemplation  plus  haute.  Il  ne  quitte  pas  le  monde  visible, 
il  se  tient  dans  les  limites  de  son  domaine,  le  globe;  il  subit  patiemment 
son  milieu.  Né  pour  chanter,  il  chante,  sans  se  demander  sur  quels  prin- 
cipes l'art  repose;  il  accepte  l'existence  telle  que  les  circonstances  la  lui 
font;  il  ne  se  sent  aucun  goût  pour  les  luttes  héroïques  où  le  penseur 
renouvelle  ses  forces  et  les  décuple.  Enfant  de  l'Italie  asservie,  il  pousse 
à  l'occasion  un  cri  qui  s'éteint  promptement  dans  un  éclat  de  rire,  et  il 
donne  à  ses  ailes  juste  assez  d'envergure  pour  que  leur  battement  s'en- 
tende par  toute  la  terre.  Au  demeurant,  je  l'ai  dit  et  je  le  maintiens,  il 
est  le  chantre  du  plaisir.  Je  ne  lui  en  fais  pas  un  crime,  je  le  constate. 
Ce  Titan  ne  voulut  pas  être  un  Prométhée.  Il  se  chauffe  de  loin  au  feu 
du  ciel,  qu'il  ne  se  soucie  point  de  dérober,  et  il  soustrait  prudemment 
ses  flancs  au  vautour.  Dès  qu'il  sort  du  champ  de  la  fantaisie  et  de  l'ima- 
gination pour  aborder  le  drame,  il  se  heurte  contre  une  foule  d'éléments 
qu'il  n'a  pas  étudiés,  qu'il  connaît  imparfaitement  ou  qu'il  ne  connaît 
point.  Il  ne  fouille  pas  l'histoire,  il  ne  demande  rien  à  la  philosophie,  la 
religion  le  laisse  indifférent,  il  ne  creuse  pas  ses  sujets,  il  interroge  su- 
perficiellement le  cœur  humain,  il  n'entend  rien  à  l'amour.  Aussi,  la 
révolution  dramatique  opérée  par  Rossini  fut-elle  exclusivement  musi- 
cale; aussi  reste-t-il  au-dessous  du  souffle  infini  qui  caresse  les  Gluck  et 
les  Beethoven  sans  l'effleurer.  L'illustre  maestro  n'aimait  pas  qu'on 
louât  devant  lui  ces  hommes  gigantesques,  en  qui  il  sentait  instinctive- 
ment une  puissance  supérieure  à  la  sienne.  Il  constatait  en  eux  une 
énergie  secrète,  une  conscience  rigoureuse,  un  talent,  une  conviction  qui 
l'inquiétaient.  Il  comprenait  vaguement  que  ces  artistes  ont  tous  mis  de 
leur  chair  et  de  leur  sang  dans  leurs  créations  d'où  toute  formule  banale, 
toute  vaine  apparence  est  soigneusement  bannie  et  où  le  spectateur,  l'au- 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  167 

ditear  retrouvent  l'homme  avec  ses  douleurs  poignantes^  ses  joies  passa- 
gères, ses  aspirations  indestructibles. 

Rossini  sera  longtemps  le  premier  des  compositeurs  qui  croient  ou 
croiront  pouvoir  arriver  au  rang  suprême  et  s'y  maintenir  par  l'inspira- 
tion seule.  Son  influence  en  Italie,  en  France,  en  Allemagne,  fut 
considérable,  tyrannique,  irrésistible;  aucun  des  maîtres  venus  après 
lui  ne  s'est  entièrement  soustrait  à  cette  influence.  On  a  abusé  des  longs 
morceaux  d'ensemble  où  les  acteurs  animés  de  sentiments  divers  chan- 
tent pourtant  à  tour  de  rôle  le  même  motit  ;  on  a  abusé  des  redites,  des 
roulades,  des  ornements  déplacés,  des  formules,  du  crescendo,  des  cui- 
vres, de  la  grosse  caisse  et  des  cymbales  ;  les  accompagnements  tombèrent 
bientôt  dans  la  banalité;  on  n'eut  aucun  respect  pour  la  déclamation, 
pour  Taccent  vrai,  pour  la  prosodie  ;  sous  prétexte  que  Rossini  s'était 
tiré  d'affaire  à  force  de  sève,  on  s'imagina  que  les  études  les  moins  indis- 
pensables étaient  devenues  inutiles,  et  le  premier  venu  se  mit  à  abattre 
des  opéras  presque  sans  y  songer.  On  vit  arriver  des  musicailleurs  qui 
déshonorèrent  l'art;  une  cohue  sans  nom  envahit  les  théâtres  d'Italie  où 
brillèrent  comme  des  étoiles  de  première  grandeur  les  Bellini,  les  Doni- 
zetti,  les  Carafa,  les  Ricci  e  tutti  quanti. 

Bien  qu'il  eût  doté  l'art  de  formes  nouvelles  magistralement  dévelop- 
pées ;  bien  qu'il  eût  défriché  son  champ  et  affirmé  sa  luxuriante  indivi- 
dualité, Rossini  donna  le  signal  de  cette  déplorable  décadence  qui  faillit 
détruire  en  Europe  le  sentiment  du  Beau. 

Aujourd'hui,  Rossini  appartient  à  l'histoire;  ses  actes,  son  système 
musical,  son  œuvre,  peuvent  et  doivent  être  discutés  sévèrement.  Oui, 
sévèrement.  —  Une  voix,  celle  de  la  conscience,  criait  à  Gain  :  «  Qu'as- 
tu  fait  de  ton  frère  ?»  La  même  voix  a  pu  crier  à  Rossini  :  «  Qu'as- tu 
fait  de  ton  génie  ?  As-tu  travaillé  avec  persévérance  à  son  éclosion  ?  L'as- 
tu  développé  par  la  méditation  ?  A  l'église,  le  sentiment  chrétien  t'a-t-il 
inspiré  ?  Au  théâtre,  as-tu  tenu  compte  des  temps,  des  faits,  des  situa- 
tions, des  caractères  ?  N'as-tu  pas  jeté  le  même  vêtement  pailleté,  bril- 
lant, léger,  sur  toutes  choses,  te  jouant  ainsi  du  sens  dramatique  et  en- 
luminant les  images  les  plus  diverses  des  mêmes  couleurs  éclatantes  ? 
Mis-tu  ton  talent  de  niveau  avec  ton  intelligence  ?  L'or  que  tu  nous 
jetais  n'était-il  pas  mélangé  de  clinquant  ?  Rossini!  Rossini  I  la  postérité 
te  reprochera  de  n'avoir  pas  pris  la  vie  au  sérieux,  de  t'être  attardé  aux 
jouissances  passagères  et  d'avoir  paré  de  colifichets  la  beauté  suprême.  » 

Je  puis  dès  à  présent  résumer  ainsi  les  différentes  propositions  émises 
dans  le  cours  de  ce  fragment  d'étude. 

La  pensée  ne  souffre  aucune  contrainte  ;  elle  s'étiole  dans  certains 


i68  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

milieux;  elle  veut  l'air,  le  grand  jour,  l'espace;  l'esclavage  la  tue,  le 
despotisme  la  matérialise^  le  faux  la  rend  ridicule,  la  convention  l'ar- 
rête et  la  glace;  non  unie  au  talent,  elle  demeure  inféconde.  L'ar- 
tiste qui  ne  se  rattache  par  aucun  lien  à  l'infini,  que  le  présent  seul 
captive,  qui  ne  songe  pas  à  l'avenir,  que  les  questions  religieuses, 
politiques,  philosophiques  laissent  indifférent,  qui  néglige  de  s'ap- 
puyer sur  les  principes  moraux  imposés  à  l'humanité  par  la  foi,  par 
la  raison,  par  la  justice,  et  qui  se  confine  dans  son  moi,  pourra  éblouir 
son  siècle,  il  ne  le  fera  pas  avancer.  Pourquoi  ?  Parce  qu'il  n'apporte  pas 
avec  son  individualité,  si  riche  qu'on  la  suppose,  un  idéal  supérieur  ; 
cet  artiste-là  ne  relève  que  de  son  désir,  il  n'a  d'autre  guide  que  son 
penchant,  il  est  de  la  race  des  maîtres  qui  ne  contiennent  pas  tout 
l'homme. 

Je  méprise  également  l'apothéose  et  le  pamphlet  ;  le  détracteur  m'ins- 
pire du  dégoût,  l'apologiste  excite  mon  dédain  ;  je  cherche  la  vérité  à 
travers  leurs  mensonges  respectifs,  et  quand  je  crois  la  découvrir,  je  la 
dis  simplement,  car  c'est  d'elle  seule  que  je  me  soucie.  Cependant,  et 
malgré  la  loyauté  de  mes  appréciations,  je  vais  soulever,  je  le  sais,  une 
multitude  de  récriminations  :  je  porte  atteinte  à  des  intérêts,  je  blesse 
des  amours-propres,  j'effarouche  des  habitudes  ;  on  criera  à  la  profana- 
tion, à  la  partialité  ;  ceux  même  qui  comprendront  parfaitement  mes 
restrictions,  mes  observations,  feindront  hypocritement  de  ne  pas  me 
comprendre.  Qu'y  puis-je  ?  Rien,  hélas!  Mais  ceux  qui  ont  quelque 
notion  de  mon  caractère  se  souviendront,  sans  que  j'aie  besoin  de  le 
leur  rappeler,  que  la  parole,  chez  moi,  est  l'expression  aussi  scrupuleu- 
sement exacte  que  possible  de  ma  pensée. 

Un  rapprochement  suffira  pour  édifier  le  lecteur  sur  le  plus  ou  le 
moins  de  justesse  de  mes  jugements,  et  ce  rapprochement  est  tout  entier 
dans  deux  noms  :  Rossini,  Beethoven.  Certes,  il  serait  absurde,  scan- 
daleux, extravagant,  de  comparer  Rossini  à  Beethoven. — Vraiment? 
—  Vous  allez  voir. 

Beethoven  aimait  Dieu,  l'art  et  son  prochain  plus  que  lui-même.  Tou- 
jours prêt  à  sacrifier  son  bien-être  à  ses  convictions,  il  marchait  droit 
dans  la  vie  ;  il  n'accordait  aucune  lâche  concession  aux  jouissances  et 
aux  intérêts  matériels  ;  ses  actes  obéissaient  à  ses  principes  ;  il  mettait 
en  pratique  les  préceptes  de  la  plus  rigoureuse  morale  ;  lecteur  assidu  de 
Platon,  partisan  de  la  Révolution  française,  républicain  sincère,  il  ad- 
mira Bonaparte,  le  croyant  un  libérateur;  il  détesta  Napoléon,  le  ju- 
geant un  despote  ;  il  vit  dans  l'homme  du  i8  brumaire  un  second  Oreste 
qui,  lui  aussi,  tua  sa  mère.   Il  avait  dédié  la  symphonie  héroïque  au 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  169 

capitaine  qui  se  vantait  de  semer  partout  les  ide'es  républicaines  ;  il  re- 
fusa sa  dédicace  à  l'ambitieux  qui  devait  les  enchaîner  sous  la  pourpre 
et  tâcher  de  les  étouffer.  Naïf  et  bon,  il  souffrait  dans  le  milieu  aristo- 
cratique où  il  vivait.  S'il  s'emportait  souvent  contre  la  société  dorée 
qu'il  fréquentait  malgré  lui,  sa  colère  ne  durait  guère  et  elle  tombait 
au  moindre  mot  d'amitié;  on  l'apaisait  avec  une  parole  affectueuse, 
avec  une  caresse.  Nulle  haine,  nulle  rancune  dans  cette  âme  généreuse. 
L'ingratitude  des  autres  envers  lui  ne  le  décourageait  pas,  le  dévoue- 
ment lui  était  familier.  Ardent,  mais  chaste,  Beethoven  voyait  dans 
l'amour  autre  chose  qu'une  satisfaction  sensuelle,  un  plaisir  dont  l'abus 
conduit  à  l'énervement,  à  l'égoïsme,  à  la  cruauté,  à  l'abrutissement,  à 
un  abrutissement  qui  est  la  mort  anticipée  ;  il  y  voyait  un  océan  de  ten- 
dresse où  l'être  moral  se  plonge  et  se  retrempe,  une  lumière  plus  qu'une 
flamme,  une  aspiration  plus  qu'un  contact,  une  force  et  non  une  fai- 
blesse ;  il  y  voyait  une  élévation  et  non  un  abaissement.  —  Prophète  à 
sa  manière,  l'illustre  artiste  supporta  courageusement  les  tortures  et  les 
coups  d'épingle  imposés  par  la  foule  à  ceux  qui  ne  sentent  pas  comme 
elle,  qui  ne  pensent  pas  comme  elle,  qui  voient  plus  loin  et  mieux 
qu'elle.  Décrié,  déchiré  par  la  jalousie,  il  chanta  la  fraternité  en  embras- 
sant Schiller,  et  il  éleva  au  peuple  un  monument  immortel  :  la  neu- 
vième symphonie.  Il  dédaignait  les  formules  devenues  le  signal  des 
applaudissements  sans  valeur,  il  méprisait  les  enjolivements  inutiles, 
les  vulgarités  inconscientes  ;  il  haïssait  les  formes  conventionnelles, 
sorte  de  vêtements  qui  ne  sont  pas  faits  sur  mesure,  et  il  ne  visait  jamais 
au  succès,  persuadé  qu'il  vaut  mieux  l'attendre  que  de  courir  après  lui. 
Il  gardait  toujours  au  fond  de  son  cœur  un  pardon  pour  ceux  qui  l'a- 
vaient offensé.  Exploité,  trahi,  dévalisé  par  ses  perfides  neveux,  il  les 
excusait,  bien  qu'ils  méritassent  un  blâme  sévère  ;  candide,  il  leur  don- 
nait des  conseils  et  de  l'argent,  et  au  même  moment  ces  misérables  le 
tournaient  en  ridicule  ;  ils  dépouillaient  et  bafouaient  leur  dupe. 
Simple,  il  préférait  les  champs  à  la  ville,  la  chaumière  au  château,  le 
peuple  à  la  noblesse.  Sa  surdité  précoce  le  rendait  misanthrope  ;  il  fuyait 
les  salons,  il  passait  des  jours  et  des  nuits  hors  de  chez  lui,  dans  la  cam- 
pagne ;  il  allait,  triste  solitaire,  par  la  plaine,  par  la  montagne  ;  il  s'as- 
seyait sur  un  tronc  d'arbre,  il  se  couchait  à  demi  sur  la  rive,  et  là,  près 
du  ruisseau  chanteur,  caché  à  tous  les  yeux,  oubliant  le  monde,  il  écri- 
vait quelque  chef-d'œuvre,  la  symphonie  pastorale,  peut-être,  concep- 
tion adorable  où  les  bruits  de  la  nature  ne  sont  que  le  prétexte  de  l'hymne 
chanté  par  ce  penseur  à  la  gloire  de  Dieu.  —  Il  mettait  dans  sa  musique 
l'ombre  qui  s'étend  sur  la  lisière  de  la  forêt  majestueuse,  le  gazouille- 


170  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

ment  familier  de  l'eau  courant  sur  les  cailloux,  les  clartés  où  les  oiseaux 
se  Jouent,  le  papillon  au  vol  léger,  la  verte  demoiselle  ou  la  demoiselle 
bleue  se  mirant  dans  Tonde  ou  se  posant  sur  un  brin  d'herbe  ;  il  y  met- 
tait un  reflet  des  vastes  profondeurs  où  se  retirent  le  chevreuil  craintif  et 
la  biche  aux  doux  yeux,  le  bourdonnement  sympathique  des  insectes, 
quand,  par  une  chaude  matinée  de  printemps,  ils  bruissent  et  vivent 
dans  la  lumière,  la  sérénité  du  ciel,  le  feuillage  frais,  immobile  et  silen- 
cieux, les  mousses  odorantes,  la  fauvette  venant  faire  coquettement  sa 
toilette  au  bord  du  ruisselet  auquel  elle  mêle  son  gentil  ramage,  et  le 
tapage  charmant  des  étangs  jaseurs  parmi  les  grands  prés  et  les  bois. 

Entendez-vous  la  vive  mélodie  qui  invite  les  filles  à  la  danse?  Enten- 
dez-vous les  bonds  un  peu  lourds  des  gars  et  le  choc  bienveillant  des 
choppes?  Les  fumeurs  rêvent,  les  buveurs  causent,  les  ménétriers  se  dis- 
tinguent, la  bourrée  retentit,  les  danseurs,  mains  enlacées,  sautent  sur  le 
pré.  — Oh!  oh!  ce  grondement  lointain  est  de  sinistre  augure;  l'orage 
sera  terrible!  il  va  éclater,  il  éclate.  Lèvent  se  déchaîne  et  pousse  de 
longs  sifflements,  la  pluie  se  précipite  avec  tracas  et  rebondit  sur  le  sol; 
les  arbres,  rudement  secoués,  mugissent,  l'éclair  brille;  on  entend  le 
craquement  des  branches  brisées  par  la  rafale;  la  nature  souffre  et  se  la- 
mente; les  nuages  courent  dans  l'espace,  les  roulements  de  tonnerre 
s'étendent,  se  rapprochent,  se  succèdent  avec  rapidité;  on  dirait  qu'ils 
sont  partout  à  la  fois;  la  foudre  tombe  dans  un  torrent  de  feu  écarlate, 
blanc,  violet,  bleu,  éblouissant,  c'est  sublime!  Enfin  les  nuées  s'é- 
cartent, l'azur  reparaît,  le  calme  se  rétablit,  les  dernières  gouttes  d'eau 
chuchottent;  les  oiseaux,  abrités  sous  les  feuilles,  secouent  et  enflent 
leurs  plumes  avec  un  petit  cri  précurseur  du  beau  temps ,  et  les  pay- 
sans rassurés  se  réunissent  de  nouveau  pour  rendre  grâce  à  la  Provi- 
dence. Le  prêtre  chante,  les  campagnards  répondent  en  chœur  tandis 
que  de  la  vallée,  transformée  en  encensoir,  les  parfums  de  la  terre  mon- 
tent dans  l'air  comme  la  prière  des  villageois  s'élance  vers  l'Etre  su- 
prême ! 

LOUIS   LACOMBE. 

(La  suite  prochainement.) 


LES   SOUPIRS   D'UNE   FLUTE 


Pan  !  Dieu  propice,  toi  qui  inspiras  Briseïs  sur  ses 
rustiques  pipeaux,  aie  pitié  de  moi!  Aux  triomphes 
ont  succédé  les  outrages,  à  la  fierté  la  honte,  à  la  gloire 
la  douleur  ! 

Je  suis  née  àLeipsick  en  1787;  le  fameux Trômlitz  me 
créa,  avec  quel  amour  vous  le  savez,  ô  Pan  !  L'ancienne 
et  vénérable  famille  des  flûtes  traversières  tomba  sinon  dans  l'oubli,  au 
moins  dans  l'indifférence  publique. 

Ah  !  jours  trois  fois  heureux  1  lorsque  Trômlitz,  rayonnant  de  joie,  me 
fit  rendre  ces  sons  purs  et  veloutés  devant  son  digne  ami  le  docteur 
Ribœck  !  ces  sons,  hélas  !  sources  de  mes  misères  actuelles.  Comme  chacun 
alors  admirait  mon  brillant  corps  d'ébène  armé  de  ses  huit  merveilleuses 
clefs  d'argent  !  Je  dormais  dans  une  gaîne  de  velours  cramoisi  et  me  re- 
posais au  bruit  flatteur  des  éloges  accordés  à  mes  nombreuses  perfections. 
—  Fortunés  moments  !....  Quelques  mois  après  ma  naissance,  j'étais  en 
la  possession  de  Forster,  le  célèbre  compositeur  Viennois. 

C'était  l'heureux  temps  où  l'empereur  Joseph  II  se  liait  d'amitié  avec 
Haydn,  Mozart  et  Gluck. 

On  répétait  un  jour  un  sextuor  chez  Forster,  dans  sa  petite  maison  de 
la  Marien-strasse  non  loin  du  théâtre  An  der  Wien,  lorsque,  au  milieu 
du  menuet,  parut  un  jeune  homme  d'environ  dix-sept  ans.  L'expression 
de  sa  physionomie  avait  quelque  chose  d'accentué  et  d'énergique;  le 
baron  Zmeskall,  secrétaire  de  l'empereur,  qui  faisait  sa  partie  de  violon- 
celle, accueillit  le  nouvel  arrivant  avec  un  sourire  de  bienveillance. 
Quand  on  eut  terminé,  il  se  leva  et  le  présenta  au  cercle  d'artistes  et 
d'amateurs  réunis,  comme  un  compositeur  très  protégé  par  son  Excel- 


172  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


lence  Sérénissime  l'Électeur  de  Cologne.  On  pria  le  Jeune  homme  de  se 
mettre  au  clavecin;  incontinent  il  improvisa  sur  le  thème  du  rondo 
qu'il  venait  d'entendre.  Un  murmure  d'admiration  parcourut  l'auditoire. 
Cari  Scholl,  le  fameux  flûtiste,  se  trouvait  également  là  ;  il  présente  au 
jeune  homme  une  sonate  nouvelle  en  duo  avec  lui.  Je  rendis  alors  des 
notes  d'une  suavité  :5ans  pareille,  mes  gammes  étaient  semblables  à  des 
spirales  lumineuses  enchâssant  Tharmonie  de  notre  remarquable  par- 
tenaire  

Quelques  jours  après  cette  réunion,  il  y  avait  concert  à  la  Cour.  Cari 
Scholl,  Zmeskall,  entre  autres,  y  furent  admis.  Je  me  souviens  que  nous 
rencontrâmes  ce  jour-là,  dans  une  chaise  à  porteurs,  un  homme  âgé,  mais 
dont  la  constitution  paraissait  néanmoins  encore  assez  robuste,  le  visage 
couturé  par  la  petite  vérole,  la  perruque  bien  poudrée,  le  front  haut  et 
fier.  C'était  le  chevalier  Gluck. 

Arrivés  au  palais,  nous  fûmes  reçus  par  le  baron  Van  Swieten,  mé- 
decin de  Marie-Thérèse. 

—  Soyez  les  bienvenus.  Messieurs,  dit  ce  dernier^,  nous  entendrons 
du  nouveau  aujourd'hui,  —  Merci,  cher  baron,  répondit  Zmeskall, 
mais  de  votre  côté  avez-vous  reçu  ma  missive  de  ce  matin,  vous  priant 
de  présenter  un  jeune  compositeur  au  comte  de  Waldstein,  chambellan 
de  Sa  Majesté. 

—  Vos  désirs  sont  accomplis,  et,  pour  vous  en  convaincre,  veuillez 
bien,  cher  baron  et  vous  M.  Scholl,  me  suivre. 

On  passa  à  travers  une  suite  d'appartements  où  circulaient  déjà  nom- 
bre de  seigneurs  et  de  dames,  quand  les  sons  d'un  clavecin  parvinrent 
jusqu'à  nous. 

Ce  n'était  pas  encore  le  concert  de  la  Cour,  puisque  Salieri,  le  maître 
de  chapelle  de  l'empereur,  n'était  pas  dans  la  salle  de  musique,  et  néan- 
moins nous  entendions,  après  quelques  instants,  comme  un  murmure 
confus,  décelant  la  présence  d'une  nombreuse  société.  Au  bout  d'une 
somptueuse  galerie,  nous  apparut  enfin  un  cercle  d'auditeurs  entourant 
un  magni^que  Jlûgel  de  Gottfried  Silbermann. 

L'exécutant  paraissait  fort  jeune;  il  avait  le  Iront  beau,  les  yeux  à 
fleur  de  tête,  la  nuque  ornée  d'une  petite  queue.  C'était  le  jeune  homme 
qui  parut  chez  Forster. 

Un  autre  personnage  se  tenait  près  de  lui.   Celui-ci  paraissait  âgé  ^. 
d'environ  trente  ans  ;  malgré  un  nez  fortement  busqué,  sa  physionomie 
avait  quelque  chose  de  fin  et  de  singulièrement  expressif.  Il  portait  l'épée 
et  avait   un  habit  à  la  française.    «  Sire,  dit-il,  en  se  tournant  vers 
Joseph  II,   lequel  venait  d'apparaître  subitement,  sans  se  départir  de 


LES  SOUPIRS  D'UNE  FLUTE  173 

son  sourire  d'aimable  bonhomie,  Sire,  que  Votre  Majesté  pardonne  à 

ce  jeune  compositeur,  le  plus  grand  coupable  c'est  moi  qui  ai —Vous 

êtes  doublement  pardonné,  d'abord  parce  que  je  savais  à  l'avance  parle 
comte  de  Waldstein  votre  réunion  ici  et  que  de  plus  ce  n'est  pas  l'empe- 
reur qui  vï)us  a  eiitendu,  mais  un  simple  amateur  de  musique.  Quant  à 
ce  virtuose,  quel  èst-il  ?  —  Sire,  il  fera  beaucoup  parler  de  lui  dans  le 
monde,  c'est  un  enfant  des  bords  du  Rhin,  protégé  par  l'Électeur  de 
Cologne.  —  Je  souhaite  à  votre  prédiction  une  réalisation  semblable  à 
celle  que  nous  fit  notre  cher  solitaire  d'Eisenstadt,  notre  excellent  Haydn. 
Parlons  un  peu  de  vous  :  Que  viens-je  d'apprendre  par  Swieten  ?  Vous 
allez^  dit- il,   quitter  Vienne?  —  Non   pour  longtemps,   sire.   Puis-je 
oublier  les  bontés  de  l'empereur  pour   moi,  sa  protection   contre  la 
cabale  italienne  qui,  à  peine  il  y  a  un  an,  faillit  ensevelir  les  No\^e 
diFigaro?  Dans  peu  de  jours,  je  me  trouverai  à  Prague,  où,  avec 
l'aide  de  Dieu,  j'espère  faire  entendre   à   ses  excellents  habitants   un 
opéra  d'un  genre  tout  nouveau.  Après  cela,  Wolfgang  songera  à  retrou- 
ver le  meilleur  des  pères.  —  Quel  lugubre  présage  avez-vous,  mon  cher 
Mozart?  —  Sire,  ce  que  j'aimais  le  plus  après  Dieu,  c'était  mon  vénéré 
père  ;  sa  mort  emportera  bientôt  mon  âme  ;  mais  il  reste  notre  immortel 
Haydn  et...  ce  jeune  homme...  —  Qui  se  nomme?... 

—  Ludwig  Van  Beethoven,  répondit  Mozart  d'une  voix  émue  et  en 
lançant  des  regards  où  se  peignaient  à  la  fois  l'admiration  et  le  respect 
le  plus  profond. 


Ah  !  l'heureux  temps  que  c'était  alors  !  Après  les  souffrances  que 
j'ai  depuis  éprouvées,  après  les  mécomptes  qui  m'ont  assaillie,  je  ne 
saurais  me  souvenir  sans  attendrissement  de  cette  belle  époque  où  la 
musique  régnait  en  souveraine  dans  une  cour  et  une  société  parfumées 
d'élégances. 

J'ai  paru  non-seulement  à  la  cour,  où  la  sympathique  Marie-Thérèse, 
princesse  deNaples,  chantait  un  air  d'Anfossi,  de  Sacchini  ou  de  Salieri, 
où  l'empereur  François  tenait  le  premier  violon  dans  un  quatuor,  où 
brillaient  les  frères  Lichnowscki,  ces  nobles  gentilshommes  élèves  de 
Mozart,  mais  je  parus  aussi  aux  réunions  du  comte  Razumowski,  et  chez 
l'abbé  Stadler,  où  Punto,  le  célèbre  corniste,  ne  tarissait  plus  lorsqu'on 
exécutait  une  œuvre  de  Mozart,  particulièrement  ses  quatuors  dédiés  à 
Haydn.  Je  passerai  sous  silence  quelques  prérégrinations  que  je  fis  avec 
Garl  SchoU  à  Berlin,  où  vivait  le  souvenir  d'un  fameux  flûtiste  qui  avait 
réellement  régné,  le  grand  Frédéric  ;  à  Prague,  où   je  participai  à  la 


174  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

création  de  Don  Giovanni  ;  à  Leipsick,  mon  lieu  de  naissance,  où  Scholl 
lia  connaissance  avec  Quantz,  le  vieux  Quantz,  qui  enthousiasmait  sur 
une  antique  traversière  Trômlitz  lui-même. 


J'arrive  à  l'année  1808.  Des  rumeurs  étranges  parcouraient  la  ville 
de  Vienne  ;  Scholl  habitait  l'un  des  faubourgs,  et  depuis  le  jour  où  le 
prince  Esterhazy  avait  convié  chez  lui  la  fleur  de  la  noblesse  pour  fêter 
Joseph  Haydn  à  la  fin  de  sa  carrière,  depuis  ce  jour  où  je  participai  à 
l'exécution  de  la  Création^  Scholl  m'avait  abandonnée. 

Le  printemps  de  1809  survint;  un  rossignol  chantait  dans  le  massif 
du  petit  jardin  qui  entourait  l'habitation  de  mon  possesseur,  mais  tout 
paraissait  solitude  autour  de  moi. 

Soudain,  des  sifflements  aigus  se  firent  entendre,  une  pluie  de  fer 
s'abattit  sur  la  ville.  Une  explosion  terrible  éclata  dans  l'un  des  fau- 
bourgs. Les  cloches  de  l'église  de  Liechtenthal  sonnaient  à  toute  volée. 
Tout  à  coup,  un  enfant  de  douze  ans  environ  fit  irruption  dans  la 
chambre  où  j'étais  réléguée.  «  Herr  Scholl,  cria-t-il  d'une  voix  vibrante, 
meister  Holzer  vous  demande,  venez  à  la  chapelle  de  l'église  prier  pour 
l'empereur  François  et  pour  Haydn  qui  se  meurt.  »  Étonné  de  n'avoir 
pas  reçu  de  réponse,  l'enfant  fureta  du  regard  l'appartement  et  s'en  alla 
en  entonnant  avec  un  profond  sentiment  musical  l'hymne  :  «  Gott, 
erhalte  Fran:{  den  Kaiser  !  » 

Je  sus  plus  tard  le  nom  de  cet  enfant  :  c'était  le  fils  d'un  pauvre  ma- 
gister  chargé  d'une  nombreuse  famille,  le  vieux  père  Schubert. 

Singuliers  moments  que  ceux  que  je  passai  alors  !  Une  morne  soli- 
tude planait  dans  la  maison,  le  silence  était  au  dedans  et  le  bruit  au 
dehors. 

Un  gai  soleil  filtrait  à  travers  les  branches  de  lilas  parfumés,  les 
oiseaux  se  pourchassaient  avec  de  petits  cris  joyeux,  et  au  milieu  de  ce 
charmant  réveil  de  la  nature,  ô  Pan,  des  clameurs  sinistres  parvenaient 
jusqu'à  moi. 

Cela  dura  quelques  Jours  ainsi,  je  crois,  quand  j'entendis  la  voix 
cassée  et  tremblante  d'émotion  du  respectable  Mauser,  un  voisin  : 
«  Herr  Fran^ose,  daignez  prendre  possession  de  ces  lieux,  nous  sommes 
trop  heureux  d'offrir  l'hospitalité  à  un  cavalier  tel  que  vous.  »  Un  offi- 
cier français  d'une  rare  éléeance  devint  l'hôte  de  ma  maison.  Adieu 
alors,  tranquillité  et  quiétude  !  Des  éclats  de  rire,  des  propos  joyeux 
me  frappèrent  à  travers  mes  rêveries  germaniques.  L'officier  appartenait 
aux  houzards  de  la  garde  de  Napoléon  ;  il  paraissait  issu  d'une  noble 


LES  SOUPIRS  D'UNE  FLUTE  lyS 

famille,  car  ses  allures  avaient  un  cachet  de  distinction  qui  tranchait 
singulièrement  avec  celles  de  ses  amis.  «  Tiens,  quelle  trouvaille,  dit-il 
un  jour  en  m'apercevant,  une  flûte  à  huit  clefs  !  Quel  adorable  bijou  ! 
Je  l'offrirai  à  mon  cher  Dalvimare  —  si  l'empereur  et  les  destins  m'en 
laissent  le  temps.  —  Dalvimare  connaît  du  monde,  il  composera  un  duo 
pour  harpe  et  flûte  sur  l'entrée  des  Français  à  Vienne  et  me  fera  la 
dédicace.  C'est  une  idée.  » 

Alors  l'officier  se  mit  à  chanter  un  air  qui  commençait  par  ces  mots  : 
«  Une  fièvre  brûlante,  »  puis  il  essaya  de  me  faire  rendre  quelques  sons. 
Quoique  peu  habile,  il  réussit  néanmoins.  Sortie  dès  lors  de  ma  réclu- 
sion, je  devins  l'interprète  des  romances  françaises  à  la  vogue  à  cette 
époque  :  Un  jeune  troubadour  qui  chante  et  fait  la  guerre.  Pauvre 
Jacques^  quoi  encore  ?  Ah  !  la  Sentinelle^  surtout,  espèce  d'air  mi-partie 
langoureux,  mi-partie  martial. 

Cette  existence  fut  de  courte  durée  pour  moi.  —  «  Monsieur  Mauser, 
dit  un  jour  le  jeune  Français,  l'ordre  de  notre  départ  pour  la  France 
nous  est  donné;  en  souvenir  des  soins  que  vous  nous  avez  prodigués, 
gardez  ceci  en  souvenir  de  moi.  »  En  disant  ces  mots,  il  tendit  au  vieil- 
lard une  magnifique  tabatière  en  or.  «•  Mais,  ajouta- t-il^  je  me  permet- 
trai de  vous  demander  un  souvenir.  —  Parlez,  monseigneur.  —  Cette 
flûte  a  charmé  mes  loisirs,  je  serais  heureux  d'en  pouvoir  faire  l'acquisi- 
tion ;  y  consentez-vous  ?  —  Très  haut  seigneur,  je  m'incline  devant  vos 
désirs;  puissiez-vous  devenir  ein  Kûnstler  comme  mon  regretté  ami 
Scholl.  » 

Les  semaines  succédèrent  aux  semaines  et  les  mois  aux  mois,  quand 
on  me  sortit  de  nouveau  de  ma  gaîne  de  velours.  Je  me  trouvais  dans 
un  salon  octogone,  orné  d'attributs  de  musique.  Sur  un  panneau,  on 
voyait  Apollon  escorté  des  neuf  Muses,  des  bergers  de  la  molle  et  douce 
lonie  scandant  des  théories  à  l'aide  de  la  double  flûte,  puis  les  noms  de 
quelques  musiciens  célèbres  sans  doute. 

Un  personnage  très  élégant,  très  frisé,  très  musqué  s'empara  de  moi. 
Le  salon  s'emplissait  de  femmes  charmantes,  coiffées  à  la  grecque^  et 
d'hommes  dont  le  suprême  bon  ton,  paraît-il,  était  d'exhiber  une  quan- 
tité de  breloques  sur  des  gilets  verts  et  des  culottes  chamois.  «  Quel 
bonheur  de  se  revoir  après  tant  d'événements,  cher  duc  !  disait  l'un.  — 
Et  vous,  répondait  un  autre^  que  fîtes-vous  pendant  le  règne  de  l'usur- 
pateur ?  —  Allez- vous  encore.  Messieurs,  vous  entretenir  de  la  Quoti- 
dienne de  ce  matin,  ripostait  une  gracieuse  personne  coiffée  à  la  Roxc- 
lane;  chut!  nous  allons  entendre  M.  Romagnesi;  le  voilà  qui  s'avance 
avec  M.  Dalvimare.  » 


176  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Le  bruissement  des  conversations  s'éteignit,  et  un  concert  commença. 
On  chanta  un  duo  de  Picaros  et  Diego,  de  Dalayrac  ;  une  romance 
nouvelle  :  le  Champ  d'asile,  puis  le  morceau  capital  fut  un  duo  pour 
chant  et  flûte.  Ce  morceau  était  une  sorte  de  prémisse  d'un  opéra  nou- 
veau. Le  personnage  musqué  me  passa  entre  les  mains  d'un  artiste,  que 
l'on  nommait  autour  de  moi  M.  Drouet.  «  Le  duo  du  Rossignol,  oeuvre 
inédite  de  M.  Etienne,  pour  les  paroles,  et  de  M.  Lebrun,  pour  la  mu- 
sique, qui  sera  représentée  après-demain  16  avril  18 16,  au  théâtre  royal 
de  l'Opérai  »  annonça  le  monsieur  frisé.  «  Mademoiselle  Hymm  et 
M.  Drouet,  continua-t-il,  ont  bien  voulu  nous  en  octroyer  la  primeur.  » 
Un  bruit  d'applaudissements  se  fit  entendre.  Puis  enfin  se  déroulèrent, 
d'une  part,  les  vocalises  les  plus  légères,  de  l'autre,  les  trilles  et  les 
gammes  les  plus  éblouissantes. 

Ah!  que  j'étais  heureuse  enfin  d'avoir  rencontré  quelqu'un  qui  me 
rendît  la' vie,  le  bonheur,  la  gloire!  Hélas  !  ce  n'était  qu'une  illusion  ! 
O  Pan  !  Je  retombai  bientôt  de  nouveau  dans  l'oubli. 

Le  mélomane  chez  lequel  j'étais  ensevelie  accumulait,  des  trésors  de 
curiosité  musicale  avec  la  passion  du  collectionneur. 

De  longues  années  s'écoulèrent  ;  il  mourut,  —  Dans  cet  intervalle, 
j'entrai  en  relations  avec  un  violon,  fils  du  célèbre  Stradivarius.  Je  me 
souviens  qu'un  jour,  son  insupportable  fatuité,  ses  allures  de  grand  ssi- 
gneur,  les  fi'émissements  de  sa  chanterelle,  lorsqu'il  m'énumérait  com- 
plaisamment  les  soupirs  amoureux  qu'il  avait  provoqués  dans  sa  longue 
existence,  ne  tardèrent  pas  à  me  déplaire.  Je  lui  préférai  un  modeste 
clavecin  dont  les  sons  ténus  et  tremblants  donnaient  quelque  vague 
écho  de  Rameau  et  de  Couperin.  Ah  !  que  de  Julies  et  de  Saint-Preux 
effeuillèrent  en  duos  des  bouquets  à  Chloris,  auprès  de  ses  touches  jau- 
nies par  le  Temps  !  Ses  panneaux,  couverts  de  bergeries  amoureuses  de 
Lancret,  semblaient  encore  refléter  l'image  de  quelque  abbé  de  Bernis 
devisant  entre  une  nymphe  d'Opéra  et  M.  de  Crébillon  fils.  —  J'appré- 
ciai également  un  estimable  alto  :  la  conversation  pleine  de  sens  et  de 
réserve  de  ce  vertueux  instrument  tranchait  singulièrement  sur  les  fa- 
daises nauséabondes  que  grattaient  sans  cesse  une  coterie  de  guitares, 
de  mandolines  et  de  guimbardes. 

Ces  pécores  ne  tarissaient  point  sur  leurs  sérénades.»  Notre  frémisse- 
ment sonore,  disaient-elles,  est  l'aile  enchanteresse  qui  porte  les  chants 
d'amour  auprès  des  belles.  Nous  sommes  l'aveu  brûlant,  et  après  nous, 
qu'est  donc  le  ridicule  rôle  d'un  malheureux  galoubet  ?  La  belle  origine 
vraiment  !  descendre  du  chalumeau  d'un  pâtre  de  la   Béotie  et  venir 


LES  SOUPIRS  D'UNE  FLUTE  177 

échouer  entre  les  doigts  d'un  aveugle  !  L'âne  de  La  Fontaine  ne  )Ouait-il 
pas  de  la  flûte  ?  » 

L'indignation  fit  jaillir  de  mon  âme  un  trait  ascendant  d'un  tel  éclat, 
qu'un  tumulte  indescriptible  régna  pendant  quelques  instants  dans  la 
salle  de  musique. 

Un  rustique  basson,  de  sa  voix  nazillarde,  prit  énergiquement  ma 
défense  et  rappela  le  droit  de  noblesse  qui  nous  était  acquis  à  tous,  en 
exceptant  toutefois  mes  malencontreuses  railleuses.  «  Bach,  Haydn, 
Gluck,  Mozart,  Beethoven,  nous  ont  confié  des  rôles  dans  leurs  immor- 
tels poèmes,  continua-t-il,  tandis  que  ces  mijaurées  édentées  n'en  ont  ja- 
mais été  que  d'obscures  comparses.  » 

Un  murmure  de  satisfaction  parcourut  l'assemblée.  On  félicita  il 
signor  fagotto  sur  son  à-propos,  et  on  l'assura  qu'il  avait  réellement 
mérité  de  la  part  de  Beethoven  la  place  qu'il  lui  a  assignée  dans  ses 
symphonies  merveilleuses, 

A  ce  propos,  la  mandoline  n'y  tint  plus  :  <  Misérables  !  grinça-t-elle, 
vous  insultez  à  Mozart  et  à  Grétry  !  vous  profanez  la  sérénade  divine  de 
Don  Giovanni  et  l'amoureuse  complainte  de  l'Amant  jaloux  !  w  Elle 
fut  prise  d'une  sorte  de  vertige  ;  un  évanouissement  dans  les  règles  s'en 
suivit.  Elle  se  laissa  choir  sur  le  parquet,  A  ce  bruit,  apparut  un  homme 
jeune  encore;  il  riait  aux  éclats.  «  La  voilà  donc  brisée,  disait-il,  cette 
antique  compagne  de  madame  la  marquise  Flèche  d'Amour  !  Qu'êtes- 
vous  devenus,  Colin  et  Colette,  et  toi,  mon  pauvre  Fleuve  du  Tage, 
ton  souvenir  s'en  est-il  allé  par  morceaux  ?  w  acheva-t-il  comme  oraison 
funèbre,  et  tout  rentra  dans  le  silence. 

Peu  de  temps  après  cet  événement,  une  circonstance  modifia  mon 
sort.  Cette  même  salle  de  musique  devintun  lieu  de  rendez-vous  très  fré- 
quents d'artistes,  mais  ces  séances  avaient  un  tout  autre  caractère  que 
celles  où  brillaient  autrefois  Dalvimare  et  Romagnesi  ;  elles  reportaient 
volontiers  mes  souvenirs  vers  les  premières  années  de  ma  vie,  dans  la 
modeste  demeure  de  Forster. 

Ce  souvenir  me  rendit  un  peu  de  joie.  Un  gentilhomme  de  Clermont- 
Ferrand  vint  fréquemment  dans  cet  asile  artistique.  C'est  là  qu'eurent 
lieu  les  auditions  de  nombreux  morceaux  appelés  :  musique  di  caméra. 
Les  noms  qui  brillèrent  le  plus  souvent  dans  ces  réunions  furent  ceux 
d'Onslov^^,  d'Habeneck,  de  Schneitzhoffer.  Rarem.ent  on  y  chantait,  à 
part  une  ou  deux  séances,  où  j'entendis  un  homme  de  belle  stature,  à 
la  physionomie  remarquablement  expressive,  soulever  ses  auditeurs  par 
un  air  commençant  ainsi  :  «  Largo  al  failotum.  On  l'appelait  Garcii:  ; 
IX.  '  12 


178  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

avec  lui,  je  vis  Rossini,  dans  le  rayonnement  de  sa  jeune  gloire,  puis 
madame  Fodor. 

Dans  l'une  de  ces  matinées  musicales,  vînt  un  jour  l'incomparable 
Tulou  !  Il  m'essaya.  Avec  quels  ravissements  je  fus  écoutée  !  J'eus  des 
élans  sublimes,  des  hardiesses  indescriptibles  !  Quelle  finesse  et  quelle 
ténuité  dans  mes  sons  !  quel  perlé  dans  mes  trilles!  Le  maître  me  confia 
l'une  de  ses  plus  vertigineuses  variations.  Une  tempête  de  bravos  salua 
mes  dernières  notes. 

Le  lendemain,  je  fus  offerte  au  grand  virtuose,  comme  un  témoignage 
d'admiration  et  de  sympathie.  Ah!  quelle  année  que  celle  qui  marque 
1829  au  cadran  des  siècles!  Le  3  août,  mes  notes  scintillèrent  dans  la 
création  de  Guillaume  Tell.  Certes,  on  applaudissait  Adolphe  Nourrit, 
Dabadie,  Alexis  Dupont  et  la  déhcieuse  Cinti-Damoreau  ;  mais  aussi, 
quels  transports,  lorsque  mes  notes,  pareilles  à  des  gouttes  d'eau  irisées 
par  un  rayon  de  soleil,  filtraient  claires  et  lumineuses  au  milieu  du 
puissant  orchestre  !  Une  pluie  de  diamants  ruisselait  au-dessus  du  chant 
agreste  du  Ran:{  des  vaches. 


A.  THURNER. 


(La  suite  prochainement.) 


LE  THÉÂTRE    DE    BAYREUTH 


E  Journal  le  Gaulois  vient  de  publier,  sous  la  signature 
de  son  correspondant  le  Docteur  Karl,  des  détails  très 
curieux  sur  le  théâtre  de  Bayreuth  et  sur  le  poëme 
des  Niebelungen  que  Richard  Wagner  a  mis  en  mu- 
sique. Nous  donnons  ci-après  les  passages  de  cette 
correspondance,  qui  nous  ont  paru  les  plus  intéres- 


sants pour  nos  lecteurs 


Le  corps  du  bâtiment  a  la  forme  d'un  segment  de  cercle  comprenant  à 
peu  près  le  sixième  d'une  circonférence.  Les  fauteuils  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  les  endroits  où  seront  installés  les  fauteuils,  présentent  la  forme 
de  gradins;  ils  rappellent  les  installations  des  anciens  amphithéâtres.  Chaque 
rangée  est  un  peu  plus  élevée  que  la  rangée  précédente,  et  la  scène,  la  salle, 
grâce  à  des  couloirs  ménagés  entre  les  fauteuils,  ressemblent  assez  exacte- 
ment à  un  vaste  éventail  ouvert.  Il  n'y  a  qu'une  rangée  de  loges,  placée 
au-dessus  des  fauteuils,  à  peu  près  comme  les  baignoires  de  nos  théâtres. 
Ce  sont  les  seules  loges  que  Wagner  ait  voulu  tolérer  dans  son  théâtre 
réformé. 

Les  côtés  de  la  salle  sont  fermés  par  de  grands  murs  en  maçonnerie,  dont 
quelques  colonnes  dissimulent  assez  mal  la  laideur.  On  parlait  d'y  peindre  des 
fresques;  mais  on  a  reculé  devant  la  dépense. 

Les  loges  des  artistes  sont  installées  dans  l'espace  vide  qui  existe 

entre  ces  grands  murs  et  le  mur  principal  du  bâtiment.  La  disposition  de 
ces  loges  est  telle,  qu'elles  sont  plus  nombreuses  et  plus  vastes  vers  la  scène 
qu'à  l'endroit  le  plus  éloigné. 

Dans  une  brochure  intéressante,  Wagner  a  rendu  compte  lui-même  des 
raisons  qui  l'avaient  porté  à  donner  cette  forme  à  ce  bâtiment.  Il  aurait 
voulu  que  chaque  spectateur  fût  isolé  et  n'eût  que  la  vue  de  la  scène  ;  mais 


i8o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


il  n'a  pas  osé  établir  entre  chaque  fauteuil  des  séparations  qui  auraient  fait 
ressembler  sa  salle  de  spectacle  aux  galeries  de  certaines  chapelles  de  prison 
dans  lesquelles  les  condamnés  voient  le  prêtre  et  l'autel  sans  jamais  pouvoir 
s'apercevoir  entre  eux. 

Afin  de  rendre  l'illusion  dramatique  plus  complète,  il  s'est  particulièrement 
occupé  des  effets  de  perspective  et,  surtout,  il  a  fait  en  sorte  que  l'orchestre 
fût  placé,  à  une  telle  profondeur  qu'aucun  spectateur  ne  pût  l'apercevoir. 
C'est  vous  dire  qu'avec  une  telle  idée  il  est  impossible  d'établir  des  loges  de 
côté.  Les  occupants  auraient  aperçu  au  moins  une  partie  des  musiciens,  et 
leur  attention  aurait  été  détournée  du  spectacle. 

.  L'architecte  qui  a  aidé  Wagner  à  exécuter  ses  plans  a  voulu  qu'il  y  ait  un 
espace  vide  entre  la  scène  et  le  premier  rang  des  fauteuils, 

«  C'est  cet  espace,  m'a  dit  Wagner,  que  nous  avons  appelé  d'un  commun 
accord  :  «  golfe  mystique  »  parce  qu'il  sépare  le  réel  de  l'idéal.  »  Chaque 
spectateur  (je  continue  à  rapporter  les  paroles  de  Wagner)  sera  placé  dans  un 
théâtron,  dans  le  sens  étymologique  du  mot,  et  entre  lui  et  la  scène,  il  n'y 
aura  de  perceptible  qu'une  impression  vague  de  distance  résultant  de  l'heu- 
reuse combinaison  des  deux  prosceniums  formée  par  le  sous-sol  où  sera 
l'orchestre  et  par  le  «  golfe  mystique  ». 

«  Les  décors  apparaîtront  au  spectateur  comme  dans  un  rêve.  La  musique 
sortira  du  golfe  mystique  comme  les  voix  d'esprits  célestes.  » 


Je  ne  sais  quelle  impression  produira  à  la  représentation  l'œuvre  immense 
de  Wagner. 

11  a  voulu  tirer  le  plus  grand  effet  possible  de  la  poésie,  de  la  musique  et  de 
la  danse,  ces  trois  filles  de  l'imagination,  et  il  a  essayé  de  faire  à  chacune 
d'elles  sa  part  naturelle,  sans  en  laisser  prédominer  aucune. 

Je  n'insisterai  pas  sur  les  origines  de  la  légende  que  Wagner  a  choisie.  Ce 
sont  les  Eddas  de  l'Irlande  qui  ont  fourni  le  sujet  de  la  trilogie  des  Niebeliin- 
gen.  C'est  un  canevas  sur  lequel  les  écrivains  modernes  de  l'Allemagne 
aiment  à  broder  et,  pour  la  première  fois  depuis  1862,  la  musique  y  a  cherché 
des  inspirations. 

L'œuvre  de  Wagner  se  compose  de  trois  parties  :  le  Walkyre  [die  Walhûré) 
Liegfried  —  et  le  Crépuscule  des  dieux  [Gotterdœmmerimg)  ;  le  tout  est  pré- 
cédé d'une  introduction  int'tulée  ;  Rheingold.  Ce  prologue  a  la  même  lon- 
gueur que  chacune  des  autres  parties,  et  l'exécution  complète  de  l'œuvre 
exigera  quatre  soirées.  C'est  donc,  à  proprement  parler,  une  tétralogie. 

Permeltez-moi  aujourd'hui  de  faire  rapidement  l'analyse  du  Rheingold. 

Trois  races  d'êtres  se  disputent  l'empire  du  monde.  Les  Niebelungen  ou 
nains,  une  race  minuscule,  mais  astucieuse,  habitant  dans  des  grottes  pro- 
fondes, près  du  centre  de  la  terre.  Leur  royaume  s'appelle  Niebelheim  ;  les 
habitants  sont  des  mineurs  et  des  forgerons. 

A  la  surface  de  la  terre,  qui  n'est  pas  encore  cultivée,  dans  les  crevasses  et 
dans  les  anfractuosités  des  rochers,  vivent  les  géants,  une  race  sans  intelli- 
gence,  mais  d'une   prodigieuse  force  physique.   Au   sommet  lumineux  des 


LE  THÉÂTRE  DE  BAYREUTH  i8i 

montagnes,  les  dieux  mènent  une  vie  joyeuse  et  jouissent  en  paix  d'une  éter- 
nelle jeunesse.  Votan,  rOdin  Scandinave,  est  le  Jupiter  de  cet  Olympe  du 
Nord,  Feia,  sa  femme,  qui  aspire  à  avoir  la  suprématie  dans  la  communauté, 
en  est  la  Junon.  Donner  amoncelle  les  orages  et  brandit  le  tonnerre.  Fria, 
la  charmante  sœur  de  Feia,  distribue  les  fruits  d'or  dont  le  jus  fortifiant 
permet  aux  dieux  de  conserver  la  force  et  l'éternelle  jeunesse.  Loge,  un  demi- 
dieu,  le  Loki  Scandinave,  est  le  dieu  du  feu  et  de  la  fourberie.  C'est  une  sorte 
de  Mercure,  avec  une  teinte  de  Méphistophélès,  un  être  sarcastique  fertile 
en  expédients  et  qui  a  toujours  quelque  stratagème  dans  son  sac. 

Les  nains,  les  géants,  les  dieux  aspirent  à  avoir  plus  de  puissance  que  la  na- 
ture ne  leur  en  a  accordé.  Mais,  pour  être  maître  du  monde,  il  faut  posséder 
l'or  qui  garnit  des  cavernes  profondes  dans  les  entrailles  de  la  terre  ou  il  gît 
au  fond  du  lit  des  torrents  rapides  comme  un  sable  brillant.  Les  gardiennes 
de  l'or  sont  les  trois  filles  du  Rhin,  Xoglinde,  Vellguna  et  Hosshilde. 

Au  premier  acte  on  voit  ces  charmantes  personnes  se  promenant  comme 
des  sirènes  dans  les  profondeurs  d'une  rivière  limpide  çt  se  donnant  gaie- 
ment la  chasse  de  rocher  en  rocher.  La  musique  est  extrêmement  belle.  Elle 
est  coulante  comme  les  eaux  du  Rhin  et  accompagne  admirablement  les 
mouvements  gracieux  des  nymphes  qui  prennent  leurs  ébats.  Le  décor,  s'il 
est  réussi,  sera  d'un  grand  effet.  Albéric,  le  nain,  est  assis  sur  le  bord  d'un 
rocher,  et  il  contemple  les  ébats  de  ces  jolies  filles  avec  un  intérêt  qui  grandit 
à  chaque  instant.  Il  en  devient  amoureux  et  demande  la  permission  de 
prendre  part  à  leurs  jeux. 

Elles  rivalisent  d'efforts  pour  l'agacer,  et  l'attirent  tantôt  à  droite,  tantôt  à 
gauche,  tantôt  en  haut,  tantôt  en  bas  du  fleuve,  car  il  n'a  pas  l'habitude  de 
l'élément  humide.  11  se  fatigue  rapidement  dans  cet  exercice. 

Les  nymphes,  d'ailleurs,  ne  le  craignent  pas  beaucoup,  car  elles  savent  qu'un 
être  qui  est  sous  l'influence  de  l'amour  n'a  aucune  puissance  sur  les  trésors 
qu'elles  ont  mission  de  garder. 

Elles  ont  le  tort  de  se  communiquer  leurs  sentiments  en  aparté,  comme 
cela  se  fait  au  théâtre.  Le  nain,  qui  est  malin,  les  entend  et  renonce  immé- 
diatement aux  séductions  de  l'amour.  Il  redevient  capable  de  s'emparer  des 
trésors,  et  la  toile  tombe  sur  les  cris  de  désespoir  des  nymphes  et  l'air  de 
triomphe  d' Albéric. 

Pour  rendre  plus  claire  cette  analyse,  je  dois  dès  maintenant  énoncer  cer- 
tains détails  épisodiques  qui  sont  indiqués  dans  le  dialogue  du  premier  acte. 
Albéric  a  appris  de  ses  sœurs  qu'afin  de  devenir  maître  du  globe,  il  fallait 
transformer  un  morceau  de  l'or  en  anneau  et  conserver  toujours  ce  talisman 
en  sa  possession.  Il  descend  dans  le  Niebelheim,  réduit  tous  les  nains  à  l'es- 
clavage et,  quand  son  anneau  est  forgé,  il  contraint  ces  malheureuses  créa- 
tures à  fouiller  nuit  et  jour  les  entrailles  de  la  terre  afin  d'y  chercher  le  pré- 
cieux métal  dont  il  est  insatiable. 

Peu  à  peu,  les  vagues  vertes  du  Rhin  se  changent  en  nuages  épais  et  en 
vapeurs,  puis  cette  brume  disparaît  et  montre  les  dieux  réunis  dans  une  plaine 
entourée  de  montagnes.  Dans  le  lointain,  on  voit  des  tours  roses,  les  châ- 
teaux forts  et  les  bastions  de  Walhalla,  demeure  des  dieux  ambitieux. 

Pour  arriver  à  la  réalisation  de  ses  rêves  de  souveraineté  universelle,  Votan 
a  fait  un  marché  avec  les   géants.   Ils  lui  ont  bâti  une  forteresse  imprenable 


i82  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

du  haut  de  laquelle  lui  et  les  siens  peuvent  gouverner  sans  crainte  le  monde. 
En  revanche,  les  géants  doivent  recevoir  comme  prix  la  belle  Freia,  déesse 
de  l'éternelle  jeunesse. 

Les  géants  Fafner  et  Fasold  accomplissent  leur  travail  en  une  nuit  et 
viennent  réclamer  leur  récompense.  Mais  Votan  se  repent  de  sa  promesse  et 
les  autres  dieux  ne  peuvent  se  résoudre  à  perdre  Freia. 

Donner  est  partisan  des  moyens  héroïques.  Il  brandit  son  immense  marteau 
dans  les  airs.  Votan  objecte  qu'il  est  protecteur  des  traités  et  qu'il  ne  peut 
donner  l'exemple  de  leur  non-observation.  Que  faire?  Loge,  qui  est  fertile  en 
expédients,  pourrait  seul  trouver  un  moyen  de  tourner  la  difficulté.  Mais  oii 
est  Loge?  Pourquoi  tarde-t-il  aussi  longtemps  à  venir?  Les  géants  l'at- 
tendent avec  une  impatience  croissante  à  chaque  instant.  A  la  fin,  Loge  ar- 
rive, et  conformément  à  son  habitude,  il  se  lance  dans  de  longs  discours.  Il 
a,  dit-il,  parcouru  tous  les  coins  du  monde  et  il  a  partout  remarqué  que  le 
plus  riche  trésor  que  l'homme  puisse  posséder  était  l'amour  de  la  femme. 
Partout,  dans  l'eau,  dans  le  ciel,  dans  l'air,  l'amour  est  le  plus  grand  des 
biens.  Un  seul  être  a  eu  assez  de  force  pour  renoncer  aux  joies  de  l'amour,  et 
a  par  suite  acquis  un  immense  pouvoir:  c'est  Albéric,  le  prince  des  Niebe- 
lungen. 

Les  géants  prêtent  une  oreille  attentive  à  cette  histoire  et  consentent  à  la 
fin  à  renoncer  à  la  possession  de  la  toujours  belle  et  toujours  aimable  Freia, 
si  Votan  peut  leur  donner  en  compensation  le  trésor  du  nain  Albéric. 

La  pauvre  Freia  er>t  emmenée  comme  otage,  et  les  dieux,  privés  de  leurs 
repas  quotidiens  de  fruits  d'or,  perdent  leur  vigueur  et  leur  jeunesse.  Ils  de- 
viennent vieux  et  faibles.  Donner  ne  peut  pas  soulever  son  marteau.  Froh^le 
dieu  du  plaisir,  sent  le  cœur  lui  manquer;  Loge,  qui  est  le  moins  atteint  par 
la  perte  du  fruit  d'or,  rassemble  les  autres  dieux,  blâme  le  marché  qui  a  été 
fait,  critique  leur  ambition  insatiable,  cause  de  tous  leur  maux. 

Votan  et  Loge  se  rendent  à  Niebelheim,  où  les  pauvres  nains  tremblent 
sous  le  fouet  d'Albéric,  leur  maître  avare  et  tyrannique,  et  travaillent  nuit  et 
]our  pour  lui  trouver  de  l'or. 

Non-seulement  Albéric  possède  l'anneau  magique,  mais  encore  il  s'est 
fait  forger  par  son  frère  même  une  cuirasse  qui  rend  invisible  celui  qui  la 
porte.  Il  peut  ainsi  suivre  les  travailleurs  partout  où  ils  se  trouvent  et  faire 
jouer  son  fouet  au  moment  le  plus  inattendu,  lorsqu'ils  se  laissent  aller  à  la 
paresse.  On  entend  un  bruit  effrayant  dans  tout  le  Niebelheim,  et  le  bruit  des 
marteaux  de  forge  frappant  les  enclumes  est  admirablement  rendu  par  la 
musique.  Jamais  Wagner,  qui  a  un  talent  particulier  pour  l'harmonie  des- 
criptive, n'est  arrivé  à  d'aussi  puissants  effets  d'imitation. 

Votan  et  Loge  se  présentent  à  Albéric.  En  parvenu  qu'il  est,  Albéric  est 
vulgaire,  est  stupide  ;  il  ne  cherche  qu'à  faire  parade  de  son  pouvoir  surna- 
turel, et  il  offre  à  ses  visiteurs  de  prendre  la  forme  qu'ils  pourront  désirer. 
Pour  leur  donner  un  exemple  de  la  puissance  de  sa  cuirasse,  il  leur  apparaît 
d'abord  sous  les  traits  d'un  gigantesque  serpent.  «  C'est  fort  bien,  dit  Loge; 
mais  nous  aimerions  bien  mieux  vous  voir  sous  la  forme  d'une  sauterelle  ou 
quelque  animal  de  petites  dimensions.  »   Albéric  se  transforme  en  crapaud. 

«Attrapez-le  !  »  dit  Loge.  Tumulte  épouvantable.  Albéric  est  fait  prisonnier. 


LE  THÉÂTRE  DE  BAYREUTH 


i83 


Il  est  obligé  de  donner  des  monceaux  d'or,  son  armure  et  sa  bague,  cette 
bague  qui  lui  aurait  permis  d'acquérir  de  nouveaux  trésors. 

Albéric  prononce  une  malédiction  épouvantable,  et,  dès  qu'il  est  libre,  dis- 
paraît. 

Votan  et  Loge,  transportés  de  joie,  retournent  chez  eux  avec  la  rançon  de 
Freia.  Mais  le  géant  Fasold  aime  Freia  et  refuse  de  la  rendre,  à  moins  que  le 
trésor  offert  soit  assez  considérable  pour  la  couvrir  de  la  tête  aux  pieds. 

Quand  la  déesse  est  enfouie  sous  des  masses  d'or,  Fasold,  que  l'amour  a 
rendu  très  clairvoyant,  aperçoit  le  reflet  de  sa  chevelure  à  travers  une  cre- 
vasse. Loge  bouche  le  trou  avec  sa  cuirasse  magique. 

Fasold  prétend  alors  qu'il  aperçoit  l'un  des  yeux  de  Freia  à  travers  un  in- 
terstice. Tous  les  trésors  sont  épuisés.  Il  ne  reste  plus  que  la  bague  d' Albéric 
qui  est  au  doigt  de  Votan.  Votan  refuse  de  la  donner,  et  les  géants  vont  em- 
mener Freia,  quand  se  dresse  une  majestueuse  apparition. 

C'est  Erda,  la  plus  antique  des  déesses,  celle  qui  a  la  science  universelle. 

Elle  prononce  quelques  paroles  mystérieuses  et  engage  Votan  à  renoncer 
à  la  possession  du  talisman  et  à  racheter  Freia.  Votan  hésite,  mais  la  toute- 
puissante  Erda  ouvre  devant  lui  le  livre  de  la  destinée.  Votan  jette  la  bague, 
et  Freia  est  libre. 

La  malédiction  d'Albéric  —  cette  malédiction  qu'il  a  formulée  en  abandon- 
nant sa  bague,  —  commence  à  produire  son  effet. 

Les  deux  géants  Fafner  et  Fasold  se  disputent  la  bague  magique.  Fasold 
tombe  tué  par  son  frère.  Toute  la  nature  ressent  le  contre-coup  de  la  malé- 
diction d'Albéric,  et  Donner,  le  dieu  du  tonnerre,  obscurcit  l'air  troublé  en 
provoquant  un  orage  épouvantable.  Enfin,  le  ciel  redevient  limpide,  et  il  est 
traversé  par  un  immense  arc-en-ciel.  C'est  là  un  pont  que  les  dieux,  qui  ont 
retrouvé  leur  jeunesse  et  leur  beauté,  grâce  à  l'influence  régénératrice  de 
Freia,  traversent  triomphalement  pour  se  rendre  à  leur  nouvelle  demeure,  la 
glorieuse  Walhalla. 

Tel  est  le  prologue  de  la  trilogie  de  Wagner. 

L'exécution  de  cette  œuvre  sera  parfaite^  si  l'on  en  juge  par  les  exécutants. 
Mademoiselle  Sattler-Grun,  mezzo- soprano  du  théâtre  de  Cobourg,  et  qui 
est  connue  sur  la  scène  italienne,  représente  dignement  Freia.  Le  rôle  de 
Fria  est  confié  à  mademoiselle  Houp,  de  Cassel,  excellent  soprano,  et  ceux 
des  trois  filles  du  Rhin  à  mesdemoiselles  Lehmann  et  à  madame  Lammert, 
de  Berlin.  Bœtz,  de  Berlin,  jouera  le  rôle  de  Volan.  La  basse  Niering,  de 
l'Opéra  de  Darmstadt,  est  un  excellent  Jupiter  tonnant.  Herr  Lich,  un  bon 
Froh.  MM.  Ellers,  de  Cobourg,  et  Reichenberg,  de  Gratz,  représentent  les 
géants  Fasold  et  Fafner.  Le  rôle  du  nain  même  est  joué  par  M.  Schlosser,  de 
Munich,  et  celui  de  Loge  par  Vogel,  de  la  même  ville. 


VARIA 

Coî'respondafice.  —  Faits  divei^s,  —  d^onpeiles. 


FAITS    DIVERS 


.  Arsène  Houssaye,  agréé  par  M.  le  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique  et  des  Beaux-Arts  en  qualité  de  directeur 
du  Théâtre-Lyrique,  n'a  pas  encore  reçu  la  consécration 
officielle  de  ce  titre,  et  cela  sur  sa  prière. 

De  grandes  difficultés  se  présentent.  La  salle  Ventadour, 
seule  disponible  actuellement,  a  été  louée  pour  six  années 
par  M.  Léon  Escudier  qui  veut  y  installer  le  Théâtre- 
Italien.  Des  démarches  ont  été  faites  auprès  de  M.  Castellano,  propriétaire 
de  l'ancien  Théâtre-Lyrique,  ainsi  que  des  décors,  costumes  et  partitions  qui 
servaient  à  son  exploitation.  Mais  rien  n'a  encore  été  conclu. 

M.  Houssaye  ne  se  décourage  pas,  et  il  a  fait  répéter  ces  jours-ci,  dans  la 
salle  du  Conservatoire,  V Ârmide  de  Gluck.  Plusieurs  engagements  ont  été 
signés,  entr'autres  celui  de  M.  Henri  Litolff  comme  chef  d'orchestre,  et  celui 
de  M.  Justament  qui  est  chargé  de  la  mise  en  scène  et  des  divertissements 
de  l'opéra  de  Gluck. 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  démission  de  M.  Arsène  Houssaye;  cela  est  in- 
exact. M.  Houssaye  n'ayant  pas  encore  été  nommé  officiellement,  n'a  pas  à 
donner  sa  démission. 

• —  Le  Théâtre- Lyrique  a  un  partisan  convaincu  dans  le  ministre  des  Beaux- 
Arts,  M.  Wallon.  Voici  à  ce  sujet  un  fragment  du  discours  qu'il  a  prononcé 
à  la  distribution  des  prix  des  concours  du  Conservatoire: 

«  Mais  l'Opéra  ne  suffisait  pas  au  développement  de  l'art  musical.  Pour 
aborder  cette  grande  scène,  il  faut  un  ncn-n,  et  pour  se  faire  un  nom,  il  faut 
une  scène.  L'Opéra-Comique,  avec  son  caractère  spécial  qui  ne  doit  pas  être 
altéré,  ne  pouvait  répondre  seul  à  ces  besoins.  C'est  pour  cela  qu'il  y  a  un 
certain  nombre  d'années  on  avait  ouvert  à  la  musique  un  autre  théâtre,  qui 
fut  comme  le  vestibule  de  l'Opéra  et  un  lieu  d'essai  pour  les  compositeurs  et 
les  chanteurs;  une  vraie  scène,  d'ailleurs,  et  non  pas  seulement  une  école 
produisant,  avec  moins  d'appareil  et  de  dépense,  des  œuvres  que  le  nombreux 
public  pût  venir  entendre  à  moins  de  frais,  produisant  quelquefois  des  pièces 
dignes  d'être  transportées  tout  entières  sur  la  grande  scène.  N'est-ce  pas  au 
Théâtre-Lyrique  que  Gounod  a  donné  Faust  avant  que  l'Opéra  l'ait  adopté? 
Ce  théâtre,  détruit  dans   les  incendies   de  la  Commune,  et  pour  lequel  l'As- 


VARIA  i85 

semblée  nationale  maintenait  comme  en  espérance  une  subvention,  même 
quand  il  n'existait  plus,  est  à  la  veille  de  se  relever.  Je  puis  aujourd'hui  vous 
en  donner  la  complète  assurance,  et  par  là  le  vœu  le  plus  vif  que  j'aie  recueilli 
des  artistes  à  mon  entrée  au  ministère  sera  satisfait.  L'organisation  musicale 
se  trouvera  ainsi  complète,  depuis  les  bancs  de  l'école  jusqu'au  faîte  le  plus 
haut  oi^i  l'art  que  l'on  enseigne  ici  puisse  s'élever. 

«  Nous  avons  au  Conservatoire,  comme  par  une  sorte  de  prélude  à  la 
grande  publicité,  ces  exercices  où  vous  vous  disputez  les  prix  que  nous  allons 
décerner  aujourd'hui.  A  ceux  qui  l'ont  emporté  dans  le  premier  de  ces  con- 
cours et  que  l'Institut  envoie  à  Rome,  le  Conservatoire  offre  encore  une 
scène,  des  interprètes,  un  public;  leurs  morceaux  y  sont  exécutés  par  cet  or- 
chestre incomparable  qui,  pendant  la  saison  d'hiver,  nous  a  fait  entendre 
Beethoven  et  Mozart  comme  Beethoven  et  Mozart  ne  se  sont  jamais  en- 
tendus, 

«  Revenus  de  Rome,  ils  ne  se  verront  pas  condamnés  à  vieillir  sans  qu'ar- 
rive pour  eux  le  jour  de  la  représentation,  séchant  d'attente,  et  quelquefois 
réduits,  pour  vivre,  à  déshonorer  dans  les  compositions  qui  ont  cours  sur  les 
tréteaux  des  théâtres  de  bas  étage  ou  des  cafés-concerts,  un  talent  formé  à 
l'école  des  grands  maîtres.  S'ils  ont  vraiment  le  souffle  de  l'art,  ils  trouveront, 
selon  leurs  inspirations,  à  se  faire  accueillir  soit  à  l'Opéra-Comique,  soit  au 
Théâtre-Lyrique,  et,  de  cette  dernière  scène,  un  vrai  succès  les  élèvera  sur 
la  scène  enviée  de  l'Opéra.  » 

—  M.  A.  Danhauser,  professeur  au  Conservatoire,  vient  d'être  nommé  ins- 
pecteur de  l'enseignement  du  chant  dans  les  écoles  de  la  ville  de  Paris,  en 
remplacement  de  M.  Foulon,  décédé. 

—  M.  Edmond  Membrée,  l'auteur  de  l'Esclave^  vient  d'être  nommé  cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur. 

—  Voici  quelques  détails  sur  la  grande  fête  orphéonique  organisée  par 
madame  la  maréchale  de  Mac-Mahon,  et  qui  aura  lieu  le  29  août  prochain 
dans  le  jardin  des  Tuileries,  au  bénéfice  des  inondés. 

Les  Sociétés  réunies  des  enfants  de  Lutèce,  du  Louvre,  du  Temple,  de 
l'Union  musicale,  des  Enfants  de  Paris,  du  Choral  de  Belleville,  auxquelles 
se  joindront  sans  doute  les  Enfants  de  Saint-Denis  et  l'Odéon,  chanteront  les 
chœurs  suivants:  Salut  aux  c/2<2;7^eur5,d'AmbroiseThomas;  chœur  des  soldats, 
du  Faiist^  de  Gounod;  l'Enclume^  d'Adam  ;  le  Voyage  en  Chine,  de  Bazin  ; 
les  Martyrs  aux  arènes,  de  Laurent  de  Rillé. 

Des  musiques  d'harmonie  alterneront  avec  les  chœurs  et  feront  entendre 
quatre  morceaux. 

Enfin,  un  chœur  final  sera  chanté  par  un  ensemble  de  plus  de  mille  orphéo- 
nistes. 

Pour  cette  solennité,  le  prix  d'entrée  dans  le  jardin  des  Tuileries  sera  fixé 
à  5o  centimes,  et  un  certain  nombre  de  places,  à  un  prix  plus  élevé,  seront 
réservées  sur  les  terrasses. 


ï86  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

—  Notre  collaborateur  M.  Edmond  Neukomm  vient  de  publier  chez  Ca- 
simir Pont,  libraire,  97,  rue  Richelieu,  une  plaquette  très  intéressante  inti- 
tulée: Trois  jours  à  Rouen.  Souvenirs  du  centenaire  de  Boieldieu. 'Nous  en 
extrayons  le  chapitre  suivant  sur  les  orphéons  : 

«  Sous  l'empire,  les  pompiers  n'avaient  qu'un  père, M. Janvier  de  la  Motte, 
tandis  que  les  orphéons  en  avaient  plus  de  mille,  ce  qui  influa  défavorable- 
ment sur  leur  prospérité. 

«  Aucune  époque  ne  fut,  en  effet,  plus  fâcheuse  que  l'ère  impériale,  pour 
l'essor  de  cette  institution.  Né  sous  d'heureux  auspices,  placé  dès  son  début 
sous  la  direction  d'hommes  zélés  et  convaincus,  l'orphéon  avait  rapidement 
jeté  ses  racines  au  cœur  même  des  populations.  Lorsque  Wilhem,  son  fon- 
dateur, mourut,  il  put  croire  que  son  œuvre  était  assurée,  et  elle  l'était  en 
eiïet;  seulement  Wilhem  avait  compté  sans  les  dix-huit  années  de  stagnation, 
qui  se  produisirent  après  sa  mort. 

«  Mais  dira-t-on,  en  aucun  temps  les  fondations  de  sociétés  chorales  et  ins- 
trumentales n'ont  été  aussi  nombreuses  que  sous  l'empire.  J'en  demeure 
d'accord,  mais  j'ajoute  que  jamais  aussi  les  progrès  de  l'art  populaire  n'ont 
été  moins  sensibles  qu'à  cette  époque.  Le  gouvernement  issu  du  coup  d'État 
avait  compris  de  prime  abord  tout  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  ces  forces 
vives,  disséminées  aux  quatre  coins  de  la  France.  Ces  forces,  il  les  avait  sous 
la  main,  organisées,  embrigadées,  facilement  réunissables  ;  il  s'agissait  d'en 
jouer  habilement.  C'est  ce  que  comprit  le  gouvernement  impérial,  et  c'est 
dans  ce  but  qu'il  flatta  outre  mesure  l'institution  orphéonique.  En  peu  de 
temps,  les  concours  se  multiplièrent.  Au  lieu  de  réunir  les  chanteurs  pour 
chanter,  on  les  réunit  pour  les  combler  de  médailles.  Puis  vint  l'abus  des 
bannières,  des  casquettes  brodées,  des  insignes  rutilants.  Chaque  chef-lieu 
de  canton  devint  un  chef-lieu  de  concours.  Chaque  maire,  chaque  garde 
champêtre  devint  un  protecteur  éclairé  des  arts.  Et  les  médailles  de  pleuvoir 
toujours,  de  pleuvoir  sans  cesse!  —  En  vérité,  quelle  somme  les  orphéons  ne 
pourraient-ils  point  mettre  à  la  disposition  des  malheureux  inondés  du  midi, 
s'ils  voulaient  envoyer  à  la  fonte,  je  ne  dirai  pas  toutes  leurs  médailles,''mais 
seulement  celles  qu'on  leur  a  décernées  parce  qu'il  fallait  bien  placer  tous  les 
prix  que  les  jurys  avaient  mission  de  répartir  ? 

«  Or,  qu'est-il  résulté  de  ces  abus?  Les  sociétés,  flattées,  adulées  et  toujours 
récompensées,  se  sont  promptement  départies  des  habitudes  studieuses  im- 
posées par  Wilhem.  Les  prix  leur  arrivaient  immérités,  de  plus  en  plus  fré- 
quents, de  plus  en  plus  pesants,  mais  la  qualité  du  chant  ou  du  jeu  allait  di- 
minuant, on  avait  commencé  par  chanter,  par  jouer  moins  bien,  on  finit  par 
chanter,  par  jouer  mal.  Quelques  sociétés  tinrent  bon  contre  cet  entraîne- 
ment, je  me  hâte  de  le  constater  ;  mais  le  plus  grand  nombre  a  périclité. 
Il  faut  donc  supprimer  les  concours,  dira-t-on?  Non,  certes.  Mais  il  faut  les 
régler,  les  restreindre  et  surtout  ne  demander  aux  municipalités  et  n'accepter 
d'elles  qu'un  très  petit  nombre  de  récompenses:  de  la  sorte,  ces  dernières  ac- 
querront une  valeur  réelle,  et  l'on  ne  sera  plus  exposé  à  se  boucher  les 
oreilles  pour  ne  pas  entendre  les  fausses  notes  d'un  orphéon  ou  d'une  fanfare, 
dont  la  bannière  ne  porte  pas  moins  de  trois  rangées  de  médailles  et  l'effigie 
de  l'ex-souverain. 

«  Si  j'insiste  sur  ce  fâcheux  état  de  choses,  c'est  parce  que  je  sais  qu'on  s'oc-r 


VARIA  187 

cupe  activement  de  lui  porter  remède.  Il  s'est  formé  depuis  un  an  un  Institut 
orphéonique,  dont  le  but  est  de  réformer  complètement  l'organisation  des 
sociétés.  Placé  sous  la  présidence  d'un  excellent  musicien,  M.  Gastinel,  et 
sous  la  direction  d'hommes  dévoués,  parmi  lesquels  je  citerai  M.  Delaporte, 
l'un  des  plus  fervents  disciples  de  Wilhem,  cet  Institut  peut  rendre  d'im- 
menses services.  Mais,  surtout,  qu'il  soit  sévère,  rigide  même;  qu'il  ferme 
obstinément  la  porte  aux  médiocrités  ;  qu'il  rejette  impitoyablement  d'une 
division  supérieure  dans  une  division  inférieure  toute  société  qui  perdra  du 
terrain. 

«  Ce  n'est  que  par  suite  de  mesures  radicales  qu'il  répondra  aux  espérances 
qu'ont  mises  en  lui  les  vrais  amis  de  l'art  popularisé,  et  c'est  à  ce  prix  que 
les  deux  vers  célèbres  de  Déranger  cesseront  d'être  une  fiction  : 

Les  cœurs  sont  bien  prêts  de  s'entendre 
Quand  les  voix  ont  fraternisé.  » 

—  La  Presse  de  Vienne  annonce  qu'un  différend  s'est  élevé  entre  Wagner  et 
le  ténor  Niemann,  qui  était  à  Bayreuth  pour  les  répétitions  de  la  trilogie.  A 
la  suite  de  ce  différend,  Niemann  a  renvoyé  son  rôle  et  s'en  est  retourné  à 
Berlin.  Si  regrettable  que  soit  cet  incident,  il  ne  retardera  en  rien  les  études 
dé]SL  commencées  des  Niebelungen .  On  aurait  déjà  mis  la  main  sur  le  ténor 
qui  remplacera  Niemann. 

—  La  Société  des  compositeurs  de  musique  a  adressé  au  préfet  de  la  Seine 
une  pétition  pour  obtenir  que  la  musique  figurât  au  budget  des  beaux-arts 
de  la  ville  de  Paris.  M.  Hérold,  à  l'appui  de  cette  demande,  a  proposé  au 
conseil  municipal  un  amendement,  à  l'effet  d'allouer  annuellement  une 
somme  de  10,000  francs  pour  ouvrir  un  concours  musical,  en  y  rattachant 
les  sociétés  orphéoniques  de  Paris.  Cet  amendement  vient  d'être  adopté. 

—  M.  de  Lauzières  vient  d'avoir  la  douleur  de  perdre  sa  belle-fille,  madame 
la  comtesse  de  Lauzières-Thémines,  décédée  à  Cherbourg  à  la  suite  d'une 
maladie  de  poitrine.  Elle  n'avait  pas  encore  dix-neuf  ans. 

C'est  une  rude  épreuve  pour  notre  sympathique  collaborateur,  et  nous 
nous  associons  vivement  à  sa  douleur. 

—  M.  Victorien  Joncières,  critique  musical  de  la  Liberté',  auteur  de  Sardana- 
pale  et  du  Dernier  jour  de  Pompéï,  a  eu  à  l'Opéra  une  audition  de  son  opéra 
Ditnitri^  avec  solistes,  orchestre  et  chœurs.  On  y  remarquait  M.  le  ministre 
et  plusieurs  membres  de  la  Commission  consultative  des  théâtres  ;  MM.  Ca- 
mille Doucet,  de  Beauplan,  de  Vaucorbeil  et  des  Chapelles;  MM.  Détroyat, 
Garnier,  Mario  Uchard,  quelques  journalistes,  abonnés  et  amis  de  la  maison. 
Dès  le  début  de  la  soirée,  l'une  des  interprètes  de  Dimitri^  mademoiselle 
Daram,  a  dû  renoncera  son  rôle  à  la  suite  d'une  violente  attaque  de  nerfs. 
L'audition  a  été  ajournée.  Les  autres  interprètes  de  M.  Joncières  étaient: 
MM.  Gailhard,  Vergnet  et  mademoiselle  Bloch. 

M.  Joncières  a  obtenu  de  M.  le  ministre  de  l'instruction   publique  et  des 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


beaux-arts  la  promesse  d'une  nouvelle  audition  ;  mais  elle  se  trouve  ren- 
voyée au  mois  de  septembre  par  suite  de  l'absence  de  M .  Gailhard,  qui  a  pris 
son  congé  le  i^""  août. 

On  admire  fort,  dans  le  public,  l'énergie  déployée  par  M.  de  Joncières  à 
la  poursuite  de  cette  audition,  et  l'on  souhaite  que  le  mérite  de  sa  musique 
soit  à  la  même  hauteur. 


—  Voici,  d'après  il  Trovatore^  l'énumération  complète  des  opéras  italiens 
joués  dans  le  courant  du  premier  semestre  1875  : 

1°  Elena  in  Troja,  opéra  bufFa  de  d'Alessio,  au  PoHteama  de  Naples; 

2°  Colomba,  opéra  de  Fava,  à  Bologne; 

3"  Il  Pipistrello,  opéra  de  Giosa,  au  théâtre  Filarmonico  de  Naples; 

4"  Gustavo  Wasa^  opéra  séria  de  Marchetti,  à  la  Scala  de  Milan; 

5°  Atnore  Vendetta^  opéra  séria  de  Marchio,  au  théâtre  de  Reggio; 

6°  Corinna^  opéra  séria  de  Rebora,  au  théâtre  Mercadante  de  Naples  ; 

7°  Selvaggia,  opéra  séria  de  Schira,  à  la  Fenice  de  Venise; 

8"*  Dolores,  opéra  séria  d'Auteri-Manzocchi,  à  la  Pergola  de  Florence; 

9°  Don  Liiigi  di  Toledo,  opéra  buffa  de  Ceriani,  au  Politeama  de  Naples  ; 
10°  La  Figlia  di  Bianca^  opéra  buffa  de  d'Alessio,  au  même  théâtre  ; 
1 1°  Ainore  a  suo  tempo,  opéra  séria  de  Tofano,  à  Bologne  ; 
12°  Scombiirga^  opéra  séria  de  Pellegrini,  à  Brescia  ; 
i3°  Liiigi  XI,  deFumagalli,  opéra  séria,  à  la  Pergola  de  Florence  ; 
140  La  Rosa  del  Cadore,  opéra  séria  de  Predazzi,  à  Alexandrie  ; 

1  5°  Le  tre  Zie^  opéra  buifa  de  Giacomelli,  à  Livourne;  1 
16°  //  Riîorno  del  Coscritto.  opéra  buffa  de  Tolomei,  à  Sienne; 

17°  Don  Bi^^arro^  opéra  buffa  de  Mognone,  an  Teatro  Nuovo  de  Naples; 
18'  La  Fauta,  opéra  semi-seria,  de  de  Miceli,  au  Filarmonico  de  Naples; 
19°  Le  Riuali  senf amante,  opéra  buffa  de  Greco  Filoteo,  au  Circolo  de 
Naples  ; 
20°  Filippo,  opéra  séria  de  Crescimanno,  à  la  Pergola  de  Florence; 
21°  Isabella  Orsini,  opéra  séria  de  Rossi  Isodoro,  à  Pavie  ; 
22°  Una  Biirla,  opéra  buffa  de  Parisini,  à  Bologne  ; 
23°  Maria  e  Fernando,  opéra  séria  de  Feruccio  Ferrari,  à  Bologne; 
24°  Guidetta,  opéra  semi-seria,  de  Sarria,  au  théâtre  Mercadante  de  Naples  ; 

2  5"  Benvenuto  Cellini,  opéra  séria  d'Orsini,  au  même  théâtre; 

26"  /  Qiiattro  Rustici,  opéra  buffa  de  Moscurza,  au  Politeama  de  Florence  ; 

27"  //  Cacciatore,  opéra  buffa  de  Canavasso,  au  théâtre  Sainte-Radegonde  ; 

28"  Un  Matrimonio  sotto  la  Republica,  opéra  séria  de  Podesta,  au  dal 
Verme  de  Milan  ; 

29°  Stcno,  opéra  buffa  de  Panico,  au  Teatro  Nuovo  de  Naples  ; 

3o°  La  Vendetta  d'un  folletto,  opéra  buffa  de  Mililotti,  au  Teatro  Quirino 
de  Rome  ; 

3i°  /  Viaggi,  opéra  buffa  de  dArienzo,  au   théâtre   Castelli  de  Milan. 

Il  est  à  remarquer  que  sur  ces  trente  et  un  ouvrages  nouveaux,  il  en  a 
été  donné  onze  à  Naples. 

—  M.  Alex.  Guilmant,  organiste  de  la  Trinité,  termine  en  ce   moment  la 


VARIA  189 

musique  d'un  oratorio-symphonie  en  deux  parties,  qui  a  pour  titre  :  Sainte 
Geneviève  de  Paris.  Le  poème  est  de  M.  Charles  Barthélémy,  notre  collabo- 
rateur. Cette  œuvre  sera  probablement  exécutée  cet  hiver  à  Paris. 

—  L'Exposition  de  187 5  est  ouverte  au  Palais  de  l'Industrie  des  Champs- 
Elysées,  La  section  des  instruments  de  musique  est  certainement  une  des 
parties  les  plus  importantes  de  cette  exposition,  et  tout  le  monde  s'y  porte 
avec  empressement  et  intérêt.  La  direction  a  nommé  M.  Henry  Toby  com- 
missaire de  cette  classe  ;  l'excellent  artiste  fait  souvent  entendre  les  orgues  et 
les  pianos  de  nos  premières  maisons,  et  tous  les  vendredis  une  charmante 
pianiste,  qui  a  obtenu  beaucoup  de  succès  dans  les  salons  l'hiver  dernier, 
madame  Tassoni,  se  joint  à  lui  pour  exécuter  des  morceaux  à  deux  pianos, 
qui  produisent  un  grand  effet. 

—  M.  Hippolyte  Babou  vient  de  publier  chez  Lemerre  un  nouveau  livre 
de  critique,  sous  ce  titre  piquant:  Les  Sensations  d'un  juré.  Bien  que  notre 
recueil  soit  étroitement  attaché  à  sa  ligne  monographique,  il  ne  nous  est  pas 
interdit  de  saluer  au  passage  une  œuvre  littéraire  de  cette  valeur.  On  sait 
que  l'auteur  des  Lettres  satiriques  et  critiques  ne  s'adresse  qu'aux  esprits  dé- 
licats. C'est  un  maître  styliste,  qui  a  toujours  combattu  pour  les  franchises 
de  notre  belle  langue  française.  On  lira  avec  plaisir  l'extrait  suivant  de  son 
étude  sur  Brizeux  et  Mistral.  Il  nous  a  paru  que  M.  Hippolyte  Babou  s'im- 
provisait, dans  ce  passage,  excellent  critique  musical: 

«  J'ai  ri,  je  l'avoue,  et  sans  méchanceté,  lorsque  M.  Frédéric  Mistral  lança 
sur  Paris  les  six  mille  vers  incandescents  de  Mireille.  Je  ne  soupçonnais 
pas  alors  que  M.  Gounod  mettrait  ce  patois  en  musique;  je  ne  prévoyais  pas 
les  huit  ou  neuf  cents  strophes  de  Calenda  ou  Calendal,  qui  pourrait  bien  à 
son  tour  être  mis  en  musique  par  quelque  Serpette  ou  quelque  Massenet. 

Ayant  relu  naguère  Marie  et  la  Fleur  d'or,  j'ai  tenté  de  relire  Mireille,  et 
j'ai  relu  Calendal.  Eh  bien,  oui,  j'en  conviens,  ce  sont  de  vrais  libretti 
d'opéra,  mais   traiter  ces  historiettes  de  poëmes,  quel  enfantillage  ! 

M.  Frédéric  Mistral,  dans  son  second  livre,  invoque  fièrement  l'âme  im- 
périssable de  la  Provence,  comme  si  la  Provence,  au  dix-neuvième  siècle, 
avait  une  âme  distincte  de  celle  de  la  France.  L'invocation  est  étonnante  ; 
la  voici  : 

«  Ame  de  mon  pays,  s'écrie  le  félibre,  toi  qui  rayonnes  manifeste  dans  son 
histoire  et  dans  sa  langue....  par  la  grandeur  des  souvenirs;  toi  qui  nous 
sauves  l'espérance  ;  toi  qui,  dans  la  jeunesse,  et  plus  chaud  et  plus  beau, 
malgré  la  mort  et  le  fossoyeur,  fais  reverdir  le  sang  des  pères  ;  toi  qui  inspiras 
es  doux  troubadours,  et  fis  plus  tard  mistraliser  la  voix  de  Mirabeau... 
Ame  éternellement  renaissante,  âme  joyeuse,  et  fière  et  vive,  qui  hennis  dans 
e  bruit  du  Rhône  et  de  son  vent;  âme  des  bois  pleins  d'harmonie  et  des 
alanqiics  pleines  de  soleil;  âme  pieuse  de  la  patrie,  je  t'appelle!  incarne-toi 
ans  mes  vers  provençaux!  »  Et  savez-vous  ce  que  l'âme  de  la  Provence,  ainsi 
appelée,  va  chanter  sur  la  grande  lyre,  après  son  incarnation:^  Tout  simple- 
ment les  amours  d'un  pêcheur  d'anchois  et  d'une  sauvagcsse  qui  vit  à  demi- 
nue  dans  les  bois  de  sapins,  dans  les  grottes  suspendues  aux  fiancs  des  mon- 


igo  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

tagnes,  sur  les  falaises  inaccessibles  battues  par  les  flots  de  la  Méditerranée. 
Il  est  vrai  que  cette  sauvagesse  descend  des  princes  de  Caux,  illustre  famille 
provençale,  qui  descend  elle-même  de  Balthazar,  un  des  trois  mages  de  la 
légende  évangélique.  De  plus,  elle  est  si  savante  qu'elle  peut  enseigner  à 
Calendal,  le  pêcheur  d'anchois,  toute  l'histoire  guerrière,  littéraire  et  galante 
de  l'immortelle  Provence.  Et  ses  enseignements  ne  se  bornent  pas  là,  croyez- 
le  bien.  Elle  apprend  encore  à  Calendal  la  sainte  religion  de  la  Nature  (une 
sorte  de  panthéisme  provençal),  les  sublimités  raffinées  du  pur  amour  (l'amour 
exclusivement  provençal)  et  les  héroïques  grandeurs  du  vrai  patriotisme  (le 
patriotisme  strictement  provençal).  Si  l'on  supprimait,  tout  le  long  du  poëme, 
les  innombrables  strophes  remplies  de  ces  prédications  de  l'âme  de  la  Pro- 
vence, il  resterait  une  historiette  cent  fois  moins  intéressante  et,  en  revanche, 
cent  fois  plus  courte  que  celle  de  Mireille.  La  poésie  et  la  langue  de  Calendal 
sont  pour  le  moins  aussi  artificielles  que  la  poésie  et  la  langue  de  Mireille. 
Même  style  plaqué  de  vieille  mosaïque  provençale  et  de  marqueterie  mo- 
derne, à  la  française.  Mélange  de  sentiment  populaire  et  d'enflure  pseudo- 
lyrique, pseudo-romantique.  Versification,  tour  à  tour  emphatique,  précieuse 
et  vulgaire,  où  quelques  cris  naïfs  interrompent  trop  rarement  le  roulement 
monotone  d'une  perpétuelle  vague  de  sonorité.  A  nos  yeux,  le  beau  roman 
de  ce  regrettable  Jules  de  la  Madelène,  le  Marquis  des  Saffras,  quoique  écrit 
en  français,  a  bien  plus  de  saveur  provençale  que  les  œuvres  de  l'auteur  de 
Mireille.  Notre  langue  française,  vivante  et  complète  expression  d'un  grand 
peuple,  a  bien  plus  de  ressources,  même  pour  peindre  la  nature  et  les  mœurs 
de  la  Provence,  que  cette  langue  d'or  entièrement  dégénérée  qui,  tout  en  se 
vantant  de  sa  prétendue  richesse,  demande  à  chaque  instant,  et  sans  s'en 
douter,  le  pain  et  le  vêtement  à  la  littérature  française.  M.  Frédéric  Mistral, 
et  ses  deux  amis,  MM.  Roumanille  et  Aubauel,  précisément  parce  qu'ils  ont 
du  talent,  sont  forcés  d'écrire  en  français  sous  un  masque  provençal  ;  com- 
ment se  fait-il  qu'ils  ne  jettent  pas  le  masque  et  qu'ils  n'écrivent  pas  en  fran- 
çais purement  et  simplement!  Le  poëte  gascon  Jasmin  a  recueilli  autant  de 
couronnes  en  son  temps  que  M.  Frédéric  Mistral  dans  le  nôtre.  L'auteur  des 
Papillotes,  comme  l'auteur  de  Mireille,  a  été  chevalier  de  la  Légion  d'honneur 
et  lauréat  de  l'Académie  française.  Que  restera-t-il  de  Jasmin  et  de  Mistral  ? 
ce  qui  resterait  du  poète  Brizeux  s'il  avait  chanté  en  bas-breton. 

■s^  A  là  distribution  des  prix  du  Conservatoire,  M.  le  Ministre  de  l'înstmc- 
tion  publique  a  proclamé  :  Chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  M.  Augustin 
Savard,  professeur  d'harmonie;  et  officier  d'Académie,  M.  J.  B.  Wekerlin, 
bibliothécaire  du  Conservatoire,  et  Jules  Cohen,  professeur  de  la  classe 
d'ensemble» 


VARIA  191 


NOUVELLES 

ARis.  Opéra.  —  Madame  Fursch-Madier  a  continué  avec  succès  ses 
Il  débuts  dans  le  rôle  de  Valentine  des  Huguenots.  Elle  a  été  rappelée 
après  le  quatrième  acte. 

—  Demain  reprise  de  Gidllaiime  Tell.  Mademoiselle  de  Reszké  chantera 
pour  la  première  fois  Mathilde;  les  rôles  de  Guillaume  et  d'Arnold  seront 
remplis  par  MM.  Lassalle  et  Salomon, 

—  M.  Couturier,  qui  a  obtenu  cette  année  le  premier  prix  de  chant  au 
Conservatoire,  est  engagé  par  M.  Halanzier,  à  raison  de  7,000  fr.  par  an. 

—  Madame  Marie  Sass  doit,  dit-on,  faire  sa  rentrée  à  l'Opéra  dans 
rA/ricaine. 

—  L'Opéra  reprendra  Faust  dans  les  premiers  jours  du  mois  prochain,  on 
attend  l'expiration  du  congé  de  madame  Carvalho. 

—  On  annonce  pour  le  commencement  d'octobre  Z)on  Juan,avec  MM.Faure 
et  Gailhard.  Mademoiselle  Krauss  chantera  Dona  Anna,  madame  Gueymard 
Dona  Elvire,  et  madame  Carvalho,  Zerline. 

Opéra-Comique.  —  Réouverture  demain  16  août,  bnqc  la.  Fille  du  Régi- 
ment. MM.  Duchesne  et  Melchissédec  dans  Richard  cœur  de  lion. 

—  Le  Yal  d'Andorre  passera  probablement  dans  le  courant  de  septembre, 
avec  Obin  et  mademoiselle  Chapuy. 

-^  On  répète  activement  Pzcco/mo,  trois  actes  de  Sardou,  musique  de  Gui- 
raud,  chanté  par  madame Galli-Marié,  MM. Duchesne,  Melchissédec,  madame 
Franck  et  M.  Duvernoy. 

Théâtre-^ltalien.  —  L'ouverture  de  ce  théâtre  se  fera  au  mois  d'avril  pro- 
chain avec  ^ïia.  M.  L.  Escudier  a  engagé  mesdames  T.  Stolz,  Waldmann, 
MM.  Masini,  Pandoltini  et  Medini,  interprètes  de  l'œuvre  de  Verdi  en  Italie 
et  à  Vienne.  Le  chef  d'orchestre  de  la  troupe  sera  M.  E.  Muzio. 

Bouffes^Parisiens.-^  On  sait  que  les  Bouffes  vont  faire  leur  réouverture 
avec  Théo  dans  la  Jolie  Parfumeuse.  Viendra  ensuite,  avant  la  Créole^  un 
spectacle  coupé  dont  les  deux  éléments  principaux  seront  Pomme  dApi, 
pour  Théo,  et  un  petit  acte  dont  Offenbach  a  promis  d'écrire  la  musique  et 
qui  doit  servir  de  début  à  la  jeune  mademoiselle  Luce,  la  fille  de  la  tragé- 
dienne Gornélie. 

Folies-Dramatiques. —  Les  Folies-Dramatiques  donneront  les  Cent-Vierges 
vers  le  20  août.  Le  rôle  créé  par  mademoiselle  Vanghell  aux  Variétés  sera 
joué  par  madame  Prelly,  et  celui  de  mademoiselle  Gabrielle  Gauthier  par 
mademoiselle  Tassilly.  Kopp  sera  remplacé  par  Milher,  Hittemans  par  Lucoj 
et  Berthelierparle  débutant  Max  Simon. 


iy2 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Variétés.  —  MM.  Meilhac  et  Halévy  ont  lu  aux  artistes  la  Boulangère  aux 
Ecus,  musique  d'Offenbach.  La  première  représentation  aura  lieu  au  mois  'c 
novembre. 

Voici  la  distribution  des  principaux  rôles  : 

Bernadille,  MM.  Dupuis. 

Flammèche,  Berthelier. 

Le  commissaire,  Pradeau. 

Coquebert,  Baron. 

Délicat,  Léonce. 

Margot,  M"'es  Schneider, 

Toinon,  Paola  Marié. 

Renaissance.  —  Le  i^i-  septembre,  réouverture  de  ce  théâtre.  On  donnera 
une  reprise  de  Giroflé-Girq/Ia  avec  la  distribution  suivante  : 

Boléro,  MM.   Dailly. 

Marasquin,  Puget. 

Mourzouk,  Vauthier. 

Aurore,  Mm<'s  Alphonsine. 

Girofle,  Granier. 

Pedro.  Fany. 

Paquita,]  Panizé. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction,  , 

O.   LE   TRIOUX, 


Iropriétaire-Gcrant  :  Oél^THUli    H  E  U  L  H '^-^ '1\  V-. 


Paris.  —    Alcan-Lévy,  imprimeur  breveté,  rue  de  Latayelte^  6i. 


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Lc^    CHTi,OV^lQUE    SMUSIC2ALE 


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■7 S 


LES 

PRIX    DE    ROME 

DE  L'ACADÉMIE   DES   BEAUX-ARTS 

A     LEUR     ORIGINE 


L  m'est  tombé  sous  la  main,  récemment,  une 
brochure  fort  intéressante,  et  très  rare  aujour- 
d'hui, dont  je  vais  extraire  quelques  fragments. 
On  sait  que  notre  Académie  des  Beaux-Arts 
n'existait  pas,  en  tant  qu'Académie,  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  et  qu'elle  formait  sim- 
plement une  classe,  la  classe  des  Beaux-Arts 
de  l'Institut  national  ;  en  fait,  la  situation  était 
la  même,   la  dénomination  seule  différait.  La 
brochure  dont  je  veux  parler  est  donc  simplement,  dans  un  format  plus 
restreint,  l'analogue  de  celle  que   publie  chaque  année  l'Académie  des 
Beaux- Arts,  et  elle  porte  ce  titre  :  Notice  des  travaux  de  la  classe  des 
IX.  i3 


194  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Beaux-Arts  de  l'Institut  national  pendant  l'an  xii  (1S03-1S04.),  lue  à. 
la  séance  publique  du  7  vendémiaire  an  xiii,  par  Joachim  Le  Breton, 
secrétaire  perpétuel  de  la  classe,  membre  de  celle  d'Histoire  et  de  Litté- 
rature ancienne,  et  de  la  Légion  d'honneur. 

Nous  allons,  si  vous  le  voulez  bien,  extraire  de  ce  document  intéres- 
sant les  documents  importants  qui  se  rapportent  à  la  musique. 

A  cette  époque,  le  grand  prix  de  composition  musicale,  connu  sous  le 
nom  de  grand  prix  de  Rome,  et  dont  le  jugement  était  réservé  à  la  classe 
des  Beaux- Arts,  était  récemment  institué  ;  il  avait  été  décerné  pour  la 
première  fois  l'année  précédente,  et  le  règlement  relatif  aux  travaux  des 
élèves  envoyés  à  Rome  venait  seulement  d'être  élaboré.  L'académicien 
rapporteur  s'exprime  ainsi  à  ce  sujet  : 

«  Le  ministre  de  l'Intérieur  a  prescrit  au  directeur  de  l'école  de 

Rome  de  faire  exécuter  un  règlement  pour  les  musiciens  compositeurs, 
pensionnaires  à  la  même  école.  La  classe  espère  qu'il  contribuera  à  nous 
former  de  grands  maîtres,  w 

La  prétention  de  la  classe  était  sans  doute  excessive,  car  les  grands 
maîtres,  généralement,  ne  se  forment  pas  à  l'aide  de  simples  règlements. 
Toutefois,  il  faut  convenir  que  celui-ci  avait  du  bon  : 

ce  II  oblige  les  pensionnaires  musiciens  à  envoyer,  chaque  année,  à  la 
classe  des  Beaux-Arts  :  1"  l'analyse  des  principaux  ouvrages  d'un  célèbre 
compositeur  italien,  en  commençant  par  Palestrina,  fondateur  de  l'école  ; 
2°  une  scène  italienne,  de  leur  composition,  dont  les  paroles  seront  prises 
dans  Métastase'^  3°  une  scène  française  dont  les  paroles  seront  données 
par  la  classe  des  Beaux- Arts  ;  4°  un  morceau  de  musique,  à  quatre  par- 
ties, la  première  année  ;  à  cinq,  la  seconde  année  ;  à  six,  la  troisième 
année;  à  sept,  la  quatrième;  à  huit,  la  cinquième  et  dernière  année. 

.(  Dans  toutes  les  villes  d'Italie  où  ils  séjourneront  quelque  temps,  ils 
recueilleront  les  airs  populaires  les  plus  anciens,  en  s'appliquant  à  la 
recherche  des  particularités  traditionnelles  qui  pourront  contribuer  à  en 
expliquer  l'origine  et  l'usage.  Ces  recherches  serviront  de  matière  à  une 
notice  historique  qui  sera  placée  à  la  tête  de  chaque  recueil. 

«  A  l'expiration  de  leur  première  année  de  séjour  en  Italie,  les  musi- 
ciens compositeurs  ne  pourront  plus  correspondre  avec  le  bureau  de  la 
classe  des  Beaux-Arts  qu'en  langue  italienne. 

«  Ils  pourront  quitter  Rome  pour  résider  et  étudier  dans  les  villes 
d'Italie  qui  offrent  des  ressources  à  leur  art  par  la  variété  des  genres  et 
du  goût.  Mais  la  classe  des  Beaux-Arts  de  l'Institut  ne  déterminera 
l'époque  et  la  durée  de  ce  déplacement  que  d'après  un  rapport  de  la  sec- 
tion de  musique  sur  le  caractère  du  talent  de  chaque  compositeur.  » 


LES  PRIX  DE  ROME  igS 

Il  y  avait  bien  quelques  puérilités,  mais  il  y  avait  aussi  de  sages  me- 
sures dans  ces  obligations  imposées  aux  élèves  de  notre  école  de  Rome. 
L'étude  des  vieux  maîtres  italiens,  étude  forcée,  puisqu'on  exigeait  de 
l'élève  un  rapport  détaillé  ;  étude  féconde,  puisque  ce  rapport  était  forcé- 
ment critique  et  analytique  et  l'obligeait  ainsi  à  formuler  ses  impres- 
sions d'une  façon  nette,  à  se  rendre  un  compte  exact  de  ses  sensations  ; 
les  recherches  relatives  aux  chants  populaires,  qui  portaient  son  esprit 
sur  une  branche  de  l'art  toute  différente,  et  fécondaient  son  intelligence  par 
la  comparaison  ;  l'obligation,  non-seulement  d'apprendre,  mais  de  savoir 
la  langue  italienne,  de  façon  à  l'écrire  correctement  au  bout  d'une  année, 
tout  cela  était  excellent. 

En  cette  année  1 804,  il  n'y  eut  pas  de  grand  prix  de  composition 
musicale,  mais  seulement  deux  seconds  prix.  Le  rapporteur  le  fait  remar- 
quer en  ces  termes,  d'ailleurs  peu  littéraires  : 

«  Le  concours  pour  le  grand  prix  de  composition  musicale  présente 
cette  particularité  qu'il  a  obtenu  deux  seconds  prix,  et  n'a  point  atteint 
le  premier.  Voici  les  motifs  de  ce  jugement  : 

ce  Quoique  les  compositions  des  deux  concurrents  soient  d'un  mérite 
distingué,  on  a  cru  qu'à  leur  âge  il  serait  plus  utile  de  les  laisser  conti- 
nuer, pendant  une  année  encore,  les  études  classiques  qui  fondent  les 
grands  succès.  Mais  il  a  paru  extrêmement  difficile  d'assigner  un  degré 
de  supériorité  assez  marqué,  pour  ravir  la  couronne  à  l'un  en  faveur  de 
l'autre.  L'avantage  que  le  premier  aurait  pu  mériter,  sous  un  rapport 
essentiel,  serait  réclamé  par  un  mérite  d'un  autre  genre,  non  moins 
essentiel,  dans  le  second  (i),  » 

En  faisant  pressentir  que,  par  ce  fait  même,  le  prochain  concours  de 
composition  musicale  serait  sans  doute  très  brillant,  le  rapporteur  annon- 


(i)  Ces  deux  seconds  prix  étaient  décernés  à  Ferdinand  Gasse  et  à  Victor  Dourlen, 
le  premier  âgé  de  vingt-quatre  ans,  le  second  de  vingt-trois  ans  et  demi.  L'année 
suivante,  tous  deux  obtinrent  le  premier  prix,  mais  l'ordre  était  renversé,  et  Dour- 
len  était  cette  fois  nommé  le  premier.  La  cantate  était  la  même  pour  les  deux 
années;  elle  était  d'ArnauIt,  et  le  sujet  peint  bien  l'époque  :  Ciipidon  pleurant  Psyché. 
Violoniste  distingué,  Gasse,  qui  était  élève  de  Gossec,  fit  représentera  Naples,  à  la 
suite  de  son  séjour  réglementaire  en  Italie,  un  opéra  bouffe  intitulé  la  Finta 
Zingara.  De  retour  en  Finance,  il  entra  à  l'orchestre  de  l'Opéra,  publia  un  certain 
nombre  de  compositions  pour  le  violon,  et  fit  représenter  trois  ouvrages  à  l'Opéra- 
Comique.  On  ignore  la  date  de  sa  mort.  — ■  Elève  aussi  de  Gossec,  Dourlen,  avant 
son  départ  pour  Rome,  donna  à  l'Opéra-Comique  son  premier  ouvrage,  Philoclès, 
Plus  tard,  il  en  fit  représenter  plusieurs  autres.  Mais  c'est  surtout  comme  théoricien, 
comme  professeur  d'harmonie  au  Conservatoire,  comme  auteur  d'ouvrages  didacti- 
ques, entre  autres  un  excellent  traité  d'iiarmonie,  qu'il  s'est  fait  une  gi-ande  répu- 
tation. Dourlen  est  mort  en  1864,  âgé  de  près  de  quatre-vingt-cinq  ans. 


196  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

çait  à  ses  collègues  une  nouvelle  très  fâcheuse,  la  mort  prématurée  du 
jeune  Androt,  couronné  l'année  précédente,  le  premier  musicien  français 
qui  avait  obtenu  le  prix  de  Rome  et  profité  des  dispositions  du  règlement 
de  l'Institut  à  cet  égard  : 

«  L'Ecole  française  des  Beaux-Arts,  à  Rome,  continuait  donc  Le  Bre- 
ton, attendra  avec  impatience  ce  concours  qui  doit  la  consoler  de  la 
perte  cruelle  qu'elle  vient  de  faire.  Elle  est  venue  de  ce  jeune  musicien 
que  nous  couronnâmes,  il  y  a  un  an,  dans  cette  auguste  enceinte,  et  qui 
avait  déjà  dépassé  les  hautes  espérances  que  nous  en  avions  conçues. 
Vous  applaudîtes  alors  à  sa  première  composition,  fruit  d'un  concours 
de  quelques  jours;  vous  allez  entendre  ses  derniers  accens,  dans  le  mor- 
ceau d'étude  qu'il  nous  a  envoyé,  pour  satisfaire  à  un  de  ses  devoirs,  et 
qu'il  composa  peu  de  jours  avant  sa  mort.  Mais  quelle  différence,  Mes- 
sieurs, dans  vos  sensations  et  les  nôtres  !  Le  laurier  d'Apollon  dont  nous 
ceignîmes  sa  tête,  l'espoir  qui  réalise  d'avance  les  succès  de  l'avenir,  la 
tendre  bienveillance,  tous  les  sentiments  généreux  qui  s'attachent  aux 
jeunes  talents,  et  qui  leur  composent  une  seconde  couronne  plus  belle 
que  toutes  les  autres,  sont  changés  en  une  branche  de  cyprès  et  en  un 
sentiment  de  deuil  !  Vous  le  ressentez  surtout,  vous,  maîtres  qui  le  for- 
mâtes en  peu  d'années,  condisciples  qui  l'estimiez  pour  la  douceur  de 
ses  mœurs  et  l'honnêteté  de  son  âme,  plus  encore  que  pour  son  talent. 
Mais  quelle  que  soit  votre  douleur,  elle  ne  surpassera  point  celle  du 
vénérable  Guglielmi,  l'honneur  de  votre  art  à  Rome,  et  qui  l'avait  comme 
adopté  pour  fils,  celle  du  directeur  et  des  pensionnaires  de  l'école  de 
Rome,  et  de  notre  ambassadeur,  S.  E,  le  cardinal  Fesch,  qui  ne  l'a  pas 
quitté  dans  ses  derniers  moments,  et  lui  a  donné  les  plus  touchants 
témoignages  d'intérêt  et  de  bonté. 

«  La  correspondance  de  Rome,  à  cette  époque,  représente  cette  perte 
comme  un  sujet  de  regret  général.  C'est  ainsi  qu'on  en  a  écrit  au  précé- 
dent ambassadeur,  le  sénateur  Cacault;  c'est  ainsi  que  s'expriment  les 
autres  pensionnaires,  ses  dignes  émules  de  gloire,  dans  l'épanchement 
de  l'intimité. 

«  Albert-Auguste  Androt  était  né  à  Paris  en  1781 ,  Il  fut  admis,  en 
l'an  V,  au  Conservatoire  de  musique,  à  l'étude  du  solfège.  En  l'an  vn,  il 
entra  dans  la  classe  d'harmonie  dont  M.  Catel  est  professeur,  et  il  rem- 
porta le  premier  prix  de  ce  cours.  En  l'an  viii,  il  passa  dans  la  classe  de 
composition  de  M.  Gossec.  Pendant  l'an  xi,  il  fut  répétiteur  d'une  classe 
d'harmonie,  sous  la  surveillance  de  M.  Catel.  Dans  cette  même  année,  il 
remporta  le  prix  de  composition  que  donne  le  Conservatoire,  et  concou- 
rut pour  le  grand  prix  de  composition  musicale  proposé  par  la  classe  des 


LES  PRIX  DE  ROME  197 


Beaux-Arts  de  l'Institut  national,  qui  lui  fut  décerné  dans  notre  séance 
publique  de  vendémiaire,  an  xii. 

a  Arrivé  à  Rome  au  commencement  de  l'hiver,  il  se  livra  avec  ardeur 
à  l'étude  ;  avec  trop  d'ardeur,  peut-être  I  Le  célèbre  Guglielmi  lui  promit 
ses  conseils.  Ce  grand  maître  fut  étonné  de  la  force  des  études  qu'avait 
faites  son  nouvel  élève,  et  il  prit  plaisir  à  rendre  justice  à  l'école  qui  don- 
nait des  bases  aussi  solides  à  l'enseignement  de  la  musique.  Il  adopta 
tout  à  fait  son  premier  lauréat.  L'intérêt,  qui  avait  commencé  par  l'es- 
time de  l'élève  et  de  ses  maîtres,  devint  bientôt  un  sentiment  de  tendresse 
paternelle. 

«  Guglielmi  l'encouragea  à  composer  un  morceau  de  musique  reli- 
gieuse qui  fut  exécuté  dans  une  église,  pendant  la  semaine  sainte,  et  qui 
obtint  un  tel  succès  que  la  direction  du  principal  théâtre  de  Rome  solli- 
cita le  jeune  compositeur  de  faire  la  musique  du  grand  opéra  d'automne. 
Androt,  modeste  jusqu'à  la  timidité,  et  à  qui  ses  premiers  maîtres  avaient 
recommandé  de  ne  pas  se  presser  de  travailler  pour  le  public,  refusait 
cette  honorable  demande  :  son  mentor  voulut  qu'il  l'acceptât.  Il  obéit  à 
Guglielmi.  Il  laisse  cet  ouvrage  presque  terminé.  L'on  a  mandé  au  séna- 
teur Gacault  qu'il  avait  composé  encore  une  messe  funèbre  qu'on  doit 
exécuter  dans  l'éghse  Saint- Louis.  Tel  est  le  produit  déjà  riche  d'une  vie 
moissonnée  avant  sa  fleur,  avant  vingt-trois  ans!  C'est  ainsi  surtout  que 
ce  regrettable  jeune  homme  a  employé  les  neuf  mois  qu'il  a  vécu  à  Rome. 
Il  travaillait,  m'écrit-on,  depuis  cinq  heures  du  matin  jusqu'au  soir.  Le 
i"  fructidor,  il  mourut  à  la  suite  d'une  hémorrhagie,  comme  Pergolèse. 

«  Mais  suspendez  un  instant  vos  regrets,  amis  de  l'art,  pour  payer  au 
dernier  maître  d'Albert- Auguste  Androt  le  tribut  d'estime  et  de  recon- 
naissance qui  lui  est  dû.  La  noble  protection  qu'il  lui  accorda,  les  services 
qu'il  lui  rendit,  appartiennent  plus  à  l'élévation  de  l'âme  qu'à  la  supé- 
riorité des  talents ,  car  ceux-ci  ne  s'honorent  pas  toujours  par  tant  de 
générosité  ! 

ce  II  y  a  dans  le  champ  où  croît  le  laurier  des  plantes  vénéneuses  qu'on 
a  quelquefois  le  malheur  de  cueillir  avec  lui.  Ceux  qui  s'en  repaissent 
deviennent  ennemis  des  succès  qui  ne  sont  pas  les  leurs.  Ce  n'est  plus  de 
la  gloire  seulement  qu'ils  désirent,  ils  veulent  surtout  de  la  domination, 
une  réputation  exclusive  :  il  leur  faut  des  rivaux  humiliés,  des  victimes  ! 
Leur  haine  s'attache  aux  éléments  qui  sont  féconds,  aux  talents,  aux 
établissements  qui  peuvent  produire.  C'est  le  breuvage  de  Circé  :  il  en- 
lève à  l'homme  tout  ce  qu'il  avait  de  généreux,  et  ne  lui  laisse  que  des 
passions  qui  ne  sont  plus  humaines.  Telles  sont,  dans  la  carrière  des 
arts,  l'envie,  l'ambition  démesurée. 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


«  Je  vous  les  signale,  Jeunes  artistes,  pour  que  vous  les  fouliez  aux 
pieds.  Vous  voulez  de  la  gloire!  mais  vous  voulez  aussi  être  heureux. 
L'envie  et  l'excessive  ambition  sont  incompatibles  avec  le  bonheur  et 
souillent  la  gloire. 

«  Bien  différent  de  ceux  que  nous  venons  de  caractériser,  Guglielmi 
accueille  la  jeunesse  déjà  savante  et  veut  lui  apprendre  le  secret  de  plaire. 
Guglielmi  honore  une  école  étrangère  et  nouvelle,  sans  en  avoir  reçu  ni 
hommages,  ni  prévenances^  mais  parce  qu'il  en  a  jugé  les  succès,  c'est-à- 
dire  l'utilité.  Il  rend  justice  au  Conservatoire  de  France,  que  d'autres 
aiment  mieux  calomnier  dans  l'ombre  ou  persécuter  dans  ses  élèves.  Il  se 
réjouit  d'en  voir  sortir  de  bonnes  méthodes  d'enseignement,  justifiées  par 
les  artistes  qu'elles  ont  formés.  Honorons  donc  Guglielmi,  illustre  par 
son  génie;  mais  honorons-le  encore  parce  qu'il  aime  l'art  pour  ses  pro- 
grès, pour  l'art  lui-même.  » 

Tout  ceci  nous  peint  les  commencements  du  Conservatoire,  les  com- 
mencements de  cette  noble  école  de  Rome  qu'il  paraît  de  bon  goût,  à 
quelques  esprits  superficiels,  de  railler  plus  que  de  raison,  et  qui,  au  seul 
point  de  vue  musical,  a  produit  des  artistes  comme  Hérold,  Fétis, 
Halévy,  Labarre,  Adolphe  Adam,  Berlioz,  Boulanger,  Maillard,  Georges 
Bizet,  MM.  Ambroise  Thomas,  Gounod,  Victor  Massé,  Deldevez,  Jules 
Massenet,  Ernest  Guiraud,  Théodore  Dubois,  Charles  Lenepveu,  sans 
compter  MM.  Duprato,  Deffès,  Georges  Mathias,  Charles  Dancla,  Fer- 
dinand Poise,  Aristide  Hignard,  Boisselot,  Georges  Bousquet,  Barbe- 
reau,  Panseron,  etc.,  etc.  A  ce  seul  point  de  vue,  les  détails  qu'on  vient 
de  lire  ne  nous  ont  point  paru  sans  intérêt,  et  il  ne  nous  a  pas  semblé 
inutile  de  les  reproduire. 

O.   LE   TRIOUX. 


LES  COSTUMES  DE  THÉÂTRE 


DURANT   UN   SIECLE   ET    DEMI 


CHAPITRE  II 

E  luxe  et  la  misère,  qui  se  heurtaient  dans  les  repré- 
sentations dramatiques  de  cette  époque  et  qui  for- 
maient de  si  étranges  contrastes  sur  le  dos  des  comé- 
diens, provenaient  de  la  diversité  d'origine  de  leurs 
costumes,  et  aussi  des  états  de  service  plus  ou  moins 
prolongés  des  différentes  pièces  de  leur  garde-robe. 
Les  acteurs,  gagnant  peu,  se  gardaient  bien  de  faire  de  la  dépense  et  de 
sacrifier  leur  petit  pécule  au  luxe  de  la  mise  en  scène.  Ils  avaient  deux 
habits  complets  :  l'un  pour  la  tragédie,  l'autre  pour  la  comédie,  et,  fai- 
sant de  nécessité  vertu,  tenaient  à  honneur  de  les  faire  durer  le  plus 
longtemps  possible.  Parfois,  pourtant,  le  roi,  les  ministres  ou  les  grands 
offraient  des  costumes  aux  acteurs  qu'ils  honoraient  de  leur  protection  : 
ces  vêtements,  alors,  étaient  plus  brillants  et  plus  riches,  sans  être  des- 
sinés d'une  façon  plus  convenable. 

Voici  ce  que  l'honnête  Chappuzeau  dit  à  cet  égard  dans  son  livre  sur 
le  Théâtre  François^  publié  en  1 674  :  «  Grande  de-pence  en  habits.  — 
Cet  article  de  la  depence  des  Comédiens  est  plus  considérable  qu'on  ne 
s'imagine.  Il  y  a  peu  de  pièces  nouuelles  qui   ne  leur  coûtent  de  nou- 


(i)  Voir  le  numéro  du  i"  août. 


200  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

ueaux  ajustemens,  et  le  faux  or  ny  le  faux  argent,  qui  rougissent  bien 
tost,  n'y  estant  point  employez,  vn  seul  habit  à  la  Romaine  ira  souuent 
à  cinq  cens  escus.  Ils  aiment  mieux  vser  de  ménage  en  toute  autre 
chose  pour  donner  plus  de  contentement  au  Public,  et  il  y  a  tel  Comé- 
dien, dont  l'équipage  vaut  plus  de  dix  mille  francs.  11  est  vray  que, 
lorsqu'ils  représentent  une  pièce  qui  n'est  vniquement  que  pour  les 
plaisirs  du  Roy,  les  Gentils-hommes  de  la  Chambre  ont  ordre  de  donner 
à  chaque  Acteur,  pour  ses  ajustemens  nécessaires,  vue  somme  de  cent 
escus  ou  quatre  cens  liures,  et,  s'il  arriue  qu'vn  même  Acteur  ayt  deux 
ou  trois  personnages  à  représenter,  il  touche  de  l'argent  comme  pour 
deux  ou  pour  trois  (i).  » 

Richelieu  avait  donné  l'exemple  de  ces  libéralités  princières.  Lors  de 
la  représentation  du  Menteur  ('1642),  il  fit  présent  à  Bellerose,  le  meil- 
leur comédien  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  d'un  somptueux  habit  de  cour, 
dont  celui-ci  se  para  pour  représenter  Dorante.  Quatre  ans  plus  tard, 
quand  madame  Petit  de  Beauchamp,  dite  la  belle  brune^  joua  d'original 
le  rôle  de  Rodogune,  elle  reçut  du  cardinal  l'hommage  d'un  magnifique 
habit  à  la  romaine  (2). 

Louis  XIV  suivit  l'exemple  du  cardinal,  et,  quand  le  Sicilien,  de 
Mohère,  fut  représenté  à  Saint-Germain  dans  le  ballet  des  Muses 
(janvier  1667),  il  fit  cadeau  de  deux  superbes  mantes  à  mesdemoiselles 
de  Brie  et  Molière  pour  jouer  leurs  rôles  d'Isidore  et  de  Zaïde. 

Surtout,  on  y  voit  deux  esclaves 
Qui  peuvent  donner  des  entraves] 
Deux  Grecques,  qui  Grecques  en  tout, 
Peuvent  pousser  cent  cœurs  à  bout, 
Comme  étant  tout-à-fait  charmantes, 
Et  dont  enfin  les  riches  mantes, 
Valent  bien  de  l'argent,  ma  foi  : 
Ce  sont  aussi  présents  du  Roi  (3). 

A  l'occasion,  les  comédiens  ne  rougissaient  pas  de  stimuler  la  géné- 
rosité des  grands.  Lorsque  Quinault  fit  jouer,  en  i665,  à  l'Hôtel  de 
Bourgogne,  sa  comédie  de  la  Mère  coquette  ou  les  Amants  brouillés, 
Raymond  Poisson,  le  Crispin  sans  rival,  le  chef  de  cette  célèbre  famille 


(i)  Chappuzeau,  Théâtre-François,  liv.  III,  chap.  XXVIII. 

(2)  Mercure  de  1740. 

(3)  Robinet,  Lettres  en  vers  à  Madame,  19  )uin  1667.  Le  Sicilien  fut  joué  à  Paris, 
au  théâtre  du  Palais- Royal,  le  10  juin  1667. 


LES  COSTUMES  DE  THÉÂTRE  201 

de  comédiens,  se  trouva  fort  embarrassé  pour  jouer  le  rôle  du  marquis, 
le  premier  marquis  ridicule  qui  fût  mis  sur  le  théâtre.  Où  et  comment 
se  procurer  un  costume  en  rapport  avec  l'élégance  du  rôle  ?  Le  spirituel 
acteur  s'en  tira  par  l'épître  suivante  : 

A    MONSEIGNEUR    LE    DUC    DE    CREQUY 

Les  Amants  brouillés,  de  Quinaiilt, 

Vont  dans  peu  de  jours  faire  rage  ; 

J'y  joue  un  marquis,  et  je  gage 

D'y  faire  rire  comme  il  faut  ; 

C'est  un  marquis  de  conséquence. 

Obligé  défaire  dépense 

Pour  soutenir  sa  qualité  ; 

Mais^  s'il  manque  un  peu  d'industrie, 

Il  faudra,  de  nécessité, 

Qiie  j'aille,  malgré  sa  fierté, 

L^ habiller  à  la  friperie . 

Vous,  des  ducs  le  plus  magnifique, 

Et  le  plus  généreux  aussi, 

Je  voudrais  bien  pouvoir  ici 

Faire  votre  pangéyrique  : 
Je  n'irai  point  citer  vos  illustres  aïeux 
Qu'on  place  dans  l'histoire  au  rang  des  demi-dieux  : 
Je  trouve  asse^  en  vous  de  quoi  me  satisfaire  ,• 
Toutes  vos  actions  passent  sans  contredit 

Ma  foi!  je  ne  sais  comment  faire 

Pour  vous  demander  im  habit  (i). 

Dans  leur  comédie  de  jRa^o^m  (1684),  La  Fontaine  et  Champmeslé 
ont  reproduit  quelques  traits  de  mœurs  de  l'époque,  et  ils  ont  justement 
saisi  sur  le  vif  cette  habitude  qu'avaient  alors  les  grands  seigneurs  de 
vêtir  les  comédiens  à  la  mode, 

LA     BAGUENAUDIÈRE. 

Qite  dites-vous  de  mon  habit  de  chasse  ? 

LA    RANCUNE. 

Qu'il  est  beau  pour  jouer  im  baron  de  la  Crasse. 

LA     BAGUENAUDTÈRE. 

Je  vous  en  fais  présent. 

Le  quatrième  acte,  où  se  trouve  une  parodie  de  la  Cléopâtre,  de  Cha- 
pelle, est  sans   contredit  le  meilleur,  et  les  auteurs  nous  y  apprennent 

(i)  Les  frères  Parfaict,  Histoire  du  Théâtre-Français,  IX.  —  «  Raimond  Poisson, 
comédien  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  était  excellent  par  son  jeu  naturel,  mais,  il  bre- 
douillait et  n'avait  pas  de  gras  de  jambe;  il  imagina  de  mettre  des  bottines;  son  fils 
et  son  petit-fils  avaient  hérite  de  son  jeu  naturel,  de  son  bredouiilement  et  de  ses 
bottines.  »  (Saint-Foix,  Essais  historiques,  IV.) 


202  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

par  leurs  railleries  que  la  célèbre  reine  égyptienne  paraissait  dans  cette 
tragédie  vêtue  d'un  costume  espagnol.  A  ces  mots  de  la  reine,  repré- 
sentée par  Ragotin  :  «  Je  veux  miauler,  moi!»  la  nourrice  Gharmion 
repart  : 

Z)'où  vient  cette  tristesse  ? 
Quelle  raison  vous  fait  négliger  vos  appas  ? 
En  quel  état  ici  paraissei^-vous  ?  hélas  ! 
Une  reine  d'Egypte  en  habit  d'Espagnole  ! 
On  va  vous  prendre  ainsi  pour  Jeanneton  la  folle. 
Alle:^  couvrir  ce  corps  d'un  autre  accoutrement  ; 
Dans  votre  garde-robe  entrons  vite  un  moment  ,• 
Vene!(  vermillonner  ce  visage  de  plâtre. 

Dans  leur  nouveauté,  les  pièces  de  Rotrou,  de  Corneille,  de  Racine 
étaient  jouées  en  habits  de  ville  de  Tépoque.  Sertorius  et  Pompée  parais- 
saient sur  la  scène  en  habits  brodés  d'or  sur  toutes  les  tailles,  portant 
un  large  baudrier  auquel  l'épée  était  suspendue,  et  un  grand  chapeau 
orné  de  plumes.  Oreste,  César,  Horace  étaient  burlesquement  travestis 
en  courtisans  de  la  plus  grande  cour  d'Europe,  et  cette  mode,  qui  nous 
paraîtrait  aujourd'hui  si  déplaisante,  ne  choquait  en  rien  nos  ancêtres, 
qui  semblaient,  à  dire  vrai,  ne  juger  les  œuvres  dramatiques  que  par 
les  yeux  de  la  pensée  en  faisant  abstraction  complète  de  la  représenta- 
tion théâtrale. 

Il  est  à  remarquer  que,  dans  toute  l'histoire  du  théâtre  en  France, 
non-seulement  la  déclamation  et  le  jeu  des  acteurs  sont  en  rapport 
avec  le  costume  théâtral  et  en  ont  suivi  les  modifications,  mais  que  ce 
rapport  existait  aussi  assez  souvent  entre  les  costumes  et  les  défauts  des 
pièces.  Rien  n'est  isolé  au  théâtre  ;  tout  se  tient  au  contraire  et  s'en- 
chaîne :  défauts  et  décadence,  qualités  et  progrès. 

Pour  se  bien  figurer  l'effet  que  devaient  produire  ses  tragi-comédies 
et  la  convenance  des  sentiments  que  Corneille  prêtait  à  ses  personnages, 
il  faut  voir  les  dessins  d'Abraham  Bosse.  S'agit-il  du  costume  des 
hommes,  voici  les  grands  cheveux  bouclés,  la  fraise  plate,  le  haut  de 
chausses  à  bouts  de  dentelles,  le  justaucorps  à  petites  basques,  la  longue 
épée  retombant  obhquement  sur  les  reins.  Pour  les  femmes,  c'est  le 
corsage  court  et  rond,  le  sein  entièrement  découvert  des  portraits  d'Anne 
d'Autriche,  la  large  jupe  à  queue  dont  l'étoffe  robuste  et  ample  retombe 
de  tous  côtés  en  plis  magnifiques  ;  ce  sont  les  modes  de  la  jeunesse  de 
mesdames  de  Chevreuse,  de  Hautefort,  etc.  Jamais  costume  ne  fut  plus 
naturellement  grand,  n'imposa  plus,  ne  justifia  mieux  les  madrigaux 
précieux  et  les  adorations  exagérées, 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  2o3 

Si  maintenant  de  Corneille  nous  passons  à  celui  qu'il  appelait  son 
père,  au  collaborateur  de  Richelieu,  à  cet  heureux  Rotrou,  dont  la  sin- 
cérité poétique  est  attestée  par  sa  noble  mort  et  dont  Caffieri  a  fait  le 
type  du  poète,  ce  n'est  pas  à  Abraham  Bosse,  homme  paisible  et  qui  ne 
court  guère  les  aventures  et  la  campagne,  qu'il  faut  nous  adresser  pour 
avoir  des  costumes  convenables,  mais  au  peintre  de  la  grande  route  et 
des  champs,  à  l'aventureux  lorrain  Jacques  Callot.  Pour  bien  saisir 
Venceslas,  il  faut  se  représenter  ces  grands  soudards  du  Siège  de  la 
Rochelle  et  des  Misères  de  la  Guerre,  au  chapeau  pointu  et  emplumé 
ramené  sur  les  yeux,  aux  bottes  fortes,  aux  moustaches  à  trois  poils, 
race  fine  mais  fortement  trempée,  gens  policés  à  neuf,  mais  retournant 
vite  à  la  nature  dès  que  la  passion  les  rend  fous,  et  se  permettant  alors 
le  brigandage  et  les  violences  de  toutes  sortes.  Tels  sont  les  héros  de 
Callot,  tels  sont  ceux  de  Rotrou  (i). 

Le  grand  carrousel  donné  en  1662  sur  la  place  qui  emprunta  son  nom 
à  cette  cérémonie,  et  les  divertissements  de  Versailles  dits  Plaisirs  de 
l'île  enchantée  (1664),  peuvent  nous  fixer  sur  le  costume  des  tragédies 
de  Racine.  C'est  le  costume  militaire  d'apparat  des  empereurs  romains 
qui  a  servi  de  modèle.  A  côté  des  statues  en  costume  civil,  toge  ou  man- 
teau dont  s'inspirera  Talma,  l'antiquité  nous  a  laissé  plusieurs  figures 
d'empereurs  revêtus  de  cuirasses  légères  prenant  les  formes  des  hanches 
et  descendant  par  devant  en  s'arrondissant  pour  couvrir  le  ventre,  avec 
des  ornements  repoussés,  sphynx,  génies,  esclaves  enchaînés.  Une 
double  tunique  passe  par  dessous  presque  entièrement  couverte  par  de 
lourdes  broderies.  Des  knémides  damasquinées  s'ajustent  aux  sandales^ 
aux  épaules  des  bouffants  et  des  franges. 

Le  grand  roi  devait  adopter,  embellir  et  défigurer  ce  riche  cos- 
tume. Il  le  porta  souvent  dans  les  carrousels,  d'où  il  passa  dans  l'opéra 
et  la  tragédie.  La  cuirasse,  tout  en  gardant  la  même  forme,  est  devenue 
un  corps  de  brocart  ;  les  knémides  se  sont  changées  en  brodequins  de 
soie  brodée  s'adaptant  sur  des  souliers  à  talons  rouges  et  les  nœuds  de 
rubans  remplacent  les  franges  des  épaules.  Enfin,  un  tonnelet  dentelé 
rond  et  courte  un  petit  glaive  dont  le  baudrier  passe  sous  la  cuirasse, 
par  dessus  tout  cela  la  perruque  et  la  cravate  à  nœud  de  satin  :  voilà  ce 
qui  composait  l'habit  à  la  romaine  du  dix-septième  siècle.  Le  casque  de 
carrousel,  qui  reste  dans  l'opéra,  est  le  plus  souvent  remplacé  dans  la 
tragédie  par  le  chapeau  de  cour  avec  plumes  (2). 

Bref,  le  costume  le  plus  riche  et  le  plus  ridicule  qu'on  puisse  voir  et 

(1-2)  M.  Lamé,  article  sur  le  Costume  au  théâtre  {Le  Présent,  n"  i3). 


204  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


dont  Voltaire  fait,  en  deux  lignes,  une  description  si  burlesque  :  «  On 
voyait  arriver  Auguste  avec  la  démarche  d'un  matamore,  coiffé  d'une 
perruque  carrée  qui  descendait  par  devant  jusqu'à  la  ceinture  ;  cette 
perruque  était  farcie  de  feuilles  de  laurier  et  surmontée  d'un  large  cha- 
peau avec  deux  rangs  de  plumes  rouges  ». 

Ces  brillants  costumes  de  cour  appelaient  naturellement  la  galanterie 
et  le  langage  choisi  des  héros  de  Racine.  Segrais  rapporte  qu'étant  au- 
près de  lui  à  la  première  représentation  de  Baja\et  (1672),  Corneille  lui 
fit  observer  que  tous  les  personnages  de  la  tragédie  avaient,  sous  des 
habits  turcs,  des  sentiments  français.  «  Je  ne  le  dis  qu'à  vous,  d'autres 
croiraient  que  la  jalousie  me  fait  parler  ;  »  ajouta  le  poète  alors  obligé, 
pour  faire  jouer  ses  pièces,  de  s'adresser  aux  comédiens  du  Marais,  les 
ouvrages  de  son  rival  occupant,  à  l'exclusion  de  tout  autre,  la  troupe  de 
l'Hôtel  de  Bourgogne. 

Corneille  disait  vrai  :  sous  l'habit  turc  ou  prétendu  tel  de  Bajazet, 
d'Acomat  et  de  Roxane,  on  devine  les  gentilshommes  et  les  nobles  dames 
de  la  cour  de  France.  Quoi  qu'en  dise  Louis  Racine,  Corneille  avait 
raison,  et  aussi  madame  de  Sévigné  écrivant  à  sa  fille  :  «...  Je  voudrais 
vous  envoyer  la  Champmêlé  pour  vous  réchauffer  la  pièce  :  le  personnage 
de  Bajazet  est  glacé  ;  les  mœurs  des  Turcs  y  sont  mal  observées  :  ils  ne 
font  point  tant  de  façons  pour  se  marier  :  le  dénouement  n'est  point 
préparé  :  on  n'entre  point  dans  les  raisons  de  cette  grande  tuerie  w. 

«  Ne  voit-on  pas  les  plus  grands  des  auteurs  fléchir  sous  l'influence  de 
leur  temps, — dit  Talma  dans  sa  notice  sur  Lekain, — et  Racine  lui-même, 
le  divin  Racine  y  soumettre  trop  souvent  la  hauteur  de  son  génie  ?  »  Dans 
Andromaqiie^  Oreste  et  Pylade,  bien  que  liés  par  l'amitié  la  plus  vive, 
ne  sont  point  placés  sur  la  même  ligne,  Oreste  tutoie  Pylade,  et  celui-ci 
traite  son  ami  de  seigneur  et  ne  se  sert  jamais  à  son  égard  que  du  mot 
vous.  Les  convenances  du  théâtre  ne  permettaient  sans  doute  pas  alors 
que  le  confident  tutoyât  son  maître.  A  l'exemple  du  monde  réel,  les  co- 
médiens tenaient  beaucoup  à  leurs  rangs  imaginaires,  et  étaient  très 
sévères  entre  eux  sur  les  convenances  et  sur  l'étiquette. 

Le  rôle  de  Néron,  dans  Briîannicus,  subit  aussi  par  instants  l'influence 
de  l'époque.  Le  tyran  dont  le  langage  dénote  bien  d'abord  le  libertinage 
ei  la  férocité  naissante,  montre  une  galanterie  toute  moderne  dès  qu'il 
s'adresse  à  Junie.  il  l'aborde  en  des  termes  d'une  affectation  doucereuse, 
et  n'oserait  certes  pas  violer  les  lois  de  la  galanterie  au  point  de  parler  à 
sa  maîtresse  autrement  que  ne  l'aurait  fait  le  grand  roi  en  personne. 
Talma  explique  en  fort  bons  termes  pourquoi  le  début  de  cette  scène, 
qui  vers  la  fin  reprend  sa  véritable  couleur,  est  très  difficile  à  jouer.  «  Il 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  20 5 


fallait  toujours  de  belles  manières  pour  parler  aux  femmes,  conclut-il, 
et  Racine  aurait  cru  blesser  toutes  les  convenances  en  donnant  à  Néron, 
dans  son  entretien  avec  Junie,  ce  feu,  cette  ivresse,  ce  désordre  dont  il 
est  agité  dans  la  scène  antérieure  :  un  tel  langage  eût  par  trop  choqué 
des  oreilles  habituées  au  doux  langage  des  ruelles.  » 

Voltaire,  dans  son  Temple  dit,  Goût^  signale  ce  défaut  par  une  critique 
également  fine  et  judicieuse. 

Plus  pur,  plus  élégant^  plus  tendre, 
Et  parlant  au  cœur  de  plus  près, 
Nous  attachant  sans  nous  surprendre, 
Et  ne  se  démentant  jamais, 
Racine  observe  les  portraits 
De  Baja^et^  de  Xipharès, 
De  Britannicus,  d'Hippolyte. 
A  peine  il  distingue  leurs  traits  ; 
Ils  ont  tous  le  même  mérite  : 
Tendres,  galants^  doux  et  discrets  ; 
Et  V Amour,  qui  marche  à  leur  suite, 
Les  croit  des  courtisans  français . 

Toutefois  Racine,  en  homme  qui  connaissait  à  fond  l'antiquité,  avait 
senti  l'invraisemblance  des  coutumes  du  théâtre  de  l'époque.  Il  tenta 
même  de  s'opposer  tant  soit  peu  à  ces  anachronismes,  surtout  quand 
Baron  voulut  jouer  Achille  d'Tphig-énie  avec  une  perruque  frisée.  Mais 
le  poëte  avait  affaire  à  trop  forte  partie  et  il  fut  contraint  de  céder  à  la 
mode.  Il  se  résigna  même  d'assez  bonne  grâce,  car  nulle  part  il  n'a  laissé 
échapper  le  moindre  blâme  sur  ce  ridicule  usage.  Une  seule  fois,  Racine 
consacra  à  la  mise  en  scène  quelques  lignes  d'une  de  ses  préfaces,  celle 
d'Esther.  Il  s'empresse  de  proclamer  que  les  rôles  d'hommes  de  sa  tra- 
gédie n'ont  pas  laissé  d'être  représentés  par  des  filles  avec  toute  la  bien- 
séance de  leur  sexe,  puis  il  ajoute:  a  La  chose  leur  a  été  d'autant  plus 
aisée,  qu'anciennement  les  habits  des  Persans  et  des  Juifs  étaient  de 
longues  robes  qui  tombaient  jusqu'à  terre,  » 

On  ne  se  douterait  guère,  à  l'entendre,  que  les  représentations  à^Esther 
à  Saint-Cyr  furent  des  plus  brillantes  pour  l'époque  et  qu'elles  se  firent, 
—  c'est  Louis  Racine  qui  le  note,  —  «  avec  une  grande  dépense  pour 
les  habits,  les  décorations  et  la  musique.  »  L'adroit  courtisan  dut  se  re- 
procher par  la  suite  de  n'avoir  pas  parlé  en  termes  plus  flatteurs  du  luxe 
déployé  par  madame  de  Maintenon  pour  sa  tragédie  sacrée. 

Le  temps  s'écoulait  sans  modifier  sensiblement  les  usages  reçus.  Vingt 
ans  après  la  spirituelle  requête  de  Raymond  Poisson  au  duc  de  Créquy, 


2o6  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

les  comédiens  endossaient  encore  des  vêtements  de  cour  pour  représenter 
les  héros  antiques  à  la  Comédie  ou  sur  les  théâtres  aussi  richement 
pourvus  des  collèges.  A  défaut  d'argent,  ils  les  empruntaient  à  quelque 
adroit  valet  ou  s'en  faisaient  faire  cadeau. 

Dans  l'Homme  à  bonnes  fortunes^  Pasquin,  à  bout  d'expédients  et  ne 
sachant  comment  expliquer  la  disparition  du  juste-au-corps  de  son  maître 
Moncade,  s'écrie  :  «  Monsieur^  il  faut  vous  dire  la  vérité;  je  l'ai  preste 
pour  une  Tragédie  au  Collège.  —  Mon  juste-au-corps  au  Collège  ?  à 
un  enfant  ?  —  Non.,  Monsieur  ;  c'est  un  grand  garçon.,  beau.,  bien  fait 
comme  vous  et  qui  fait  le  Roy  de  la  Tragédie,  » 

C'est  le  célèbre  Baron  qui  écrit  cela  en  1686,  et  nul  mieux  que  lui  ne 
saurait  donner  une  idée  exacte  des  usages  du  temps.  Du  reste,  le  grand 
comédien  qui  avait  réformé  la  diction  ampoulée  de  ses  prédécesseurs. 
Baron  qui,  à  soixante-huit  ans,  soulevait  encore  l'enthousiasme  et  qui 
mérita  d'être  surnommé  tout  d'une  voix  le  Roscius  de  son  siècle,  Baron 
qui  avait  failli  rompre  avec  Racine  pour  une  question  de  coiffure,  ne 
paraît  pas  avoir  compris  mieux  qu'aucun  de  ses  contemporains  l'har- 
monie du  costume. 

Et  pourtant  il  aimait  éperdument  son  art  et  ne  négligeait  rien  de  ce 
qui  pouvait  contribuer  à  l'illusion,  sinon  par  la  vérité,  au  moins  par  la 
pompe  théâtrale.  Quand  il  jouait  quelque  rôle  d'empereur  ou  de  roi,  il  se 
faisait  toujours  précéder  de  huit  ou  dix  figurants  habillés  à  la  romaine. 
«  Je  me  souviens,  dit  Collé,  que  représentant  le  grand-prêtre  dans 
Athalie^  des  gagistes  qu'il  avait  fait  habiller  en  lévites  ne  se  présentant 
pas  assez  tôt  pour  un  jeu  de  théâtre  nécessaire,  il  cria  tout  haut  :  Un 

lévite  !  un  lévite!  Comment,  par  le  mordieu,  pas  un  b de  lévite/ 

Ceux  qui  étaient  sur  le  théâtre  l'entendirent  et  rirent  de  tout  leur  cœur 
de  sa  colère  d'enthousiaste  (i).  » 

M.  Bonnassies  qui  a  voué  une  juste  admiration  au  grand  comédien  et 
qui  a  réédité  avec  luxe  sa  jolie  comédie  l'Homme  à  bonnes  fortunes,  a 
mis  en  tête  de  son  livre  une  curieuse  préface  où  il  s'efforce  d'atténuer, 
de  transformer  même  en  qualités  les  défauts  qu'on  a  l'habitude  de  re- 
procher à  l'homme  et  à  l'acteur:  à  celui-ci  son  extrême  orgueil,  à  celui-là 
son  insouciance  du  costume.  «  Louis  XIV,  dit-il,  réédita  les  splendeurs 
impériales,  en  les  panachant,  pour  plus  grande  liesse,  de  mythologie, 
de  magie,  de  chevalerie  :  tout  n'écait-il  pas  possible  avec  un  art  aristo- 
cratique basé  sur  la  tradition  savante  ?  De  là  ces  fêtes  théâtrales  dont  la 
tragédie  et  l'opéra  n'étoient  que  des  actes,  et  où  régnoit  la  fantaisie, 

(i)  Journal  de  Collé,  mars  i75o. 


LES  COSTUMES  DE  THÉÂTRE  207 

c'est-à-dire  la  vie  idéale,  mascarade  enivrée  de  la  vie  réelle  qu'on  tâchoit 
de  faire  oublier....  Ainsi  donc,  en  écartant  toute  solution  sur  le  point 
d'actualité,  on  doit  reconnoître  que  Baron  étoit  dans  le  vrai,  en  jouant 
avec  des  cçstumes  fantaisistes.  » 

Cette  raison  serait  admissible  à  la  rigueur  en  ce  qui  regarde  les  tra- 
gédies de  Racine,  mais  elle  ne  saurait  s'appliquer  à  celles  de  Corneille. 
Il  nous  semble,  en  outre,  que  l'acteur  de  génie  doit  savoir  se  soustraire 
aux  influences  de  son  temps  et  braver  les  critiques  de  ses  contemporains 
pour  corriger  leur  goût,  qu'il  doit,  en  un,  mot,  leur  enseigner  le  beau  en 
dépit  de  leur  résistance.  Or,  loin  d'avoir  cette  courageuse  initiative, 
Baron,  de  l'aveu  même  de  ses  panégyristes,  s'est  borné  à  apporter  dans 
ses  costumes  l'intelligence  que  dénotait  son  jeu,  l'intelligence  poétique. 

Il  en  fut  ainsi  dans  le  rôle  d'Arnolphe  dont  il  conserva,  comme  Pro- 
vost  deux  siècles  plus  tard,  la  véritable  tradition  et  qu'il  joua  tel  que 
Molière  l'avait  conçu.  Il  le  représentait  bourgeoisement,  sans  charger, 
mais  avec  noblesse  et  dignité,  et  s'habillait  en  conséquence,  non  pas, 
comme  ses  camarades  et  ses  successeurs,  avec  un  surtout  de  vieille  gui- 
pure, les  cheveux  en  désordre  et  le  reste  à  l'avenant,  mais  avec  un  habit 
de  velours,  une  veste  d'étoffe,  des  bas  noirs,  une  perruque  bien  peignée 
et  le  chapeau  sur  la  tête. 

Ici  Baron  avait  pleinement  raison,  mais  en  était-il  de  même  quand  il 
endossait  un  bel  habit  de  velours  noir  à  passe-poil  de  satin  cramoisi 
pour  jouer  Cinna  et  qu'il  se  campait  sur  le  chef  un  chapeau  orné  de  su- 
perbes plumes  d'un  rouge  éclatant?  A  ces  vers  : 

Le  fils  tout  dégouttant  du  meurtre  de  son  père, 
Et,  sa  tête  à  la  main^  demandant  son  salaire 


il  figurait  avec  son  chapeau  la  tête  sanglante  du  père  et  l'agitait  avec 
force  jusqu'à  ce  que  le  public  cessât  de  battre  des  mains;  ce  qui  n'arrivait 
jamais  qu'après  trois  ou  quatre  reprises  (i).  Etait-ce  enfin  faire  preuve 
de  goût  que  d'accuser  par  une  mise  élégante  le  contraste  de  ses  rôles  avec 
son  âge  vrai,  et  de  jouer  par  exemple,  à  soixante-dix  ans  passés,  le  jeune 
Misaël,  des  Machabées  de  Lamotte,  vêtu  comme  les  enfants  des  bourgeois 
parisiens,  avec  un  joli  toquet  et  de  gracieuses  manches  pendantes  (2)? 
Cette  tragédie  fut  jouée  en  1721,  et  le  grand  acteur  se  croyait  encore  en 
1671,  à  l'heureuse  époque  où  il  représentait  l'amour  dans  Psyché.  Cette 
épigramme  le  dut  cruellement  désabuser  : 

(i)  Madame  Talma,  Etudes  sur  l'art  théâtral,  p.  20g, 
(2)  Anecdotes  dramatiques,  I. 


2o8  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Le  vieux  Baron,  pour  l'honneur  d'Israël, 
Fait  le  rôle  enfantin  du  jeune  Misaël, 

Et,  pour  rendre  la  scène  exacte^ 

Il  se  fait  raser  à  chaque  acte. 

Tandis  que  l'indifférence  de  Racine  et  la  vanité  satisfaite  de  Baron 
laissaient  la  mode  régner  en  souveraine  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  Molière, 
montrant  toujours  un  vif  souci  de  tout  ce  qui  pouvait  aider  au  succès 
de  ses  propres  pièces  ou  de  celles  des  auteurs  qu'il  appelait  à  lui,  exerçait 
une  salutaire  surveillance  sur  sa  vaillante  petite  troupe  et  s'efforçait  de 
faire  respecter  la  vérité  et  la  convenance  au  théâtre  du  Palais- Royal  (i). 
La  preuve  en  est  dans  certains  traits  rapportés  par  Grimarest  au  courant 
de  sa  Vie  de  Molière. 

En  jolie  femme  qu'elle  était  et  en  coquette  émérite,  mademoiselle  Mo- 
lière aimait  ardemment  la  parure.  Le  jour  de  la  première  représentation 
de  Tartufe^  sachant  bien  qu'une  pièce  qui  avait  soulevé  de  si  furieux 
débats  avant  même  d'être  jouée^  attirerait  un  grand  concours  de  monde, 
elle  y  voulut  briller  par  l'éclat  de  ses  vêtements  et  se  fit  faire  en  secret 
un  habit  magnifique  :  longtemps  à  l'avance  elle  était  à  sa  toilette.  Mo- 
lière entre  dans  la  loge  de  sa  femme  qu'il  trouve  parée  comme  une  chasse, 
a  Comment  donc,  mademoiselle  !  s*écrie-t-il  à  cette  vue^  que  voulez- 
vous  dire  avec  cet  ajustement?  ne  savez-vous  pas  que  vous  êtes  incom- 
modée dans  la  pièce  ?  et  vous  voilà  éveillée  et  ornée  comme  si  vous  alliez 
à  une  fête!  Déshabillez-vous  vite,  et  prenez  un  habit  convenable  à  la 
situation  où  vous  devez  être.  »  Peu  s'en  fallut  que  sa  femme  refusât  de 
jouer,  tant  elle  était  désolée  de  ne  pouvoir  faire  parade  d'un  habit  qui  lui 
tenait  plus  à  cœur  que  la  pièce. 

Molière  travaillait  souvent  d'après  nature  pour  composer  plus  sûre- 
ment ;  aussi  avait-il  pris  Rohaut,  bien  qu'il  fût  son  ami,  pour  modèle 
du  maître  de  philosophie  dans  le  Bourgeois  gentilhomme.  Afin  de 
rendre  sa  copie  plus  exacte,  il  fit  dessein  d'emprunter  un  vieux  chapeau 
de  Rohaut  pour  le  donner  à  Du  Croisy,  qui  devait  figurer  le  personnage 
dans  la  pièce.  Il  envoya  Baron  chez  le  philosophe  pour  le  prier  de  lui 
prêter  ce  précieux  chapeau  d'une  forme  si  singulière  qu'il  n'avait  pas 
son  pareil;  mais  cette  ambassade  échoua  par  la  maladresse  de  Baron, 
qui  dévoila  au  philosophe  quel  usage  on  voulait  faire  de  son  étonnant 
couvre-chef.  Celui-ci  refusa  avec  indignation  de  le  déshonorer  en  le 

(i)  On  trouvera,  à  la  fin  de  l'ouvrage  de  M.  Eudore  SonYié,  Recherches  sur  Molière 
et  sur  sa  famille,  l'inventaire  dressé  après  sa  mort  qui  comprend  le  détail  minutieux 
de  ses  habits  de  théâtre. 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  209 

laissant  paraître  sur  un  théâtre,  et  force  fut  à  Du  Croisy  de  se  couvrir 
la  tête  avec  le  premier  chapeau  venu. 

«  On  joue  présentement  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  V Amour  médecin^ 
écrit  Guy  Patin;  tout  Paris  y  va  en  fouie  pour  voir  représenter  les 
médecins  de  la  cour,  et  principalement  Esprit  et  Guénaut,  avec  des 
masques  faits  tout  exprès;  on  y  a  ajouté  Desfougerais.  Ainsi  l'on  se 
moque  de  ceux  qui  tuent  le  monde  impunément.  »  Ce  caustique  méde- 
cin, toujours  en  quête  de  ce  qu'on  faisait  ou  disait  contre  ses  confrères, 
nous  prouve  par  ces  lignes  que  Molière  prenait  soin,  à  l'occasion,  de 
donner  à  ses  acteurs  des  masques  ressemblant  aux  originaux  qu'il  vou- 
lait exposer  en  scène. 

Cette  lettre  de  Guy  Patin  étant  datée  du  2  5  septembre  166  5,  il  s'agit 
évidemment  ici  de  l'Amour  médecin,  joué  à  la  cour  le  i5  septembre  de 
cette  année  et  le  22  à  Paris.  Lors  des  premiers  temps  du  Théâtre-Fran- 
çais ,  les  acteurs  avaient  adopté  les  masques,  usités  de  toute  ancienneté 
dans  les  spectacles  d'Italie;  mais  ils  en  avaient  restreint  l'usage  aux  rôles 
de  vieillards  et  de  vieilles  femmes.  Quand  on  assiste  à  une  représenta- 
tion du  Menteur  et  qu'on  entend  la  scène  admirable  qui  débute  par  cette 
belle  apostrophe  :  Êtes-vous  gentilhomme?  on  ne  conçoit  guère  que 
l'acteur  qui  la  prononçait  fût  caché  sous  un  masque  presque  semblable 
à  celui  du  Pantalon  de  la  Comédie-Italienne.  C'est  pourtant  la  vérité 
exacte,  et  la  preuve  s'en  trouve  dans  ce  vers  de  la  Suite  du  Menteur^ 
par  lequel  Cliton  termine  le  récit  qu'il  fait  à  son  maître  de  la  comédie 
composée  à  Paris  sur  leurs  premières  aventures  : 

Votre  feu  père  même  est  joué  sous  le  masque. 

Molière  avait  adopté  le  masque  pour  représenter  Mascarille  dans 
l Etourdi  tt  les  Précieuses  ridicules'^  il  le  donna  plus  tard  à  Hubert 
et  à  Du  Croisy  pour  jouer,  dans  les  Fourberies  de  Scapin,  les  rôles 
d'Argante  et  de  Géronte.  En  mai  lySô,  lors  de  la  reprise  de  cette 
pièce,  les  acteurs  chargés  de  ces  deux  rôles  se  montrèrent  fidèles  à  la 
tradition,  comme  le  prouve  cet  extrait  du  Mercure,  rédigé  alors  par 
le  chevalier  de  La  Roque  :  «  Reprise  des  Fourberies  de  Scapin.  Il  y 
avait  dix  ou  douze  ans  qu'on  n'avait  joué  cette  pièce.  Dangeville  et 
Dubreuil  jouent  les  deux  vieillards  sous  le  masque.  C'est  la  seule  pièce 
restée  au  théâtre  où  l'usage  du  masque  se  soit  conservé.  » 


ADOLPHE  JULLIEN. 


H 


ROSSINI,    BEETHOVEN 


ET   L'ÉCOLE   ITALIENNE  CONTEMPORAI  NE  (i) 


N  vient  de  voir  Beethoven  observant  les  êtres  et  les 
choses,  étudiant,  contemplant  le  réel  qui  se  meut  au 
sein  de  l'infini  et  que  l'infini  pénètre  ;  le  réel  qui  con- 
tient à  un  degré  quelconque  le  souffle  de  vie  et  qui, 
aveuglément  ou  sciemment,  s'agite  sous  l'attraction 
divine  ;  on  va  le  voir  se  mesurer  avec  le  drame,  avec 
l'histoire. 

Shakespeare,  Gœthe,  voilà  ses  hommes;  Egmont,  Coriolan,  voilà  ses 
héros.  Le  musicien  se  contente-t-il  de  peindre  Lamoral  et  Gaïus  Mar- 
cius?  Non  paSj  il  les  ressuscite  !  ces  figures  surhumaines  revivent  en  effet; 
ces  hommes  reparaissent,  formidables,  et  ce  ne  sont  point  des  fantômes, 
des  apparences  :  ils  se  meuvent,  ils  sentent,  ils  pensent,  ils  agissent. 
Les  supplications  de  Véturie  domptant  la  colère  de  Coriolan  irrité  contre 
Rome,  qui  l'avait  exilé;  Egmont  marchant  au  supplice  en  vainqueur  et 
payant  de  sa  tête  ]a  délivrance  de  sa  patrie,  tels  sont  les  sujets  de  ces 
pages  colossales.  Le  compositeur,  dans  l'ouverture  de  Coriolan,  plane  à 
une  telle  hauteur  qu'on  se  demande,  presque  effrayé  de  tant  de  génie, 
s'il  rivalise  seulement  avec  le  dramaturge  anglais  ou  s'il  le  domine. 
Cependant  Beethoven  ne  se  croit  pas  quitte  envers  l'humanité  parce 
qu'il  a  chanté  la  victoire  remportée  sur  un  Romain  par  les  larmes  de  sa 
mère  et  le  sacrifice  d'un  patriote  mourant  glorieusement  pour  son  pays. 
Il  sait  que  la  philanthropie  est  au-dessus  de  l'amour  maternel  et  du  pa- 


(i)  Voir  les  numéros  des  i"  et  i5  août. 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  211 

triotisme  ;  il  sait  que  tous  les  hommes  sont  solidaires  et  que  si  l'amour 
est,  par  excellence,  le  moteur  de  la  divinité,  il  est  aussi  le  meilleur  con- 
seiller de  la  race  humaine  dont  il  sera  un  jour  la  joie  suprême  et  sacrée. 
Mais  écoutez,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Allemagne  on  répète  une  ode  de 
Schiller  ;  les  vieillards,  les  mères  partagent  l'enthousiasme  des  étudiants, 
des  jeunes  filles;  les  strophes  du  poète  s'impriment  dans  toutes  les  mé- 
moires ,  elles  délassent  les  travailleurs  ou  les  aident  à  supporter  leurs 
fatigues,  elles  sortent  de  toutes  les  bouches,  elles  retentissent  sur  tous 
les  chemins,  sur  les  places,  dans  les  rues,  dans  les  ateliers,  dans  les  fabri- 
ques, partout  où  il  y  a  des  cœurs  qui  battent;  alors  l'avare  laisse  glisser 
une  pièce  de  monnaie  de  ses  doigts  osseux,  le  tyran  oublie  un  moment 
qu'il  prétend  asservir  la  terre,  l'envie  cesse  un  instant  de  mordre,  l'é- 
goïste sent  sa  poitrine  se  dilater  et  il  s'en  étonne,  les  souffrances  se  cal- 
ment, les  misères  respirent,  les  opprimés  oublient  les  oppresseurs ,  des 
pleurs  d'attendrissement  coulent  des  paupières  rougies.  Et  savez-vous 
pourquoi  l'Allemagne  est  ainsi  émue,  vibrante?  C'est  parce  que  Schiller 
a  écrit  : 

Seyd  umschliingen,  tnillionen! 
Diesen  kuss  der  gani^en  Welt! 
Brûder  —  ïiberm  sternen^elt 

Mûss  ein  lieber  Vater  wohnen. 

C'est-à-dire  : 

Soye^  embrassés,  millions  ! 
Ce  baiser  au  monde  entier! 
Frères  —  au-delà  des  étoiles 
Demeure  un  père  bien-aimé . 

Beethoven  lit  et  relit  cette  ode,  il  la  médite,  il  la  considère  comme  le 
nouveau  Credo  de  l'univers  pensant.  Une  œuvre  immense  germe  dans 
la  tête  du  symphoniste;  il  veut  que  les  masses  aient  un  chant  simple  et 
sacré  qui  les  unira  dans  un  même  élan  fraternel;  il  veut  que  le  peuple 
puisse  joindre  sa  voix  formidable  à  l'orchestre  qui  va  bondir  joyeux  sous 
les  paroles  de  Schiller.  Il  cherche  un  motif,  il  ne  le  trouve  pas  d'abord,  il 
se  désespère;  enfin  il  s'écrie  un  jour  avec  transport,  Ich  hab'es^  ich 
hab' es!  {3 Q  le  tiens,  jQ  le  tiens!)  Et  il  le  tenait  réellement.  Beethoven 
n'était  pas  seulement  un  compositeur  sans  rival,  c'était  encore  un  penseur, 
et  son  plan,  beaucoup  plus  vaste  que  celui  de  Schiller,  consistait  à  mettre 
en  présence  les  douleurs^  les  efforts,  les  luttes^  les  tendances  des  temps 
passés  et  l'aurore  des  temps  futurs  ;  à  montrer  les  nations  s'avançant  dé- 
libérément vers  la  civilisation,  vers  la  paix,  vers  la  joie,  jetant  bas  les 
vices,  haillons  dont  elles  sont  couvertes^  se  parant  de  toutes  les  vertus, 


2  12  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

s'épanouissant  dans  un  splendide  rayonnement,  se  tenant  embrassées  et 
respirant  librement  dans  la  lumière  vénérable  qui  les  entoure.  Beethoven 
est  à  l'œuvre;  il  rassemble  dans  un  splendide  final  les  éléments  d'amour 
et  conséquemment  de  bonheur  épars,  dans  les  trois  premiers  morceaux  de 
sa  symphonie,  comme  ils  le  sont  sur  la  terre,  éléments  séparés  par  d'in- 
nombrables obstacles,  combattus  par  la  violence,  entravés  par  l'égoïsme 
et  l'ignorance,  vil  couple  dont  naquit  une  nuit  la  haine.  Petit  à  petit, 
ces  éléments  dispersés  se  réunissent,  s'affirment,  s'imposent  ;  les  souf- 
frances diminuent,  les  corps  s'embellissent  parce  que  les  âmes  s'épurent, 
la  pensée  brise  ses  chaînes,  le  travail  s'appuie  à  la  liberté,  le  frère  ne 
doute  plus  de  son  frère,  l'époux  et  l'épouse  ne  font  qu'un,  la  vie  est 
moins  courte,  l'aïeul  toujours  vert  contemple  avec  orgueil^  avec  tendresse, 
les  générations  qu'il  a  semées  ;  l'harmonie  est  partout,  la  nature  même 
s'embellit  et  c'est  le  règne  de  Dieu  qui  comm.ence. 

Schiller!  Beethoven!  c'était  là  votre  rêve,  n'est-ce  pas?  Vous  ne  cher- 
chiez pas  tant  à  divertir  les  hommes  qu'à  leur  désigner  le  but  à  pour- 
suivre, à  atteindre?  L'amour  de  l'humanité  était  en  vous,  vous  le  teniez 
de  vous  et  vous  le  répandiez  sur  des  milliers  de  têtes  attentives  et  char- 
mées, comme  le  soleil  répand  ses  rayons  dans  l'azur  où  scintillent  les 
astres,  ces  fleurs  du  ciel.  Vous  aimiez,  vous  aimiez  sincèrement  vos 
semblables  et  c'est  votre  attachement  profond  à  tout  ce  qu'on  doit  chérir 
qui  vous  fit  si  grands.  Noble  et  cher  Beethoven,  chez  toi  le  talent,  le 
génie,  le  caractère  étaient,  que  dis-je!  sont  au  même  niveau.  Oui,  sont; 
car  en  quittant  ce  globe  pour  la  mort,  tu  nous  as  légué  tes  ouvrages  im- 
mortels où  l'on  te  retrouve  tout  entier.  Mozart  est  un  grand  artiste, 
Rossini  a  du  génie,  toi,  Beethoven,  tu  es  un  grand  homme!  Tu  ne  des- 
cendis jamais  des  hauteurs  de  ton  idéal  pour  solliciter  les  faveurs  du 
public,  tu  méprisas  la  fortune  lorsqu'elle  se  présenta  à  toi  sous  les  traits 
immondes  du  reniement  ;  quand  tu  te  hasardas  dans  les  régions  supé- 
rieures et  inexplorées  où  réside  la  fière  beauté  immaculée,  tu  t'aperçus 
vite  que  nul  ne  te  suivait.  Que  t'importait  cela?  Tu  savais  qu'on  te  re- 
joindrait plus  tard  et  tu  poursuivis  seul  ta  route.  On  te  critiquait  vio- 
lemment, on  te  montrait  au  doigt  en  disant  r  «  Ce  fou!;  »  les  artistes  te 
raillaient,  le  monde  te  plaignait  insolemment,  des  souscripteurs  te  fai- 
saient l'aumône  de  leur  signature  pour  que  tu  pusses  décider  un  éditeur 
à  publier  tes  dernières  partitions  ;  on  te  protégeait,  on  t'applaudissait  du 
bout  des  doigts,  aucune  humiliation  ne  t'était  épargnée;  la  direction  de 
l'Opéra  de  Vienne  refusait  ta  magnifique  ouverture  de  Fidelio  et  t'obli- 
geait à  en  écrire  une  autre,  et  puis  une  autre  encore,  pour  revenir  à  la 
fin  à  la  prcmicre,  retour  impertinent  qui  ressemblait  à  une  nouvelle  in- 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  2t3 


suite;  et  toi,  le  dédain  sur  les  lèvres,  tu  suivais  des  yeux  les  idiots  qui  ne 
te  comprenaient  pas,  et  malgré  tes  maux,  malgré  tes  déceptions,  alors  que 
tu  aurais  pu,  toi  aussi,  sacrifier  quelque  chose  à  la  fortune  aveugle  et  au 
mauvais  goût  non  moins  aveugle  qu'elle,  tu  demeuras  ferme  dans  ta 
probité,  tu  gardas  intacte  la  fidélité  à  tes  principes.  Tes  principes ,  c'é- 
taient tes  trésors,  et  tu  les  respectais,  et  tu  les  aimais,  et  tu  ne  les  vendais 
pas,  et  tu  portais  haut  la  tête.  Oh!  que  j'aurais  voulu  te  voir,  te  con- 
naître, te  serrer  la  main,  t'appeler  mon  ami!  Mon  ami?  mais  tu  l'es,  tu 
l'es  depuis  le  soir  où  j'entendis  pour  la  première  fois  de  ta  musique. 
C'était  à  Miinster,  à  un  concert  de  la  société  philharmonique,  on  exécu- 
tait la  symphonie  en  si  bémol,  j'allais  jouer  le  troisième  concerto  de 
Ries,  un  des  trois  ou  quatre  morceaux  classiques  qu'on  m'eût  appris  au 
Conservatoire  de  musique,  où  j'avais  remporté  mon  premier  prix  trois 
ans  avant  cette  époque.  Oubliant  ma  préoccupation  bien  naturelle  au 
moment  de  paraître  en  public,  j'écoutais  avec  avidité  cette  délicieuse 
symphonie  qui  m'initiait  soudain  à  des  jouissances  que  les  compositions 
dont  on  me  nourrissait  ne  m'avaient  nullement  fait  pressentir.  Avais-je 
entendu  prononcer  le  nom  de  Beethoven  dans  les  classes  du  Conserva- 
toire? Je  ne  m'en  souviens  pas  ;  mais  je  ne  l'oubliai  plus,  et  mon  premier 
soin  en  arrivant  à  Vienne,  —  j'avais  seize  ans,  —  fut  de  m'enquérir  de 
mon  nouvel  ami.  Dès  lors,  je  vécus  dans  son  intimité;  il  me  fit  une 
multitude  de  confidences;  je  pleurai  avec  lui,  je  souris  avec  lui,  j'abor- 
dai, aidé  par  lui,  des  rivages  inconnus,  des  sommets  qui  parurent  long- 
temps inaccessibles,  j'admirai  les  régions  innommées  où  il  me  transpor- 
tait sur  ses  ailes  d'ange;  sa  chevelure  s'emplissait  d'étoiles,  son  hymne 
éclatait  dans  les  vastes  cieux,  des  échos  perdus  dans  de  prodigieuses  pro- 
fondeurs le  répétaient  en  chœur;  à  travers  les  cordes  de  sa  lyre,  où  vibrait 
toute  son  âme,  j'apercevais  une  multitude  de  créatures  plus  parfaites  que 
l'homme,  tandis  que,  des  sillons  terrestres,  s'élevaient,  dans  une  lueur 
d'apothéose,  des  myriades  de  populations  régénérées. 

Me  voilà  loin  de  Rossini  et  de  l'école  italienne  qu'il  a  fondée.  Il  faut 
y  revenir,  car  j'ai  à  montrer  les  conséquences  du  système  rossinien,  à 
parler  des  quelques  compositeurs  qui  l'ont  adopté  et  à  dire  un  mot  au 
sujet  de  Bellini  et  de  Donizetti,  deux  chantres  célèbres  dont  l'un  mourut 
poitrinaire  et  l'autre  fou.  Inférieurs  à  Rossini  en  ce  qui  concerne  l'in- 
vention, l'ampleur  des  formes,  l'étendue  des  morceaux,  la  majesté  des 
idées,  le  piquant  des  modulations  et  l'art  de  manier  l'orchestre,  Bellini 
et  Donizetti  ne  sont  cependant  pas  sans  mérite.  Quoique  ne  se  méfiant 
pas  assez  des  rémmiscences  contre  lesquelles  ils  heurtent  et  brisent  leur 
individualité,   ils  ont  un  style  propre,  une  originalité  relative,  un  peu 


214  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

endommagée  si  l'on  veut,  saillante  pourtant  et  qui  se  manifeste  dans 
leurs  principaux  opéras  :  la  Sonnanhula,  Norma,  I  Puritani,  VÉlisir 
d'amore,  Il  furioso,  Lucia.  Lorsque  Molière  prenait  quelque  chose 
aux  anciens,  lorsque  Rossini  empruntait  des  mélodies  à  Haydn,  à  Mo- 
zart^ à  Spontini,  le  moraliste  et  le  compositeur  faisaient  subir  une  trans- 
formation aux  éléments  dont  ils  s'emparaient.  Bellini,  Donizetti  ne 
prennent  point  cette  peine.  Ils  imitent,  ils  pillent  Rossini  sans  scrupule 
et,  en  le  contrefaisant,  en  le  dépouillant,  ils  l'amoindrissent  ;  ils  ne 
jettent  pas,  comme  leur  modèle,  un  coup-d'œil  pénétrant  sur  la  France, 
sur  l'Allemagne  :  ils  se  confinent  dans  leur  nationalité,  ils  s'isolent  dans 
leur  manière  de  sentir;  ils  ne  possèdent  pas  la  folle  insouciance  qui  en- 
gendra// è^ïr^/ere,  ni  le  sentiment  patriotique  qui  ïns'çi'wa.  Guillaume 
Tell;  ils  possèdent  encore  moins  les  vues  humanitaires  d'un  Beethoven. 
Ils  se  laissent  vivre,  ils  s'exhalent.  Leurs  productions  sans  virilité,  sans 
élévation  et  totalement  privées  de  ce  précieux  savoir  si  Justement  cher 
aux  Allemands,  ne  se  soutiennent  que  par  une  inspiration  douteuse, 
monotone,  par  un  mouvement  dramatique  factice,  purement  extérieur, 
par  une  agitation  fébrile  dénuée  d'énergie,  par  l'heureuse  disposition  des 
voix  dans  les  ensembles  et  par  le  mérite  des  chanteurs.  Les  Lablache, 
les  Rubini,  les  Grisi,  la  grande  Malibran,  vingt  autres  interprètes  fameux 
ont  mis  leur  âme  au  service  de  vulgaires  cavatines  italiennes  surchargées 
de  vocalises  qui  seraient  peut-être  à  leur  place  dans  une  méthode,  dans 
un  solfège,  mais  qui,  n'exprimant  rien  par  elles-mêmes,  sont  fort  dé- 
placées à  la  scène. 

Donizetti  espéra-t-il  remplacer  Rossini  au  Grand-Opéra  où  il  arriva, 
lorsque  le  cygne  de  Pesaro  eut  résolu  de  garder  le  silence?  S'ill'a  jamais 
cru,  il  s'est  singulièrement  trompé.  Les  Martyrs,  la  Favorite^  repré- 
sentés sur  notre  première  scène  lyrique,  ne  sauraient  être  considérés  que 
comme  des  ébauches.  Passons. 

Je  pourrais  signaler  au  moins  un  joli  morceau  vraiment  bien  venu 
dans  presque  toutes  les  oeuvres  de  Donizetti. 

En  est-il  jusqu'à  trois,  dans  la  même  partition,  que  je  pourrais 
compter?  J'en  doute.  Néanmoins  VElisir  d'amore  foisonne  de  gracieux 
et  légers  motifs;  //  furioso  contient  des  phrases  expressives  malheureu- 
sement trop  langoureuses,  et  Lucia  ne  périra  pas  tout  entière,  grâce  à 
un  large  et  beau  septuor  admirablement  écrit  au  point  de  vue  vocal, 
et  qui  a  pris  rang  parmi  les  meilleures  et  les  plus  émouvantes  inspira- 
tions de  l'école  italienne.  Ce  magnifique  passage  égaré  dans  Lucia 
montre  ce  que  Donizetti,  si  richement  doué,  fût  devenu,  si  la  réflexion 
et  le  travail  eussent  aidé  son  instinct,  son  sentiment  musical,  et  si,  livré 


ROSSINI,  BEETHOVEN,  ETC.  21 5 


à  la  passion  la  plus  funeste  de  toutes  lorsqu'elle  est  comprise  d'une  cer- 
taine façon,  il  n'eût  pas  jeté  aux  trois  points  cardinaux  de  l'amour  la 
sève  indispensable  aux  travaux  intellectuels. 

Bellini  me  paraît  supérieur  à  Donizetti.  J'aime  sa  sensibilité  vraie. 
A  travers  les  mollesses,  les  mièvreries,  les  traits  incolores  dont  abon- 
dent I  Montecchi,  la  Sonnanbula,  Norma,  se  glissent  des  élans  drama- 
tiques sincères,  de  brusques  mouvements  énergiques  d'une  surprenante 
vigueur.  Derrière  le  Bellini  que  nous  connaissons  se  cachait  évidemment 
un  Bellini  que  nous  ne  connaissons  pas .  Comprenant  que  son  éducation 
musicale  était  très  imparfaite,  Bellini,  vers  la  fin  de  sa  carrière,  allait 
étudier  au  Conservatoire,  partitions  en  main,  les  symphonies  de  Beet- 
hoven. Les  Puritains  furent  le  premier  résultat,  et  le  dernier,  hélas  ! 
des  transformations  qui  s'opéraient  dans  l'esprit  du  jeune  maître  :  Bellini 
s'éteignit  au  moment  où  recevant  une  forte  impulsion,  son  talent  com- 
mençait à  se  développer  dans  un  sens  viril  et  grandiose.  L'orchestre  des 
Puritains  diffère  étrangement  de  celui  de  Norma;  les  idées  qu'il  exprime 
sont  parfois  robustes,  brillantes,  colorées,  hardies  même.  Le  jeune  lion 
amoureux,  auquel  la  volupté  avait  rogné  les  ongles,  sent  repousser  ses 
griffes  et  renaître  ses  forces;  il  gonfle  ses  naseaux,  il  hérisse  sa  crinière, 
ses  prunelles  s'emphssent  de  lumière;  il  est  beau  ainsi.  Courage!  cou- 
rage! Bellini  va  chanter  encore;  ses  lèvres  s'entr'ouvrent...  Ah!  malheur  1 
c'est  un  flot  de  sang  qui  sort  de  sa  bouche. ... 

Bellini  et  Donizetti  morts,  on  leur  cherche  un  successeur.  On  offre  la 
pourpre  à  M.  Verdi  qui  fait  son  possible  pour  la  mériter.  Malgré  ses 
efforts,  l'art  continue  à  décliner  visiblement  en  Italie.  La  musique  y  de- 
vient un  hurlement;  la  manie  des  unissons  a  succédé  à  la  manie  des 
tierces  ;  les  chanteurs  :  sopranos,  barytons,  ténors,  basses,  écrasés  par 
une  instrumentation  violente,  poussent  des  cris  désespérés,  désespérants, 
et  se  brisent  la  voix  à  ce  métier,  qui  exige  plutôt  des  stentors  que  des 
Apollons. 

Les  formes  vieillies  empruntées  à  Rossini  subsistent  ;  aucune  modifi- 
cation ne  vient  les  rajeunir;  Mercadante,  Carafa,  Verdi,  les  frères  Ricci 
s'en  servent  après  Spontini,  Meyerbeer,  Boieldieu,  Hérold,  Auber,  Ha- 
lévy,  Adolphe  Adam,  etc.,  etc.  Dans  les  cabalettes,  dans  les  duos,  dans 
les  trios,  dans  les  finals,  chaque  motif  se  répète  régulièrement  deux  fois, 
comme  si  ce  retour  obstiné  au  thème  était  indispensable;  partout  des 
moyens,  des  accompagnements,  des  fioritures  identiques.  On  se  copie 
sans  vergogne,  on  se  vole  sans  pudeur,  on  tripote  les  mêmes  bribes  mé- 
lodiques, espèce  de  servantes  à  tout  faire;  on  emploie  pour  la  cent 
millième  fois  le  même  rhythme  brutal,  éhonté,  stupide,  efflanqué,  qui 


2i6  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

accompagne  sur  la  scène,  au-delà  des  A.'pes,  tous  les  guerriers  et  toutes 
les  queues-rouges  du  globe.  Ici  l'incohérence,  là  les  ténèbres.  Le  bruit 
tient  lieu  d'harmonie  et  on  se  demande  avec  une  sorte  de  stupeur  quel 
rapport  il  peut  y  avoir  entre  les  éclats  de  cette  sonorité  sauvage  et  les 
niaiseries  qu'elle  met  en  évidence.  Ce  tohu-bohu  instrumental,  vocal  et 
grotesque  exaspère  les  gens  de  goût  qui  cherchent  naïvement  une  idée 
dans  les  élucubrations  incolores  et  rebutantes  dont  il  s'agit. 

Cependant  les  journaux  annoncent  de  temps  en  temps  l'apparition  sou- 
daine d'un  maestro  fraîchement  éclos,  un  soir,  aux  feux  de  la  rampe,  sur 
une  des  nombreuses  scènes  d'Italie.  Inconnu  hier,  le  compositeur  est  illus- 
tre aujourd'hui.  Son  nouvel  opéra  —  il  en  avait  donc  composé  d'autres  ? — 
lui  a  valu  un  triomphe;  le  public  l'a  rappelé  trente-six  fois  de  suite  après 
le  premier  acte,  et  quatre-vingts  fois  à  la  fin  du  spectacle.  Il  a  ramassé 
vingt  bouquets;  il  a  eu  une  sérénade.  Tant  mieux.  C'est  une  nouvelle 
étoile  qui  se  lève,  assure-t-on.  Voyons  cela.  J'inspecte  l'azur  du  côté  où 
l'oranger  fleurit.  Rien.  Je  m'arme  d'un  télescope.  Rien  encore.  Je  monte 
à  l'Observatoire.  Toujours  rien.  Naturellement  mon  regard  change  de 
direction.  Qu'est-ce  donc  qui  brille  là,  à  terre?  Tiens!  c'est  un  grain  de 
poudre  d'or  venu  je  ne  sais  d'où  et  gisant  sur  la  route.  La  brise  le  sou- 
lève et  le  fait  resplendir  au  soleil;  elle  en  soulève  dix  autres,  cent  autres, 
mille  autres  ;  et  tous  reluisent,  et  tous  prennent  des  apparences  hu- 
maines, et  tous  entonnent  une  mélodie  qui  est  toujours  la  même,  tous 
se  la  disputent,  et  tous  continuent  à  briller  à  quelques  pouces  du  sol,  car 
ils  sont  couverts  de  paillettes.  Que  disent  ces  pygmées?  Ils  disent  à  voix 
haute  :  Nous  sommes  les  successeurs  des  grands  musiciens  italiens.  Je 
me  détourne  pour  ne  plus  voir  ces  ombres  bizarres  flottant  à  l'horizon. 
En  ce  moment  un  coup  de  vent  survient  et  j'entends  un  ricanement  sec 
et  railleur.  Je  me  retourne  vivement  :  la  camarde,  vieux  squelette  clas- 
sique, était  debout  devant  moi  et  riait  à  se  tenir  les  côtes.  Elle  venait  de 
souffler  sur  le  tas  des  maëstri  :  Poudre  d'or,  pygmées  et  paillettes  avaient 
disparu  et  il  n'en  restait  pas  trace. 

ILOUIS  LACOMBE. 


LES    SOUPIRS    D'UNE   FLUTE 


i) 


AUTRES  soirs,  on  donnait,  comme  lever  de  rideau,  le 
Rossignol  de  Lebrun.  Madame  Cinti  remplaçait  ma- 
demoiselle Hymm,  et  Tulou  lui  donnait  la  réplique. 
Vous  devinez  comme  cette  année  1829  me  laisse  encore 
un  grand  souvenir  :  ce  fut  une  représentation  unique 
dans  l'histoire  de  l'art,  où  le  mélodieux  Cimarosa  fut  interprété  à  la  fois 
par  Marietta  Malibran,  Henriette  Sontag  et  Laure  Cinti-Damoreau. 

Je  deviendrais  fastidieuse  en  nombrant  les  soirées  où  l'inimitable 
Tulou  porta  mes  triomphes  à  leur  apogée.  Je  traversai  triomphante  les 
grandes  œuvres  de  Meyerbeer,  et  les  grands  jours  du  Conservatoire. 

Je  vis  Mendelssohn  ravir  par  sa  jeune  renommée  le  public  ardent  de 
i832,  avec  le  Songe  d'une  Nuit  d'été,  ses  quatuors,  son  otetto  et  son 
admirable  concerto  en  sol.  Je  me  trouvais  au  milieu  des  hommes  que 
voici:  Habeneck,  Bertin  de  Vaux,  Baillot,  Rubini,  Girod  de  l'Ain, 
Schlesinger,  de  Tracy,  le  peintre  Gérard,  mesdames  Mars,  Persiani  et 
Taglioni,  les  pianistes  Hilleret  Kalkbrenner,  le  Saint-simonien  Enfantin 
et  le  poète  V.  Hugo,  Paganini,  Nourrit,  Delacroix,  Lablache  et  tant 
d'autres  que  j'oublie....  Une  circonstance  particulière  m'a  frappée  dans 
l'une  des  dernières  soirées  que  je  passai  à  l'Opéra.  —  Tulou  se  tenait 
à  son  pupitre,  quand,  dans  un  entr'acte,  il  vit  défaillir  l'un  de  ses  col- 
lègues de  l'orchestre.  C'était  un  artiste,  qui  avait  coutume  de  lire  un  bré- 
viaire, et  rien  n'était  plus  bizarre  que  cet  homme  d'une  dévotion  sincère, 


(i)  Voir  le  numéro  du  i5  août. 


2i8  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


s'isolant  par  sa  piété  du  lieu  où  ses  occupations  l'appelaient.  On  res- 
pectait son  originalité  et  on  admirait  son  rare  talent.  —  «  Cher  Urhan, 
lui  dit  Tulou,  en  se  précipitant  vers  lui,  venez  avec  moi  respirer  au 
dehors  une  atmosphère  plus  saine.  »  Tulou  transporta  pour  ainsi  dire 
son  camarade  au  foyer,  où  les  soins  les  plus  empressés  lui  furent  prodi- 
gués, puis  une  voiture  le  reconduisit  à  son  domicile  de  Belleville,  où 
Urhan  ne  tarda  pas  à  expirer  quelque  temps  après  à  Tâge  de  56  ans.... 

Je  me  souviens  avoir  fait  une  pérégrination  artistique,  avec  Tulou, 
par  un  hiver  très  rigoureux.  Nous  étions  dans  le  midi  de  la  France,  et 
néanmoins  —  comme  cela  arrive  quelquefois  —  une  température  sibé- 
rienne semblait  donner  un  démenti  à  notre  position  topographique. 
Nous  venions  de  Perpignan  nous  dirigeant  vers  Montpellier.  Des  rafales 
violentes  fouettèrent  notre  diligence,  vraie  maison  roulante  des  Messa- 
geries Lafitte  et  Caillard.  Le  lourd  véhicule  avançait  lentement  à  travers 
une  épaisse  couche  de  neige.  Malgré  un  attelage  de  renfort,  arrivés  près 
d'une  côte,  les  voyageurs  furent  obligés  de  descendre. 

O  misère  !  ô  fatalité  !  c'est  ce  vulgaire  incident  qui  fut  l'origine  de 
ma  chute  et  de  mes  souffrances  ! 

Parmi  nos  compagnons  de  route,  se  trouvait  un  jeune  homme  pâle, 
long  et  sec.  De  grands  cheveux  noirs,  plats  et  gras,  mettaient  sa  nuque  à 
l'abri  des  frimas.  Sa  mise  décelait  à  la  fois  un  mélange  d'indigence  et  de 
faste.  Un  habit  noir  collant  sur  sa  personne  plutôt  qu'il  ne  la  vêtissait, 
une  cravate  jadis  blanche,  des  bottines  vernies,  un  chapeau  pyramidal, 
tel  était  le  costume  de  ce  fantastique  personnage.  Son  regard  brillant  et 
vif  prenait  ordinairement,  lorsqu'on  le  fixait,  un  aspect  humble  et  même 
béat.  Quant  à  sa  parole,  l'accent  en  était  si  étrange,  que  je  le  qualifierais 
volontiers  de  familièrement  respectueux,  si  cette  façon  de  m'exprimer 
peut  faire  connaître  ma  pensée.  Entre  temps,  il  sifflotait  quelque  lambeau 
d'opéra  italien.  Il  avisa  Tulou  et  le  prit  pour  objectif  de  son  verbiage. 
Hélas  !...  il  ne  fut  pas  nécessaire  à  l'illustre  virtuose  d'attendre  longtemps 
pour  apprendre  que  son  compagnon  de  voiture  était  — disait-il  —  l'une 
des  merveilles  musicales  de  l'Italie.  Tulou  prit  naïvement  la  balle  au 
bond,  mais  quand  son  interlocuteur  sut  à  qui  il  venait  de  lancer  une 
semblable  assertion,  son  allure  changea  d'aspect. 

Le  matamore  rengaina  sa  grande  flamberge  et  vira  de  bord.  Il  se  disait 
napolitain  et  se  nomma  :  il  cavalière  del  Fior^  ténor  di  primo  cartello 
de  Santa  Radegonda  de  Milan. 

Il  narrait  avec  une  intarissable  faconde  les  palpitantes  péripéties  de 
de  l'incendie  d'un  théâtre.  Il  avait  accompli  des  prodiges  de  dévoue- 
mem  dans  ce  sinistre,  et  à  la  suite  de  ses  héroïques  efforts,  le  délicieux 


LES  SOUPIRS  D'UNE  FLUTE  219 

timbre  de  sa  voix  avait  été  irrémédiablement  altéré.  Depuis  ce  malheur, 
disait-il,  il  se  servait  de  la  flûte,  pour  donner  un  libre  cours  à  sa  voca- 
tion musicale.  Une  suite  non  interrompue  de  désastres  le  poursuivait. 
La.  fée  Guignon  était  sa.  Jettatiir a.  Peu  à  peu  il  avait  vendu  livres, 
partitions,  jusqu'à  la  flûte  elle-même. 

Aujourd'hui  il  cumulait  les  professions  de  copiste,  d'accordeur  et  de 
dottor  délia  lingua  di  Dante.  Parlant  de  sa  flûte,  «  ah!  Mossiou,  disait- 
il  dans  son  affreux  jargon,  c'était  encore  là  ouné  voix  de  perdoue!  »  — 
Heureusement,  répliqua  Tulou  avec  un  malin  sourire  et  un  accent 
affectueux,  heureusement  que  celle-ci  peut  se  remplacer,  ce  n'est  qu'une 
voix  de  bois,  »  Atroce  calembour  qui  fut  le  signal  de  mes  malheurs  ! 

Néanmoins,  //  cavalière  sut  si  bien  capter  la  commisération  du 
maître,  que  ce  dernier,  dont  le  cœur  était  à  l'égal  du  talent,  lui 
promit  son  appui,  afin  de  le  soustraire  à  ses  infortunes  imméritées.... 
Le  lendemain  nous  étions  dans  la  petite  ville  de  *"*,  del  Fior  apparut 
chez  Tulou.  Une  souffrance  réelle  était  peinte  sur  les  traits  allongés  du 
prof  essore.  Rempli  d'une  sympathique  émotion^  Tulou  se  souvint  de  sa 
promesse. 

Il  lui  offrit  d'abord  un  rouleau  d'écus,  lui  prépara  de  nombreuses 
lettres  de  recommandation,  puis  me  prit  —  ô  mes  beaux  jours  évanouis  ! 
—  et  m'offrit  en  ces  termes  à  ce  chanteur  sans  voix,  à  ce  flûtiste  sans 
flûte:  «Mon  ami,  l'argent  s'épuise,  les  meilleures  recommandations 
sont  sujettes  à  de  nombreuses  vicissitudes  ;  ce  qui  ne  s'épuise  pas  et 
appuie  une  parole  obligeante,  c'est  le  travail  persévérant  et  intelligent. 
De  graves  devoirs  m'appellent  à  Paris,  et,  de  là,  à  Nantes.  Je  médite  la 
création  d'une  fabrique  de  flûtes.  Conservez  celle-ci  en  souvenir  de  moi  ; 
ici  les  luthiers  sont  rares,  étudiez,  faites-vous  entendre  avantageuse- 
ment. Donnez-moi  de  vos  nouvelles,  je  m'intéresse  vivement  à  votre 
sort.  Je  souhaite  que  mon  instrument  vous  désenguignonne  et  qu'il  soit 
pour  vous  une  Jlûte  enchantée!  —  Per  bacco !  Ms^'ésivo^  vous  êtes  le  Diou 
des  artistes,  s'écria  del  Fior,  j'étais  dans  le  marasme  et  vous  me  sauvez 
du  précipice  !  vostra  générosité  me  donne  la  dolce  speran^a  de  vous  de- 
dicare  toute  ma  vie  e  tutto  sospiro  délia  mia  anima  !  —  Vos  remercie- 
ments me  suffisent,  adieu,  jeune  homme,  écrivez-moi  dans  peu  de 
temps  ;  courage  et  espérance  !  »  tels  furent  les  derniers  mots  que  j'entendis 
prononcer  par  le  merveilleux  artiste. 

O  Tulou  !  m'écriai-je,  agitée  par  de  funestes  pressentiments  I    .  .  . 

Je  restai  plongée  dans  un  long  silence,  quand  un  jour  je 

me  sentis  retirée  de  mon  étui  de  velours  et  introduite  brusquement  dans 
le  pan  d'un  vieil  habit,  en  compagnie  d'une  pipe  ignoble  el  d'un  flacon 


220  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


à  essence  nauséabonde.  J'appartenais  à  delFior!....  Pendant  quelque 
temps  celui-ci  marchait  d'un  pas  précipité.  Par  une  déchirure  de  son  vê- 
tement je  m'aperçus  qu'il  faisait  nuit. 

Le  cavalière  s'arrêta  devant  une  maison  d'apparence  maussade.  Le 
violent  mouvement  de  sa  course  avait  donné  au  pan  dans  lequel  j'étais 
blottie  l'oscillation  d'un  pendule.  Je  heurtai  la  pipe  et  la  brisai:  pre- 
mière éraflure. 

Soudain,  des  doigts  malpropres  me  saisissent il  cavalière  souffle 

avec  rage  dans  mon  corps  sonore,  et  écorche  une  atroce  ritournelle. 
Etait-ce  un  signal  ?  —  je  ne  sais.  Toujours  est-il  qu'après  ce  début,  del 
Fior  monte  lestement  un  escalier  à  pente  rapide  et  se  trouve  incontinent 
dans  la  chambre  d'une  deuxième  ingénuité  riant  aux  éclats  avec  un 
jeune  premier  du  théâtre.  L'intrusion  burlesque  du  cavalière  donna 
lieu  à  la  plus  interminable  série  de  quolibets  de  la  part  des  deux  jeunes 
gens.  Inhabile  dans  la  riposte  spirituelle,  del  Fior  devint  furieux  et 
commença  à  venger  son  sot  amour-propre  par  des  voies  de  fait. 

Il  me  saisit  avec  frénésie,  asséna  de  violents  coups  au  jeune  premier. 
Roulée  à  terre,  piétinée,  reprise  avec  rage,  mes  belles  clefs  furent  tordues 
ou  brisées,  mon  corps  fut  couvert  d'infâmes  meurtrissures!  Enfin,  del 
Fior  me  remit  dans  sa  poche  maudite.  Je  crus  être  sauvée,  quand  tout 
à  coup,  il  dégringola  les  escaliers  avec  un  bruit  épouvantable;  le  fameux 
flacon  se  brisa  et  m'inonda  d'un  liquide  fade  et  écœurant. 

Peu  de  temps  après  cette  équipée,  il  maestro  del  Fior  annonça  un 
concert.  A  grand  renfort  de  réclames  habiles,  à  l'aide  des  lettres  de  re- 
commandation de  Tulou,  par  ses  félines  obséquiosités,  la  servilité  de  ses 
démarches,  il  parvint  à  recruter  un  public.  Le  grand  jour  ou  plutôt  le 
grand  soir  arrive. 

L'auditoire  est  nombreux  et...  heureux  augure!  paraît  animé  de  dis- 
positions bienveillantes.  En  premier  lieu,  le  programme  annonce  une 
ouverture  exécutée  par  les  amateurs  de  la  société  d'Euterpe:  —  applau- 
dissements d'estime.  Survient  ensuite  le  bénéficiaire.  Mouvement  dans 
la  salle;  l'artillerie  des  lorgnettes  fonctionne. 

Del  Fior   s'avance  avec  grâce,  jette  avec  une  fière  assurance  quelques 

regards  complaisants  sur  le  public,  salue  légèrement  et  commence 

C'était  la  maudite  ritournelle  du  rendez-vous!...  On  chuchotte^  on  mur- 
mure; —  martyrisée  déjà,  il  cavalière  continue  mon  supplice  en  me 
faisant  rendre  des  traits  incohérents,  des  rhythmes  sauvages,  des  sons 
odieux. 

Imperturbable,  del  Fior  recommence  les  passages  et  mutile  avec 
flegme  des  lambeaux  de  mélodie.   Un  orage  se  prépare,   il  cavalière  le 


LKS  SOUPIRS  D'UNE  FLUTE  221 

pressent  —  habitué  sans  doute  à  ces  sortes  de  dangers,  —  il  me  dépose 
galamment  sur  un  piano,  et  souriant  s'avance  vers  l'auditoire  :  «  Mes- 
dames et  messieurs,  dit-il,  zé  zouis  désolé  de  l'aventure  fatale  qui  mé 
frappe.  Zé  né  pouis  continuer  mon  souperbe  concerto,  car  voyez,  mes- 
dames (et  il  entrouvrit  la  bouche),  z'ai  ouné  dent  qui  mé  manque!... 
excousez  l'infortune.  Mais  ze  vais  avoir  l'honneur  de  vous  donner  une 
séance  dé  physique  amousante  !...  » 

O  Pan  î  je  vous  laisse  à  penser  de  quelle  manière  ce  discours  fut 
accueilli.  Le  formidable  rire  des  dieux  de  l'Olympe  eut  un  écho  ce  jour- 
là  dans  la  salle  de  concert  de***.  Les  dames  se  tordaient  dans  une  hilarité 
contagieuse,  les  hommes  lançaient  apostrophes  et  quolibets  au  malen- 
contreux Napolitain.  Les  uns  prenaient  cette  grotesque  mystification  en 
plaisantant  ;  d'autres,  indignés',  réclamaient  à  grands  cris  le  prix  de 
leurs  places.  Le  tumulte  augmenta,  lorsque  l'on  YÎtlepIiysicien  déployer 
un  jeu  de  cartes. 

Il  tenta  d'imposer  silence  en  frappant  violemment  l'estrade  du  pied. 
Peine  inutile  !  la  tempête  était  déchaînée.  Tout  à  coup  l'on  voit  surgir 
le  jeune  premier  du  théâtre.  D'un  mouvement  rapide  il  s'élance  auprès 
del  cavalière,  s'empare  de  moi  et  se  met  à  battre  sur  son  dos  une  mesure 
fantastique. 

Je  tombai  mutilée  !  je  perdis  connaissance  et  je  perdis  également  quel- 
ques-unes des  clefs  qui  me  restaient  encore  !.. . 

Cette  scène  est  restée  dans  mes  esprits  troublés  comme  un  horrible 
cauchemar...  Je  me  réveillai  un  jour  entre  les  doigts  d'un  apprenti 
luthier  des  Vosges.  «  Hé,  père  Michel  !  cria-t-il  à  un  ébéniste,  son  voisin, 
demain,  jour  de  baptême  de  mon  filleul,  le  petit  Léon,  je  vous  ferai 
entendre  un  galoubet  perfectionné.  ))  «  Entendu!  »  répondit  une  voix 
joyeuse.  Le  lendemain,  autour  d'une  table,  pareils  à  une  guirlande  de 
fleurs,  se  tenaient  assis  ébénistes,  entrepreneurs  de  bâtisses,  luthiers  et 
chaudronniers.  L'heureux  père  Michel  savourait  son  bonheur  paternel 
en  avalant  force  rasades  d'un  petit  vin  blanc,  quand  le  jeune  parrain, 
qui  depuis  la  veille  m'avait  fait  subir  d'horribles  tortures  pour  me  trans- 
former, ô  Tromlitz!  en  flûte  Boehm,  commença  à  insuffler  une  suite  de 
sons  qui  devaient  former  une  ronde  populaire.  Tout  à  coup,  il  s'inter- 
rompit, ses  regards  venaient  de  se  fixer  sur  un  fragment  de  journal  ainsi 
conçu  :  «  On  nous  écrit  de  Nantes,  à  la  date  du  23  juillet  i865,  que  le 
célèbre  Tulou  y  vient  de  succomber  dans  sa  soixante- dix-neuvième 
année.  »  —  Buvons  et  chantons,  dit  l'ébéniste.  —  Une  chanson  de 
Béranger,  dit  un  convive.  —  Les  Etoiles  qui  filent/  répondit  le 
luthier 


222  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Cinq  ans  après  cet  épisode,  le  jeune  Vosgien  m'emporta  par  delà  les 
montagnes.  Il  s'était  joint  à  quelques-uns  de  ses  compatriotes  et  gravis- 
sait les  pentes  boisées,  qui  du  village  de  Lapoutroie  se  perdent  sur  leur 
versant  oriental,  dans  les  vallées  de  Sainte-Marie  et  de  Munster.  Ces 
jeunes  hommes  marchaient  résolument,  gravement,  comme  vers  un  but 
austère,  comme  pour  accomplir  un  devoir  sacré.  Pas  de  chants,  mais  des 
paroles  échangées  à  voix  basse.  Les  feuilles  sèches  crépitaient  sous  une 
bise  glacée  ;  le  vert  sombre  des  hauts  sapins  se  détachait,  dans  le  fond  du 
paysage,  sur  la  neige  qui  s'arrondissait  au  sommet  du  Ballon  d'Alsace. 

Ce  groupe  de  piétons  s'arrêta  dans  un  bourg  nomme  Hunawihr,  nom 
qui  rappelle  le  souvenir  sanglant  des  Huns  se  ruant  autrefois  sur  ces 
contrées.  Là  on  rencontra  plusieurs  francs-tireurs  de  Colmar.  On  ne 
s'était  jamais  vu  et  cependant  des  poignées  de  mains  fraternelles  s'échan- 
gèrent de  part  et  d'autre.  Au  bout  de  quelques  jours,  Petrus,  le  luthier, 
fut  incorporé.  On  fit  des  campements  dans  la  forêt  de  la  Hardt  ;  les  uns 
s'aventurèrent  jusque  vers  le  Rhin  et  le  traversèrent  avec  intrépidité  ; 
d'autres  eurent  pour  mission  de  tourner  la  plaine  par  le  flanc  des  mon- 
tagneSj  afin  de  dépister  des  détachements  ennemis. 

Des  lueurs  sinistres  s'élevèrent  certaines  nuits  à  l'horizon  ;  je  me  rap- 
pelai alors  ce  que  j'entendis  à  Vienne  ;  nul  doute,  j'assistais  de  nouveau  à 
la  guerre.  Petrus  me  portait  à  sa  ceinture,  près  de  sa  cartouchière  ;  il  fut 
convenu,  dans  la  petite  expédition  qui  lui  incombait  dans  les  montagnes, 
de  rallier  ses  compagnons  par  quelques-unes  de  mes  notes. 

Ils  partirent  une  vingtaine  environ.  On  se  dirigea  vers  les  Trois-Epis, 
au-delà  de  Colmar  ;  on  laissa  l'hôtellerie  du  Vieux-Château  à  droite,  et 
on  pénétra  dans  les  gorges  qui  mènent  au  burg  de  Hohenkœnisberg 
(Haut-Mont- Royal). 

Soudain  on  signala  des  uniformes  badois  au  détour  d'une  vallée.  Un 
malencontreux  coup  de  feu  part  de  notre  côté  ;  à  peine  Petrus  a-t-il  le 
temps  de  réunir  ses  quelques  hommes  que  déjà  surgissent  à  travers  les 
broussailles  une  multitude  d'ennemis.  Des  décharges  terribles  ébranlè- 
rent tout  à  coup  les  échos,  en  se  répercutant  dans  les  montagnes  avec 
des  roulements  sinistres...  Une   balle  frappa  mortellement  l'enfant  des 

Vosges;  une  autre  m'atteignit  et  brisa  la  moitié  de  mon  corps 

Aujourd'hui,  ô  Pan  !  vous  me  voyez  dans  la  baraque  d'un  bûcheron, 
d'un  schlitter.LQp3LUYre  homme  a  rendu  un  pieux  devoir  à  Petrus  et  m'a 
recueillie.  A  peine  puis-je  sourire  à  la  grande  Nature,  qui  est  toute  har- 
monie; je  pleure  l'humanité,  et  aspire  à  rentrer  dans  le  néant  d'où  vous 

m'avez  soustraite,  ôdieu  Pan  ! 

A.  THURNER. 


DE   L'ÉTAT   ACTUEL 


MUSIQUE    EN    ITALIE 


OTRE  collaborateur,  M.  le  chevalier  Van  Elewyck,  docteur 
ès-sciences  politiques  et  administratives,  maître  de  cha- 
pelle de  la  collégiale  de  Saint-Pierre,  à  Louvain,  etc.,  etc.; 
vient  de  publier,  sous  ce  titre  :  De  l'état  actuel  de  la  mu- 
sique en  Italie,  le  rapport  officiel  qu'il  adresse  à    M.  le 
Ministre  de  l'Intérieur  de  Belgique,  au  retour  de  la  mis- 
.M)  sion  artistique  dont  il  a  été  chargé  en  Italie. 
M.  Van  Elewyck  a  visité  tous  les  Conservatoires,  les  principales  Maîtrises 
de  chapelle  et  un  bon  nombre  d'écoles  privées.  Il  n'a  pas  négligé  la  musique 
profane,  les  concerts,  les  théâtres,  les  orchestres  militaires,  les  chants  popu- 
laires, les  tendances  nouvelles  des  compositeurs,  la  critique,  en  un  mot  tout 
ce  qui  concerne  la  propagation  de  l'art. 
Son  rapport,  divisé  en  deux  parties,  est  le  résumé  de  cette  inspection. 
Dans  la  première,  il  passe  en  revue  les  choses  intéressantes  qu'il  a  rencon- 
trées ville  par  ville;  dans  la  seconde,  il  expose  des  considérations  générales  et 
des  conclusions  pratiques  au  point  de  vue  de  la  Belgique. 

M.  Van  Elewyck  nous  a  permis,  à  titre  de  bonne  confraternité,  de  publier 
ici  les  parties  de  son  travail  qui  nous  paraîtraient  les  plus  aptes  à  exciter  l'in- 
térêt de  nos  lecteurs,  et  sa  compétence  reconnue,  en  matière  de  pédagogie 
musicale,  nous  fait  justement  croire  qu'elles  seront  accueillies,  comme  elles 
le  méritent,  par  nos  lecteurs. 

Nous  avons  suivi,  dans  ces  extraits,  l'ordre  des  villes  d'Italie  adopté  par 
notre  collaborateur  dans  son  rapport  général. 


224  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


GENES 

La  gloire  de  l'établissement  génois  (le  Conservatoire),  c'est  son  an- 
tique et  admirable  salle  de  concert.  Au  point  de  vue_  de  la  beauté 
architecturale  et  de  l'acoustique,  nulle  ville  d'Italie  ne  possède  une 
salle  qui  en  approche.  Elle  fut  construite  autrefois  par  les  pères  Ora- 
toriens,  ce  qui  est  tout  dire. 

Quel  est  le  musicien  au  courant  de  l'histoire,  qui  ne  sache  ce  que 
St.  Philippe  de  Néri  et  ses  disciples  ont  fait,  dans  toute  l'Italie,  pour  la 
propagation  de  la  bonne  musique?  C'est  pour  eux  qu'Animuccia,  Pales- 
trina  et  tant  d'autres  compositeurs  de  génie  ont  spécialement  écrit. 
C'est  chez  eux  qu'est  né  VOratorio^  l'épopée  musicale,  la  forme  la  plus 
élevée  de  l'art. 

Aussi,  quand  on  se  rappelle  que  l'Église  catholique,  de  l'aveu  même 
de  ceux  qui  ne  croient  pas  à  ses  dogmes,  a  été  de  tout  temps  la  mère 
nourricière  des  beaux-arts,  on  se  demande,  en  entrant  dans  la  salle  des 
Oratoriens  de  Gênes,  comment  il  a  pu  venir,  de  nos  jours,  à  l'esprit 
d'hommes  sérieux,  de  réclamer  la  proscription  de  la  musique  de  nos 
temples  !  A  entendre  ces  écrivains^  il  ne  nous  resterait  plus  qu'à  faire 
un  auto-da-fé  de  milliers  de  chefs-d'œuvre.  Ils  ne  savent  pas  que  l'unité 
diatonique  en  musique  est  absolument  la  même  chose  que  la  mono- 
chromie  en  peinture.  Que  diraient-ils  s'il  fallait  enlever  de  nos  basiliques 
les  toiles  de  Michel-Ange,  de  Raphaël,  de  Rubens  et  de  Fra  Angelico 
lui-même  !  Car  Fra  Angelico  était  polychromiste  comme  tous  les 
peintres,  et  il  n'existe  pas  d'église  au  monde  où,  seuls,  les  tableaux  en 
grisaille  aient  été  admis. 

Du  reste,  dans  les  rares  diocèses  où  ces  demandes  ont  été  faites,  il  se 
trouve  que  là  précisément  le  plain-chant  et  le  jeu  de  l'orgue  laissent, 
comme  exécution,  le  plus  à  désirer.  D'où  il  résulte  qu'après  avoir  tenté 
de  supprimer  toute  musique  pluritonique  et  tout  orchestre,  on  n'avait 
rien  de  présentable  à  mettre  à  la  place 

Je  supplierai  toujours  les  catholiques  de  ne  pas  oublier  que  l'homme 
qui,  dans  les  temps  modernes,  a  le  plus  fait  pour  la  musique  sacrée,  qui 
a  appelé  à  lui  les  plus  grands  compositeurs,  qui  a  organisé  ces  séances 
sacrées  dans  lesquelles  est  né  V Oratorio^  saint  Philippe  de  Néri,  a  été 
élevé  par  les  Souverains  Pontifes  aux  honneurs  de  la  canonisation  ! 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  225 


BOLOGNE 

Le  Conservatoire  {Liceo  musicale)  a  subi  une  grande  transformation 
en  1804.  Il  s'est  appelé  Liceo  Filarmonico  depuis  i8o5,  puis  Liceo 
Rossini,  enfin  Liceo  Comunale.  Rossini  y  fit  ses  études  sous  le  P.  Mattei 
et  plus  tard  (de  iBSg  à  1848),  il  en  fut  le  Directeur  honoraire  (i). 

Le  lycée  se  trouve  actuellement  sous  le  régime  du  règlement  promul- 
gué par  l'administration  municipale  en  1860.  Il  ne  constitue  pas,  à 
proprement  dire,  un  Conservatoire  royal,  d'où  résulte  que  son  organisa- 
tion n'a  pas  dû  être  approuvée  par  l'Etat. 

Le  Conservatoire  tend  à  réaliser,  autant  que  possible,  l'unité  et  la 
systématisation  dans  les  méthodes.  Celles-ci  sont  adoptées  après  une 
discussion  approfondie  au  sein  de  la  réunion  académique  des  profes- 
seurs. Le  maître  de  la  classe  inférieure  est  complètement  assujetti  à 
celui  de  la  classe  supérieure.  De  même,  le  Maestrino  (chef  de  file  dans 
une  classe)  est  subordonné  à  son  professeur  et  n'a,  sur  ses  condisciples, 
que  l'autorité  qu'on  lui  délègue  momentanément. 

Il  y  a  des  exercices  d'ensemble  pour  les  instruments  à  cordes  et  des 
exercices  à  grand  orchestre,  où  les  élèves  compositeurs  sont  appelés  à 
produire  leurs  essais. 

Le  nombre  total  des  élèves  du  Conservatoire  de  Bologne  est  actuelle- 
ment d'environ  i5o.  Ils  sont  tous  externes. 

Bologne  possède  aussi  une  Académie  philharmonique^  véritable 
société  savante  dont  l'histoire  mériterait  de  faire  l'objet  d'un  travail 
spécial.  Elle  date  de  1666,  selon  d'autres  de  1668,  et  a  pour  principal 
fondateur  un   noble  bolonais,  Vincenzo  Maria  Carati. 

Elle  jouit,  aujourd'hui  encore,  des  prérogatives  de  la  personnalité 
civile. 

Les  académiciens  sont  divisés  en  deux  classes  :  les  Numerari  et 
Onorari.  A  cette  dernière  sont  associés  les  savants  et  les  compositeurs 
illustres  de  l'étranger.  L'artiste  qui  désire  obtenir  le  grade  de  Maestro 
compositore  numerario  doit  fournir  une  fugue  à  cinq  parties  réelles, 


(i)  Dans  son  testament,  Rossini  laisse,  par  décision,  à  la  ville  de  Bologne,  une 
somme  de  cent  francs  pour  l'hospice  des  pauvres,  et  une  autre,  également  de  cent 
francs,  à  l'établissement  Délia  Vita.  Il  avait  quitté  Bologne  en  1S48,  à  cause  des  ava- 
nies que  les  révolutionnaires  lui  y  avaient  faites,  parce  qu'ils  le  savaient  être  par- 
tisan de  Pie  IX,  en  l'iionneur  de  qui  il  avait  écrit  une  composition. 

IX.  i5 


226  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

écrite  sur  un  thème  désigné  par  le  sort,  un  motet  religieux  composé  sur 
une  base  de  plain-chant  développée  en  quatre  parties  d'imitation  et, 
enfin,  une  composition  dans  le  style  fleuri,  avec  accompagnement 
d'orchestre.  Les  conditions  sont  moins  difficiles  à  remplir  pour  celui  qui 
aspire  à  devenir  Maestro  compositore  onorario.  Il  suffit  de  présenter  un 
fugue  à  cinq  parties  réelles  et  de  communiquer  deux  partitions,  l'une 
purement  symphonique  et  l'autre  pour  voix  avec  accompagnement 
d'orchestre.  Il  faut,  en  plus,  une  déclaration  d'un  maître  connu  de 
l'Académie,  certifiant  que  les  œuvres  sont  bien  réellement  composées  par 
l'aspirant  au  grade  d'académicien  honoraire. 

L'Académie,  en  sa  qualité  de  personne  civile,  a  à  sa  tête  :  un  Repré- 
sentant du  Fondateur,  un  Président,  un  Vice-Président^  un  Directeur 
ecclésiastique,  deux  Conservateurs,  trois  Conseillers  pour  les  affaires 
d'art  et  deux  pour  les  affaires  d'administration,  trois  Avocats  consultants, 
un  Secrétaire,  un  Sous-Secrétaire,  un  Caissier,  un  Archiviste,  un 
Économe,  un  Contrôleur,  un  Notaire,  un  Procureur,  un  Médecin  et  un 
Chirurgien!  On  le  voit,  cette  Académie  constitue  une  véritable  famille 
de  musiciens,  groupés  par  les  liens  de  la  plus  intime  confraternité. 

Indépendamment  des  séances  littéraires  et  musicologiques  qu'elle 
tient,  elle  organise  des  exercices  publics  pour  l'interprétation  des  oeuvres 
composées  par  les  académiciens  ou  pour  eux. 

En  exécution  du  testament  de  son  fondateur,  la  fête  de  saint  Antoine 
de  Padoue  doit  être  solennisée  par  une  messe  et  des  vêpres  en  musique. 
Les  membres  ont  entre  eux  une  association  pieuse  pour  les  services  reli- 
gieux en  cas  de  mort.  Ils  ont  aussi  une  caisse  de  prévoyance  en  faveur 
de  ceux  qui  pourraient  se  trouver  dans  la  nécessité  d'y  recourir. 

U Académie  philharmonique  de  Bologne  jouit  d'une  réputation  euro- 
péenne. Elle  a  rendu  d'incontestables  services  à  la  propagation  de  notre 
art.  Les  plus  grands  artistes  comme  les  plus  savants  musicologues  se 
sont  toujours  trouvés  honorés  d'en  faire  partie.  Elle  a  eu  ses  vicissitudes 
et  ses  tiraillements.  Ses  polémiques  avec  le  Liceo  comunale  sont  connues 
en  Italie,  mais  des  querelles  de  ce  genre  sont  inévitables  dans  une  ville 
où  la  rivalité  n'existe  qu'entre  deux  établissements.  Du  reste,  en  suppri- 
mant les  points  d'aigreur  personnelle  qui  s'y  sont  souvent  trouvés  mêlés, 
on  peut  dire  de  cette  lutte  que  du  choc  des  intelligences  est  souvent  née 
la  lumière. 

La  basilique  de  San  Petronio  à  Bologne  possède  une  maîtrise  de 
chapelle  remarquable,  dont  le  directeur  est  M.  le  chevalier  Gaetano 
Gaspari. 

Voici  les  proportions  vocales  et  instrumentales  de  la  maîtrise  de  San 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  227 

Petronio  :  i  organiste,  i5  chanteurs  (ténors  et  basses),  11  violons 
(6  premiers,  5  seconds),  2  altos,  2  violoncelles,  4  contrebasses,  i  flûte,  2 
hautbois,  2  clarinettes,  i  basson,  2  cors,  i  trompette  et  i  trombone.  Ce 
sont  à  peu  près  les  proportions  des  maîtrises  de  Bavière  et  de  la  Basse- 
Autriche.  Ce  sont  aussi  celles  de  plusieurs  villes  flamandes  de  Belgique. 
Les  membres  de  la  maîtrise  reçoivent  des  appointements  mensuels  et  ont 
droit  à  une  pension  de  la  part  de  la  Fabrique, 

Je  n'ai  qu'un  reproche  à  adresser  à  cette  organisation,  c'est  qu'elle 
perd  de  vue  l'éducation  des  enfants.  Sans  l'emploi  d'enfants  dans  une 
maîtrise,  il  est  impossible  de  créer  des  traditions. 


FLORENCE 

II.  R.  Istituto  musicale  fiorentino  a  pour  but  l'enseignement  de 
l'art  musical  sous  toutes  ses  formes,  tant  au  point  de  vue  pratique, 
par  les  cours  nombreux  qui  sont  donnés  dans  son  Conservatoire,  qu'au 
point  de  vue  de  la  théorie,  par  Tétude  des  questions  scientifiques 
qu'aborde  et  élucide  la  section  académique.  Il  n'est  pas  de  progrès  préco- 
nisé pour  l'une  ou  l'autre  des  branches  de  la  musique  que  l'Académie 
de  Florence  n'examine  à  fond  et  ne  cherche  à  propager  dès  qu'elle  en  a 
reconnu  la  valeur. 

U Istituto,  hâtons-nous  de  le  dire,  cherche  moins  à  produire  des  vir- 
tuoses et  des  savants  hors  ligne  qu'à  élever  lentement,  mais  sérieuse- 
ment, le  niveau  général  de  l'art.  Le  règlement  organique  insiste  sur  ce 
point. 

L'enseignement  est  gratuit.  L'établissement,  à  la  différence  de  ceux 
dont  nous  avons  parlé  jusqu'à  cette  heure,  a  toutes  les  prérogatives  d'un 
Conservatoire  royal.  Le  nombre  des  classes,  tel  qu'il  est  fixé  par  un 
décret  royal,  se  trouve  ainsi  placé  sous  le  contrôle  direct  et  permanent  du 
gouvernement. 

Outre  la  classe  de  lecture  musicale  proprement  dite,  il  y  a  une  classe 
de  solfège  pour  les  instrumentistes,  et  une  autre  pour  ceux  qui  se  des- 
tinent au  chant.  Nos  petites  villes  de  province,  en  Belgique,  feraient 
bien  d'adopter  pour  leurs  écoles  cette  division. 

Les  classes  de  piano  sont  nombreuses.  En  général,  elles  sont  bien 
données.  On  pourrait  demander  peut-être  que,  pour  ces  cours,  les  instru-^ 
ments  fussent  de  meilleure  qualité,  ce  qui  faciliterait  aux  professeurs 
l'enseignement  de  la  musique  classique.  Il  est  si  nécessaire  dans  le  style 
d'imitation  de  faire  ressortir  les  diverses  parties  réelles  de  la  partition  1 


228  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Ce  n'est,  à  Florence,  ni  de  la  faute  du  maître  ni  de  celle  de  l'élève  si. 
pour  les  détails  d'interprétation,  le  piano  ne  répond  pas  au  jeu  de 
l'exécutant. 

L'accompagnement  sur  la  basse  chiffrée  et  la  lecture  des  grandes  parti- 
tions comportent  cinq  années  de  travail.  C'est  peut-être  un  peu  long 
pour  une  branche  spéciale  que  les  élèves,  en  général,  n'ont  pas  à  appro- 
fondir isolément.  Il  est  bien  rare,  en  effet,  qu'on  n'y  joigne  pas  l'étude 
de  la  composition  proprement  dite  et  celle  de  l'orgue. 

L'école  d'harmonie  et  de  contrepoint  compte  trois  années  pour  l'har- 
monie et  deux  années  pour  le  contrepoint.  Total,  pour  le  cours  entier  : 
cinq  ans. 

Le  cours  de  contrepoint  fugué,  de  fugue  proprement  dite  et  de  haute 
composition  se  donne  en  cinq  années,  savoir  :  une  année  pour  le  contre- 
point fugué,  deux  pour  le  canon  et  la  grande  fugue,  et  deux  pour  la 
composition.  Les  récipiendaires  de  ce  cours  ont  à  étudier  l'histoire  et  la 
littérature  italienne,  la  littérature  française  ;  ils  doivent  savoir  asse^  de 
latin  pour  ne  commettre  aucune  erreur  dans  la  prosodie  des  textes 
liturgiques.  Il  leur  est  strictement  enjoint  de  fréquenter,  de  même  que 
les  élèves  de  basse-continue,  d'orgue  et  d'harmonie,  la  classe  d'esthétique 
et  celle  de  l'histoire  spéciale  de  l'art  musical.  Ces  derniers  cours  se  don- 
nent en  deux  ans.  Enfin,  les  mêmes  récipiendaires  ont  encore  à  suivre 
les  classes  de  chant,  de  déclamation  lyrique,  celles  de  perfectionnement 
des  instruments  et  notamment  du  violon. 

Le  cours  de  harpe  comprend  sept  ans  d'études,  ce  qui  me  paraît  un 
peu  long. 

Les  classes  de  chant  se  donnent  en  six  ans,  mais,  avec  les  classes  de 
perfectionnement,  qui  sont  de  trois  anSj  elles  constituent  un  ensemble 
de  neuf  années.  Les  élèves  qui  ont  chanté,  pour  moi,  sans  être  supérieurs 
à  ceux  de  nos  Conservatoires  royaux  de  Bruxelles  et  de  Liège,  m'ont 
paru  plus  forts  que  ceux  de  Naples,  mais  inférieurs  à  ceux  de  Milan.  Il 
est  bon  d'ajouter  qu'une  comparaison  comme  celle  que  je  viens  de  faire 
n'est  pas  absolue  et  ne  peut  se  prendre  comme  critérium  de  la  valeur 
intrinsèque  des  cours. 

Il  n'y  a  pas,  au  Conservatoire  royal  de  Florence,  de  distribution  de 
prix.  On  y  considère  les  dons  de  prix  comme  des  occasions  de  partialité 
(avis  très  contestable  à  mon  sens).  Mais  il  y  a  de  fréquentes  exécutions 
publiques,  d'où  résulte  un  contrôle  permanent  de  l'opinion.  Enfin,  on 
accorde  des  subsides  pécuniaires  aux  élèves  les  plus  méritants. 

Terminons  notre  aperçu  sur  l'Institut  royal  de  Florence  par  quelques 
mots  sur  sa  bibliothèque.  Elle  est  divisée  en  deux  grandes  sections,  dont 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  229 

la  première  se  compose  d'ouvrages  de  littérature  musicale,  et  la  seconde, 
de  partitions. 

La  partie  la  plus  considérable  provient  des  collections  de  la  famille 
Grand-Ducale  de  Toscane,  particulièrement  de  celle  du  duc  Ferdi- 
nand III,  qui  fut  un  amateur  éclairé.  Ce  sont  des  compositions  sacrées, 
théâtrales  et  symphoniques, 

La  bibliothèque  est  riche,  surtout  en  œuvres  de  l'école  allemande. 

Les  livres  et  les  partitions  de  l'ancienne  Académie  des  Beaux- Arts 
sont  venus  se  joindre  à  ceux  de  Ylstituto  ;  enfin,  l'ensemble  de  la  biblio- 
thèque s'est  trouvé  encore  accru  par  des  collections  privées  provenant 
de  diverses  familles. 

Ulstituto  possède  quelques  instruments  rares,  fabriqués  par  des  lu- 
thiers célèbres,  tels  que  Gabrielli,  Ruggiero,  Amati,  Stradivarius. 

Je  me  résume  en  deux  mots  :  L'Établissement  royal  de  Florence  est 
une  des  bonnes  créations  des  temps  modernes.  Il  est  destiné  à  occuper 
une  place  brillante  dans  l'histoire  de  l'art.  Son  savant  président  et  les 
intelligents  collaborateurs  qu'il  a  groupés  autour  de  lui,  tant  à  l'Aca- 
démie qu'au  Conservatoire,  ont  réussi  à  doter  la  ville  d'un  des  plus 
beaux  joyaux  de  sa  couronne  artistique. 

La  musique  dite  de  chambre  est  en  honneur  à  Florence.  Qui  ne  connaît, 
de  nom  au  moins,  le  célèbre  cercle  florentin  Società  delQuartetto  ? 

Voici  deux  mots  sur  son  origine  : 

En  1859,  le  docteur  Abrahamo  Basevi  suspendit,  à  cause  de  la  guerre, 
la  publication  de  son  journal  VArmonia.  Il  crut  alors  être  utile  et 
agréable  aux  amateurs  de  bonne  musique  par  la  création  d'une  autre 
œuvre.  Il  organisa  des  exécutions  de  quatuors  de  Beethoven.  Ces  séances 
furent  nommées  d'abord  Mattinate  Beethoviane.  Elles  eurent  pour 
principaux  interprètes  les  professeurs  Giovacchini,  Bruni,  Laschi  et 
Sbolci.  Le  succès  fut  tel  que,  la  même  année,  on  résolut  de  fonder  un 
cercle  spécial  de  musique  classique,  sous  le  titre  de  Società  del  Quar- 
tetto.  De  1861  jusqu'à  nos  jours,  la  Société  organisa  une  foule  de  fêtes, 
encouragea  les  compositeurs  par  des  concours,  stimula  les  exécutants 
par  des  impressions  vendues  à  bon  marché  et  par  la  fondation  du  jour- 
nal le  Boccherini,  œuvres  dans  lesquelles  M.  l'éditeur  Guidi  a  une 
large  part.  Rien  d'étonnant  si,  en  peu  de  temps,  le  Cercle  du  Qiiartetto 
arriva  à  la  célébrité. 

On  créa  des  Membres  protecteurs  et  des  Membres  effectifs,  et  on  fit 
appel  aux  illustrations  étrangères,  parmi  lesquelles  je  citerai  Meyerbeer 
et  notre  vénérable  directeur  de  Bruxelles,  feu  M.  Fétis  père. 


23o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

En  1 863,  la  Société  commença  à  donner  des  concerts  populaires,  dont 
les  premiers  débuts  furent  brillants. 

Elle  organisa  aussi,  dès  1864,  des  conférences  sur  la  musique.  Celles- 
ci  réussirent  non  moins  bien.  C'est  à  l'exemple  du  quartette  de  Florence 
et  en  imitant  les  nombreux  sacrifices  que  M.  l'éditeur  Guidi  s'était 
imposés  pour  développer  l'œuvre,  que  M.  l'éditeur  Ricordi,  de  Milan, 
fonda  à  son  tour,  en  cette  dernière  ville,  une  société  semblable  (1864). 

En  186 5,  sous  la  direction  de  M.  Basevi,  le  Cercle  florentin  donna  des 
séances  historiques,  dans  lesquelles  furent  produites  les  œuvres  des 
anciens  maîtres  de  l'école  italienne. 

Dès  cette  époque  aussi,  le  célèbre  violoniste  Bazzini,  aujourd'hui 
professeur  de  composition  à  Milan,  et  son  émule,  Giovanni  Becker, 
apportèrent  leur  vaillant  concours  aux  concerts  de  la  Société. 

En  1866,  on  reprit  les  concerts  populaires,  avec  un  personnel  de  plus 
de  cent  exécutants,  placés  sous  l'habile  direction  du  chevalier  Théodule 
MabeUini. 

En  1868,  on  organisa  des  concerts  avec  Conférences,  qui  intéressèrent 
vivement  le  public.  Puis,  il  y  eut  des  concerts  symphoniques,  placés 
sous  la  haute  direction  du  marquis  d'Arcaïs,  du  commandeur  Casamo- 
rata,  du  professeur  Cianchi  et  d'autres  artistes.  Enfin,  le  Gouvernement 
accepta  d'être  le  Protecteur  de  la  Société. 

En  résumé,  le  quartette  florentin,  qui  est  peut-être  aujourd'hui 
dépassé,  en  fait  de  valeur,  par  celui  de  Milan,  est  une  gloire  pour  la 
Toscane  et  a  rendu  d'incontestables  services  à  l'art. 

Les  grands  concerts  symphoniques  que  l'on  donne  aujourd'hui  à 
Florence,  sont  tous  fort  beaux.  Pendant  mon  séjour  en  cette  ville,  il  y 
en  a  eu  de  très  remarquables.  J'ai  aussi  assisté,  dans  la  salle  des  répéti- 
tions du  théâtre,  à  l'audition  de  deux  quatuors  composés  par  M .  Giulio 
Roberti.  Unité,  variété,  finesse  de  détails,  contraste,  gradation,  toutes 
ces  qualités  se  trouvent  réunies  dans  ces  partitions  et  leur  mériteraient 
certainement  les  honneurs  de  l'impression. 

Quant  à  la  musique  sacrée,  on  serait  dans  le  vrai  en  disant  qu'elle  mé- 
rite un  blâme  sévère.  Le  clergé  s'est,  pour  ainsi  dire,  résigné  à  renoncer 
au  concours  de  l'orchestre,  à  cause  du  style  concertant  et  théâtral. 
Mais  il  n'a  pas  assez  remarqué  qu'il  manquait  d'organistes  pour  rem- 
placer, par  un  jeu  sévère  et  correct,  la  frivolité  des  ariettes  symphoniques. 

J'ai  entendu,  à  l'église  des  PP.  Franciscains  du  Borgo  Ognissanti, 
jouer  sur  l'orgue,  pendant  la  grand'messe  du  dimanche,  des  fragments 
d'opéra  alternant  avec  les  chœurs  de  la  liturgie  et  produisant  la  plus 
détestable  cacophonie. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  23i 


ROME 


A  Rome_,  Je  me  suis,  pour  ainsi  dire,  exclusivement  occupé  de  musi- 
que religieuse,  et  seulement  au  point  de  vue  de  la  pratique. 

J'aurai  à  parler  du  plain-chant,  de  l'orgue  et  de  la  musique  chorale. 

Absence  complète  d'unité  dans  le  plain-chant,  multiplicité  d'éditions, 
accompagnements  d'orgue  très  divers^  mais  presque  tous  fort  incorrects, 
voilà  le  résumé  fidèle  de  l'état  actuel  des  choses  à  Rome. 

Tout  plain-chantiste  sait  qu'on  peut  exécuter  les  sublimes  mélodies 
du  rituel  de  deux  manières  différentes  :  ou  bien  à  l'allemande,  en  chan- 
tant lentement,  gravement,  en  appuyant  sur  le  son  des  voyelles  et, 
partant,  sur  leur  valeur  dans  l'échelle  de  la  gamme  diatonique;  ou  bien 
à  l'italienne,  ce  qui  est  indubitablement  l'ancienne  tradition  de  l'Eglise. 
La  deuxième  manière  permet  la  note  d'agrément,  le  supplément  d'orne- 
ment et  exige  une  grande  force  de  rhythme  dans  l'articulation  de  la 
consonne.  On  ne  pratique  à  Rome  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  méthodes. 
Dans  mainte  église  de  second  rang  on  ne  semble  pas  même  se  douter  de 
l'existence  de  deux  systèmes. 

L'accompagnement  d'orgue  laisse  non  moins  à  désirer.  Le  style  des 
organistes  est  léger  dans  leurs  préludes  et  improvisations  ;  on  dirait  qu'ils 
prennent  plaisir  à  faire  entendre  des  motifs  profanes.  Ajoutons  que 
la  plupart  d'entre  eux  n'ont  pas  fait  d'études  sérieuses.  Ce  sont,  dans 
les  églises  desservies  par  des  religieux,  des  membres  de  l'ordre  ou  de  la 
congrégation,  auxquels  aucun  maître  compétent  n'a  enseigné  les  vrais 
principes. 

Comme  valeur  instrumentale,  les  orgues  sont  rort  incomplètes.  Les 
Italiens  ignorent  les  progrès  réalisés  en  France,  en  Belgique,  en  Angle- 
terre et  en  Allemagne  depuis  un  demi-siècle.  Les  jeux  dits  de  fond, 
sont  insuffisants.  On  y  emploie  exclusivement  les  anciens  registres  de 
mutation  et  de  fourniture,  lesquels  donnent  à  la  sonorité  le  caractère 
nasillard  du  cornet  ouïe  son  strident  du  plein-jeu.  Mais  ces  registres 
manquent  absolument  des  effets  graves  et  mélodieux  qui  caractérisent 
la  musique  religieuse,  et  de  la  variété  de  timbre  et  d'harmonie  dont  s'est 
enrichie  la  facture  moderne.  Le  nombre  des  claviers  est  minime.  Les 
pédales  séparées,  à  double  gamme  complète,  sont  inconnues. 

J'ai  eu  le  bonheur  de  voir,  un  jour,  à  Paris,  dans  le  cabinet  d'études 
du  plus  grand  facteur  de  notre  siècle,  un  plan,  travaillé  pendant  de  lon- 
gues années,  pour  doter  Saint-Pierre  du  Vatican  d'un  orgue  monu- 
mental, gigantesque,  digne  des  immenses  proportions  de  ce  temple.  Le 


232  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

plan  a  été  conçu  par  pur  amour  de  l'art  et  ne  sortira  peut-être  jamais 
du  cabinet  où  il  a  été  élaboré.  Que  de  fois  cet  hiver,  en  écoutant  dans  la 
Basilique  Vaticane  les  accords  des  petites  orgues  portatives  qu'on  y 
emploie,  ai-je  pensé  à  la  belle  conception  de  M.  Aristide  Cavaillé-Coll  ! 
Son  œuvre  serait  le  complément  naturel  des  splendeurs  que  le  Bra- 
mante, Raphaël  et  Michel-Ange  y  ont  accumulées.  En  matière  d'art, 
il  n'y  a  pas  de  frontières,  et  ce  n'est  pas  parce  qu'un  compatriote  ne  l'a 
pas  imaginé  que  je  me  dispenserai  de  louer  l'admirable  projet  de 
M.  Cavaillé. 

J'arrive  au  chant  d'ensemble  dans  les  basiliques. 

J'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  à  deux  grands  maîtres  de  chapelle  de  Rome, 
Je  comprends  pourquoi,  à  notre  époque,  les  Belges  n'ont  plus  cette  vive 
admiration  que  nos  parents  professaient  pour  les  chœurs  des  maîtrises 
italiennes,  et,  notamment,  pour  ceux  de  la  ville  éternelle.  Que  de  pro- 
grès sous  le  rapport  du  chant  sans  accompagnement  ont  été  réalisés  en 
Belgique  depuis  une  quarantaine  d'années  !  En  i83o,  nous  ne  possé- 
dions pas  trois  Sociétés  de  chœurs.  Peu  après  cette  date,  MM.  de  Mar- 
nefEe  et  Lintermans,  à  Bruxelles,  Louis  de  Clercq,  à  Gand,  les  chevaliers 
de  Burbure,  à  Termonde,  se  mettaient  à  l'œuvre  pour  créer  des  Sociétés 
chorales,  et  aujourd'hui  notre  chère  Patrie  en  compte  plus  qu'elle  n'a  de 
clochers  de  paroisses  !  Certes,  nos  chœurs  à  voix  d'hommes  seules  ne 
conviendront  jamais  pour  l'interprétation  du  contrepoint  ecclésiastique, 
dont  les  parties  de  soprani  et  d'alti  constituent  des  éléments  virtuels. 
Mais  l'expression,  la  justesse,  l'aplomb,  l'ensemble,  l'antithèse  des  effets 
ont  fait  des  progrès  inespérés  en  Belgique.  Il  ne  serait  plus  possible, 
aujourd'hui^  à  un  directeur  belge  d'entendre  les  chœurs  d'Italie  sans 
recevoir,  au  premier  abord,  une  impression  de  désappointement.  Et  cette 
impression  est  plus  forte  encore,  parce  que  nous  n'exécutons  presque 
jamais  le  contrepoint  palestrinien,  dont  les  traditions  sont  perdues  dans 
nos  contrées  depuis  un  siècle.  Or,  la  musique  Alla  Capella  a,  elle  aussi, 
ses  effets  de  couleur  expressive,  mais  totalement  différents  de  ceux  de  la 
transitonie  moderne. 

A  Rome,  les  traditions  anciennes  de  l'interprétation  du  style  diatoni- 
que existe  encore,  mais  affaiblies.  J'ai  été  étonné  de  la  lenteur  des  mou- 
vements imposés  dans  le  chant  des  fugues.  De  plus,  une  chose  défec- 
tueuse à  tous  égards,  est  la  disposition  indiquée  aux  chanteurs  dans  les 
tribunes.  En  général,  ces  tribunes  sont  élevées  au  chœur  dans  une  partie 
latérale  d'où  le  son  ne  peut  se  propager  d'une  manière  ample  et  soute- 
nue. Il  en  résulte  des  effets  d'écho  qu'on  éviterait  en  réunissant  les 
chanteurs  à  l'entrée  du  chœur  ou  derrière  le  maître-autel .   Les  maîtres 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  253 


de  chapelle,  au  lieu  de  ranger  leurs  hommes  en  demi-cercle,  d'où  résul- 
terait que  chaque  partie  pourrait  entendre  ce  que  chantent  les  trois 
autres  parties,  les  placent  comme  suit  :  les  soprani  en  avant,  puis  les 
alti,  puis  les  ténors,  puis  les  basses.  Évidemment,  dans  les  dispositions 
actuelles,  les  derniers  chantent  sans  savoir  l'effet  que  produisent  devant 
eux  les  voix  plus  élevées. 

Heureusement  que  les  choristes  romains  ont  un  rare  talent  pour  con- 
server le  diapason  tonal.  Je  l'attribue  à  leur  longue  habitude  de  chanter 
sans  accompagnement.  Sous  ce  rapport,  les  maîtrises  italiennes  sont  bien 
supérieures  à  celles  de  notre  pays. 

On  fait  beaucoup  de  musique  dans  le  style  moderne  en  l'église  princi- 
pale des  RR.  PP.  Jésuites.  Les  puristes,  à  Rome,  en  trouvent  le  genre 
trop  concertant.  Je  dois  me  ranger  à  cet  avis  quant  aux  solos  de  virtuo- 
sité. Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  Pères  Jésuites  sont  encore  à  peu 
près  les  seuls  rehgieux  qui  aient  à  cœur  d'encourager  la  composition 
sacrée,  et  si  une  restauration  de  l'art  s'accomplit,  ce  qui  est  inévitable, 
elle  s'intronisera  chez  eux. 

Aucun  artiste  n'ignore  l'intérêt  tout  spécial  que  notre  Saint- Père  le 
Pape  porte  à  la  musique  sacrée.  On  sait  les  mesures  nombreuses  que 
Pie  IX  a  prises  dans  le  cours  de  son  long  règne  pour  améliorer  cette 
branche  de  l'art  et  la  ramener  à  sa  splendeur  d'autrefois.  Une  des  meil- 
leures créations  du  Souverain  Pontife  est  l'institution  de  l'école  de 
chant  de  San  Salvatore  in  Lauro.  En  formant  les  enfants,  dès  leur  bas- 
âge,  au  service  des  maîtrises,  en  utilisant  le  timbre  argentin  et  frais  de 
leurs  belles  voix,  en  les  faisant  concourir  aux  exécutions  de  tous  les 
dimanches  et  fêtes,  on  développe  l'émulation  dans  les  générations  futures 
et  la  réforme  suivra  naturellement.  Seulement,  quand  on  veut  utihser  des 
voix  non  formées,  il  faut  faire  un  choix  de  morceaux  adapté  à  leurs 
moyens  physiques.  Peu  de  partitions  de  l'ancienne  école  romaine  leur 
seront  accessibles.  Ce  que  je  dis  ici  est  facile  à  démontrer.  Un  enfant  de 
dix  à  douze  ans  ne  saisira  pas  plus  la  magnificence  du  contre-point  pales- 
trinien  qu'il  ne  déclamera  parfaitement  les  beaux  vers  du  Dante  ou  qu'il 
ne  comprendra  la  grandeur  du  Moïse  de  Michel-Ange. 

Il  conviendra  donc  que  les  compositeurs  s'exercent  à  écrire  dans  des 
conditions  vocales  inconnues  aux  maîtres  anciens,  ou,  pour  mieux 
dire,  inappliquées  par  eux. 

Le  Chevalier  VAN  ELEWYCK. 


VARIA 

Cori'espondance.  —  Faits  divers,  —  îhÇouvelles. 


FAITS    DIVERS 


ous  avons  annoncé  dans  notre  précédent  numéro  qu'une 
allocation  de  10,000  francs  avait  été  votée  par  le  Conseil 
municipal  de  Paris  pour  encouragement  à  la  musique. 
Voici  de  quelle  façon  cette  somme  sera  répartie  : 

1°  Un  prix  de  3oo  francs  et  un  de  200  francs  aux  deux 
instituteurs  d'écoles  communales  laïques  qui  présenteront 
les  meilleurs  élèves  de  musique  parmi  les  jeunes  garçons 

admis  à  cet  enseignement 5oo  francs. 

2°  Trois  médailles  de  5oo  francs  chacune  aux  établissements  libres  d'ensei- 
gnement musical  qui,  par  leur  bonne  organisation,  le  nombre  etle  mérite  des 
professeurs,  les  matières  enseignées,  etc.,  offrent  un  ensemble  de  nature 
à  élever  le  niveau  de  l'instruction  musicale  en  dehors  du  Conserva- 
toire      1 ,5oo  trancs. 

3°  Un  prix  annuel  de  3, 000  francs  à  l'œuvre  musicale  la  plus  remar- 
quable  qui  se   sera  révélée  en  dehors   du  théâtre  (symphonie,   oratorio, 

etc.) 3,000  francs. 

4°  Deux  prix  de  1,000  francs  chacun  pour  un  chant  à  voix  seule,  destiné 
à  être  chanté  à  l'unisson  par  le  peuple,  et  un  chant  à  quatre  voix  destiné  aux 
orphéons  de  la  Ville  de  Paris.  Ces  pièces  devront  avoir  pour  objet  la  gran- 
deur et  l'amour  de  la  patrie.  Elles  seront  l'objet  de  concours  de  poésie  et  de 
musique.  Les  poètes  recevront  chacun  5oo  fr.  pour  leur  poëme.  3, 000  francs. 
5°  Deux  prix  de  5oo  francs  chacun  aux  sociétés  chorales  particulières  qui 

présenteront  le  meilleur  chœur  de  femmes i  ,000  francs . 

6°  Retenue  annuelle  de  1,000  francs  pour  couvrir  les  frais  d'examen  de 
musique  pour  les  jeunes  filles  qui  se  destinent  au  professorat.  Des  diplômes 
de  capacité,  pour  la  musique  à  deux  degrés,  seront  le  complément  des  di- 
plômes délivrés  pour  l'instruction  ordinaire  par  la  Ville  de  Paris,     i  ,000  francs. 


—  La  déclaration  suivante,  par  laquelle  est  abrogée  la  section  3  de  l'article 
IV  de  la  convention  concernant  les  droits  d'auteur  conclue  entre  la  Grande- 
Bretagne  et  la  France  le  3  novembre  1 85 1, vient  d'être  publiée  dans  la  Galette 
officielle  de  Londres. 

«  Le  gouvernement  de  Sa  Majesté  la  reine  du  Royaume-Uni  de  la  Grande^ 


VARIA  235 

Bretagne  et  d'Irlande  et  le  gouvernement  de  la  République  française,  désirant 
assurer  plus  complètement  dans  chacun  des  deux  pays  la  protection  légale  de 
la  propriété  des  œuvres  dramatiques  et  prévenir  les  difficultés  d'interpréta- 
tion que  peuvent  faire  naître  les  procès  contre  le  plagiat  d'ouvrages  passant 
pour  des  imitations  ou  des  adaptations  faites  de  bonne  foi,  sont  convenus  des 
dispositions  suivantes  : 

»  Est  abrogé  le  paragraphe  3  de  l'article  iv  de  la  convention  du  3  novem- 
bre i85i,  concernant  la  garantie  réciproque  de  la  propriété  des  œuvres 
littéraires  ou  artitisques,  dont  la  teneur  est  comme  suit  :  «  Il  est  entendu 
que  la  protection  stipulée  par  le  présent  article  n'est  pas  destinée  à  empêcher 
les  imitations  ou  les  adaptations  faites  de  bonne  foi  d'œuvres  dramatiques  à 
la  scène,  en  Angleterre  et  en  France  respectivement,  mais  seulement  les  tra- 
ductions plagiaires.  » 

»  En  conséquence,  en  décidant  les  questions  de  plagiat  d'œuvres  dramati- 
ques, les  cours  de  justice  des  pays  respectifs  appliqueront  l'article  4  de  ladite 
convention  du  3  novembre  i85i,  comme  si  le  paragraphe  3  sus-énoncé  n'y 
avait  pas  été  inséré. 

»  La  présente  déclaration  aura  la  même  valeur  et  la  même  durée  que  la 
convention  du  3  novembre  i85i,  à  laquelle  elle  est  annexée. 

»  En  foi  de  quoi,  les  soussignés,  dûment  autorisés  à  cet  effet,  ont  signé  la 
présente  déclaration  et  y  ont  apposé  leurs  sceaux. 

»  Fait  double  à  Londres,  le  11  août  iSyS. 

»  Signé  :  Derby, 

»  d'Harcourt.  » 

—  M.  Massenet  vient  de  terminer  la  partition  du  Roi  de  Lahore,  opéra  en 
trois  actes,  paroles  de  M.  L.  Gallet. 

—  La  reprise  des  Dragons  de  Villars,  à  l'Opéra-Comique,  redonne  une 
certaine  actualité  au  souvenir  suivant,  rappelé  par  Dorante,  le  courriériste  de 
la  Patrie  : 

C'est  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  rue  des  Petits-Augustins,  maintenant 
rue  Bonaparte,  que  les  concurrents  pour  le  grand  prix  de  composition  musi- 
cale furent  d'abord  mis  en  loge.  11  s'agissait  d'une  réclusion  de  trente  et  un 
jours. 

Dans  ces  heures  d'isolement,  quand  l'inspiration  faisait  obstinément  défaut 
et  que  la  nostalgie  de  la  maison  paternelle  commençait  à  gagner  l'esprit, 
quelques  tempéraments  nerveux,  mal  apaisés  par  de  froides  récréations  au 
milieu  d'une  société  sans  confidence,  parmi  des  camarades  nécessairement 
rivaux,  arrivaient  facilement  à  l'exaltation  et  à  la  fièvre. 

Un  jour,  l'un  d'eux,  pris  d'une  espèce  de  délire,  déchira  en  morceaux  son 
œuvre  terminée,  renonçant  ainsi  au  concours  et  à  ses  chances. 

Le  père  Pingard  ramassa  précieusement  les  débris  de  la  cantate  mutilée, 
les  rassembla  au  moyen  d'une  infinité  de  petites  bandes  de  papier  végétal,  et 
engagea  vivement  le  concurrent  désespéré  à  se  présenter  au  concours. 

Cette  cantate  eut  d'emblée  et  du  premier  coup  le  grand  prix  de  composition 
musicale. 


236  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Elle  était  d'Aimé  Maillart,  l'auteur  de  Gastibel^a^  des  Dragons  de  Villars^ 
des  Pêcheurs  de  Catane  et  de  Lara. 

—  Johann  Strauss  travaille  en  ce  moment  à  remanier  la  partition  d'un 
opéra-bouffe  qui  a  obtenu  cet  hiver  un  vif  succès  dans  la  capitale  de  l'Au- 
triche. 

Le  livret  allemand  Qst  intitulé  :  CagUostro  à  Vienne.  La  traduction  fran- 
çaise s'appellera  la  :  Jeunesse  de  CagUostro. 

—  Nous  lisons  dans  le  Ménestrel  : 

Les  répétitions  au  théâtre  de  Bayreuth  sont  terminées,  et  la  petite  ville  si 
vivante  et  si  animée  pendant  quelques  jours  est  rentrée  dans  sa  tranquillité 
coutumière.  Les  rapports  entre  le  maître  et  ses  visiteurs  ont  été  pleins  de 
cordialité,  mais  madame  Cosima  Wagner  ne  leur  a  pas  toujours  fait  bon  vi- 
sage. Elle  a  brouillé  son  mari  non-seulement  avec  le  ténor  Niemann  et 
madame  Marianne  Brandt,  mais  encore  avec  plusieurs  journalistes  qui  avaient 
défendu  la  cause  wagnérienne  iinguibus  et  rostro.  C'est  Hans  de  Bulow  qui 
doit  se  frotter  les  mains  ! 

—  Voici  un  document  très  curieux  :  c'est  le  contrat  fait  entre  le  duc  Sforza 
Cesarini,  directeur  du  théâtre  de  la  Tour-Argentine^  à  Rome,  et  le  maestro 
G.  Rossini,  pour  l'opéra  le  Barbier  de  Séville. 

THÉÂTRE  NOBLE  DE  LA  TOUR  ARGENTINE. 

Rome,  i5  décembre  i8i5 

Le  présent  a  été  fait  sous  seing  privé,  mais  qui  aura  la  même  valeur  qu'un 
contrat  enregistré,  stipule  entre  les  parties  contractantes  : 

Monsieur  le  duc  Sforza  Cesarini,  directeur  du  susdit  théâtre,  commande 
au  maestro  G.  Rossini,  pour  la  prochaine  saison  du  carnaval  de  1816,  lequel 
Rossini  promet  et  s'engage  à  composer  et  mettre  en  scène  le  second  opéra 
bouffe  qui  sera  représenté  pendant  la  dite  saison  au  théâtre  indiqué,  et  sur 
le  libretto  si  nouveau  ou  si  ancien  qui  lui  sera  donné  par  le  directeur. 

Le  maestro  Rossini  s'engage  à  remettre  la  partition  à  la  moitié  du  mois  de 
juin  et  de  l'adapter  à  la  voix  des  chanteurs,  tant  pour  la  bonne  réussite  de  la 
musique  que  pour  la  convenance  et  les  exigences  des  chanteurs. 

Le  maestro  Rossini  admet  aussi  et  s'engage  à  se  trouver  à  Rome,  pour  ré- 
pondre au  présent  contrat,  pas  plus  tard  que  la  fin  de  décembre  courant  et 
de  remettre  à  la  copie  le  premier  acte  de  son  opéra,  parfaitement  complet  le 
20  juin  181G.  Ainsi  dit,  le  20  juin,  afin  de  pouvoir  faire  les  répétitions 
promptement,  et  de  pouvoir  mettre  en  scène  le  jour  qu'il  plaira  au  directeur, 
lequel  a  fixé  la  première  représentation  vers  le  cinq  février.  Le  maestro  Rossini 
devra  également  remettre  à  la  copie,  en  temps  voulu,  le  second  acte  de  son 
opéra,  pour  pouvoir  être  mis  en  scène  le  jour  ultérieurement  indiqué;  au- 
trement le  maestro  Rossini  s'exposerait  à  tous  les  dommages,  parce  ^!/'z7  doi^ 
en  être  ainsi  et  pas  autrement . 

Le  maestro  Rossini  sera  en  outre  obligé  de  diriger  son  opéra  selon  l'usage, 


VARIA  237 

et  d'assister  personnellement  à  toutes  les  répétitions  de  chant  et  d'orchestre, 
toutes  les  fois  que  cela  sera  nécessaire,  tant  au  théâtre  qu'autre  part,  à  la  vo- 
lonté du  directeur;  il  s'oblige  encore  à  assister  aux  trois  premières  représen- 
tations qui  seront  données  consécutivement  et  en  diriger  l'exécution  à 
l'orchestre,  etc.,  etc.,  parce  qu'il  doit  en  être  ainsi  et  pas  autrement. 

En  récompense  de  ses  fatigues,  le  duc  Sforza  Cesarini  s'oblige  à  lui  payer 
la  somme  et  quantité  de  trois  cents  écus  romains  après  les  trois  premières  re- 
présentations, qu'il  devra  diriger  à  l'orchestre. 

Il  est  convenu  qu'en  cas  d'interdiction  ou  de  clôture  du  théâtre,  soit  par 
le  fait  des  autorités,  soit  pour  tout  autre  motif  imprévu,  il  sera  fait  suivant 
les  habitudes  des  autres  théâtres  de  Rome. 

Pour  garantir  l'entier  assentiment  au  premier  contrat,  il  sera  signé  par  le 
directeur  susdit  et  par  le  maestro  G.  Rossini  ;  de  plus,  le  directeur  accorde  le 
logement  au  maestro  Rossini  pour  tout  le  temps  du  contrat  dans  la  même 
maison  assignée  à  M.  Luigi  Zamboni. 

—  «Dans  un  coin  ignoré  du  vieux  Paris,  dit  M.  F.  Oswald,  àxa  Gaulois, 
vivent  un  vieillard  de  quatre-vingt-dix  ans  et  sa  fille,  vieille  demoiselle,  qui 
n'a  eu  en  sa  vie  qu'une  passion,  la  musique,  et  qu'un  amour,  le  chevalier 
Gluck,  amour  innocent  et  respectable  s'il  en  fut.  Lisant  un  jour  les  pages  de 
Berlioz  sur  le  créateur  vénéré  de  la  musique  dramatique  en  France,  pages 
débordantes  d'enthousiasme,  un  passage  la  frappa,  celui  où  le  compositeur 
français  s'écrie  :  «  Il  ne  se  trouve  donc  pas  un  prince  soi-disant  protecteur 
«  des  arts  assez  riche  pour  venger  la  mémoire  de  Gluck  des  vulgaires  éditions 
«  qu'on  a  infligées  à  ses  partitions,  et  nous  rendre  dans  leur  splendeur  prê- 
te mière  ces  œuvres  qui  sont  notre  livre  sacré  ?  »  La  vieille  demoiselle  se  dit: 
Puisque  ce  prince-là  ne  s'est  point  rencontré,  c'est  moi  qui  élèverai  ce  monu- 
ment à  la  gloire  de  mon  chevalier  I  On  fit  le  compte  de  la  fortune  du  respec- 
table ménage,  du  vieillard  et  de  sa  fille,  on  en  déduisit  le  nécessaire  pour  la 
vie  de  tous  deux.  Quarante  mille  francs  restaient  disponibles  :  Gluck  sera 
vengé  des  éditions  profanes!  L'édition  est  commencée,  une  des  œuvres  a  déjà 
paru.  »  Ajoutons  à  notre  tour  que  cette  noble  et  courageuse  enthousiaste  se 
nomme  mademoiselle  Pelletan,  et  qu'elle  est  la  nièce  du  député  de  la  Seine 
qui  porte  le  même  nom. 

—  La  Société  des  auteurs  et  compositeurs  dramatiques  vient  enfin  d'étendre 
son  action  dans  les  pays  étrangers.  Jusqu'ici  la  Belgique  et  la  Suisse  seules 
payaient  des  droits  pour  la  représentation  des  œuvres  françaises  ;  cette  lacune 
regrettable  va  être  comblée.  Voici  la  lettre  circulaire  que  le  comité  de  la 
Société  vient  d'adresser  aux  directeurs  des  théâtres  étrangers: 

«  Pans,  le      août  1876. 
c(  Monsieur  le  Directeur, 

(i  Nous  avons  l'honneur  de  vous  informer  que  la  Société  des  auteurs  et 
compositeurs  dramatiques  de  France  vient  de  créerune Agence  internationale 
à  Paris,  rue  Saint-Marc,  3o,  au  siège  social. 

«  Cette  Société,  dont  nous  sommes  les  mandataires,  renferme  dans  son  sein 
tous  les  auteurs  et  compositeurs  dramatiques  de  France,  sans  exception. 


238  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


«  Elle  a  été  fondée  il  y  a  quarante-six  ans,  et,  depuis  cette  époque,  elle 
fonctionne  régulièrement  et  légalement. 

«  La  Société  des  auteurs  et  compositeurs  dramatiques  est  constituée  par 
acte  passé  devant  M^  Thomas  et  son  collègue,  notaires  à  Paris,  en  date  du 
18  novembre  1837. 

«  Elle  charge  une  Commission  élue  de  défendre  ses  intérêts  et  elle  confie 
à  une  agence  le  soin  de  percevoir  ses  droits. 

«  Les  deux  titulaires  de  cette  agence  sont  MM.  Peragallo  et  Roger,  demeu- 
rant à  Paris,  rue  Saint-Marc,  3o.  Ce  sont  eux  qui  agissent  pour  nous  dans 
toute  la  France.  C'est  à  eux  seuls  que  nous  venons  de  confier  la  direction  de 
notre  Agence  internationale. 

«  En  créant  cette  agence,  nous  avons  un  double  but  : 
«  FaciUter  l'échange    de    nos  relations   avec  les   directeurs  des    théâtres 
étrangers. 

«  Supprimer  les  charges  que  nécessitait  le  concours  des  intermédiaires. 
«  Depuis  quelques  années,  les  directeurs  étrangers  ont  compris  qu'il  était 
de  leur  intérêt  de  s'assurer  le  droit  régulier  de  représenter  les  œuvres  fran- 
çaises. 

«  Aussi,  dès  qu'une  œuvre  était  représentée  à  Paris,  ou  seulement  annoncée 
dans  les  journaux,  cherchaient-ils  les  moyens  de  traiter  avec  l'auteur.  Ces 
négociations  n'ont  pas  toujours  eu  des  résultats  satisfaisants  pour  les  direc- 
teurs étrangers  qui,  jusqu'à  présent,  étaient  forcés  de  s'adresser  à  des  inter- 
médiaires dont  le  concours  leur  était  onéreux. 

«  Aujourd'hui,  grâce  à  notre  Agence  internationale,  les  directeurs  sauront 
sûrement  à  qui  s'adresser  et  n'auront  plus  à  craindre  ni  retards,  ni  frais  ex- 
cessifs. 

«  Dès  qu'une  œuvre  française  sera  jouée  ici  ou  annoncée  dans  les  journaux, 
ils  pourront  se  mettre  directement  en  relations  avec  MM.  Peragallo  et  Roger. 
^  Une  fois  les  conditions  débattues  et  acceptées,  nos  agents  ont  tout  pou- 
voir pour  en  assurer  l'exécution  par   l'entremise  de  leurs  correspondants 
dans  toutes  les  grandes  villes  d'Europe  et  d'Amérique. 

«  Nous  espérons.    Monsieur,    que  vous   comprendrez  les  avantages  qui 
doivent  résulter  pour  vous  de  la  création  de  cette  Agence  internationale,  et 
que  vous  voudrez  bien  entrer  en  relations  directes  avec  nos  agents  généraux, 
que  nous  accréditons  auprès  de  vous. 
«  Agréez,  etc. 
«  Pour  la  Commission  des  Auteurs  et  Compositeurs  dramatiques,  composée 
de  MM.    Camille    Doucet,  président;    Ferdinand   Dugué,    Michel 
Masson,  Jules   Barbier,   vice-présidents  ;    Henri   Becque,    Henri   de 
BoRNiER,   Edouard   Cadol,  Alfred  Duru,  Eugène  Labiche,  Charles 
DE    la    Rounat,    Charles  Lecocq,   Louis    Leroy,   Emile  de    Najac, 
"Edouard  Pailleron,  Théophile  Semet; 

Le  Président^ 
Camille  Doucet,  » 


VARIA  239 


NOUVELLES 

ARis.  —  Opéra.  —  Madame  Gueymard  fera  sa  rentrée  le  i«''  septem- 
bre dans  les  Huguenots^  madame  Carvalho  le  6,  dans  Faust,  et 
M.  Faure  le  i5,  dans  Hamlet.  Mademoiselle  de  Reszké  reprendra 
le  rôle  de  Marguerite  de  Faust,  après  madame  Carvalho.  Don  Juan 
ne  passera  qu'au  mois  d'octobre. 

—  On  parle  de  transporter  à  l'Opéra  Rîgoletto^  pour  M.  Faure. 

—  En  attendant,  les  études  de  Jeanne  d'Arc  continuent.  Les  ensembles 
sont  sus,  mais  les  répétitions  avec  les  sujets  ne  commenceront  qu'en  octobre. 

M.  Mermet  a  supprimé  le  personnage  d'Isabeau  de  Bavière. 

Voici  la  distribution  des  principaux  rôles  : 

Charles  VII  Faure 

Jeanne  d'Arc  M"«  Krauss 

Agnès  Sorel  M™e  Carvalho 

Opéra-Comique . — Un  jeune  ténor,  M.  Valdejo,  sorti  du  Conservatoire  il  y  a 
deux  ans,  vient  de  faire  de  très  bons  débuts  dans  Zampa  et  la  Dame  blanche.  Il 
est  engagé  à  Lyon  pour  toute  la  saison  d'hiver,  après  quoi,  il  reviendra  pren- 
dre sa  place  à  l'Opéra-Comique.  Il  continuera  ses  débuts  dans  l'Éclair, 
d'Halévy. 

—  M.  Lucien  Collin  vient  d'être  engagé  par  M.  du  Locle.  Ce  jeune  artiste, 
premier  prix  d'harmonie  au  Conservatoire,  était  attaché  depuis  trois  ans  à 
l'orchestre  de  l'Opéra-Comique  en  qualité  de  premier  cornet  à  pistons. 

—  Voici  la  distribution  du  Val  d'Andorre,  que  l'Opéra-Comique  va  repren- 
dre prochainement  : 

Jacques  Sincère  Obin 

Stéphan  Stéphan 

Saturnin  Gaisso 

Le  Joyeux  Barré 

Lendormi  Teste 

Le  Syndic  Dufriche 

Rose-de-Mai  M^^es  Chapuy 

Georgette  Ducasse 

Thérésa  Vidal 
M.  Stéphan  vient  de  Troyes,  où  il  chantait  les  ténors  de  demi-caractère 
dans  le  grand  opéra 

M.  Caisso  est  un  des  lauréats  de  cette  année  au  Conservatoire. 

Mademoiselle  Vidal  a  joué  l'an  dernier,  à  l'Opéra-Popiilaire,  le  rôle  de 
Phryné  dans  les  Amours  du  diable. 

Théâtre-Lyrique.  M.  Arsène  Houssaye  renonce  à  la  direction  du  Théâtre- 
Lyrique.  Il  est  remplacé  par  M.  Campo-Casso,  l'ancien  directeur  du  Théâtre 


240 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


de  la  Monnaie  à  Bruxelles.  Mais  M.  Campo-Casso  sera-t-il  plus  heureux  que 
son  prédécesseur  et  parviendra-t-il  à  trouver  un  théâtre  en  temps  utile  ? 
Nous  en  doutons. 

Bouffes-Parisiens.  La  réouverture  de  ce  théâtre  aura  lieu  aujourd'hui  avec 
la  Jolie  Parfumeuse  pour  la  rentrée  de  madame  Théo  et  de  M.  Daubray.  Le 
rôle  de  Bavolet  servira  de  début  à  mademoiselle  Zélie  Weill  et  celui  de  Poirot 
à  M,  Colombey. 

La  pièce  a  été  remontée  à  neuf,  et  le  personnel  des  coryphées  et  des 
chœurs  complètement  renouvelé. 

Après  la  Jolie  Parfumeuse^  viendra  un  spectacle  composé  de  trois  pièces 
en  un  acte  pour  mesdames  Théo,  Luce,  Couturier,  MM.  Daubray  et  Co- 
lombey. 

Quant  à  la  Créole^  on  attend  madame  Judic  pour  en  faire  la  lecture,  et  la 
pièce  passera  du  i5  au  20  octobre. 

—  Madame  Théo  a  renouvelé  son  engagement  pour  trois  ans. 

Folies-Dramatiques.  —  aujourd'hui,  pour  la  réouverture,  reprise  des 
Cent  Vierges  avec  la  distribution  que  nous  avons  donnée  dans  un  pré- 
cédent numéro. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction, 

O.   LE   TRIOUX, 


rropriétaire-Gérant  :  Qyi'BJTHU^    HEULHo.n'-ii  .■ 


t'aris.  —    Alcan-Lévy,  imprimeur  breveté,  rue  de  Latayelte,  61. 


LOI    CH'K.OS^JQUE    zMUSICattLH 


.  IX.  No54|^ 


LES    CASTRATS 


OTRE  intention  n'est  pas  de  démontrer  ici  la 
raison  des  effets  produits  par  la  mutilation  sur 
l'organe  vocal,  d'après  les  observations  de  plu- 
sieurs médecins  célèbres,  Ambroise  Paré,  entre 
autres,  lequel  constate  que  «  la  voix  après  la 
castration  est  plus  gresle.  »  Lichtenthal,  dans 
son  Dictionnaire  de  Musique^  s'est  suffisam- 
ment étendu  sur  ce  sujet.  Mais,  envisageant  la 
question  au  point  de  vue  purement  musical, 
nous  rechercherons  d'où  vient  l'usage  barbare  de  conserver  aux  jeunes 
garçons  leur  voix  de  soprano  et  de  contralto,  en  les  soumettant  à 
l'époque  de  la  mue,  c'est-à-dire  à  l'âge  de  treize  ou  quatorze  ans,  à  une 
opération  odieuse  qui  les  prive  pour  toujours  de  leur  qualité  d'hommes 
IX.  i6 


242  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


et  en  fait  des  eunuques  à  la  voix  aiguë,   limpide  et  claire,  semblable 
à  celle  des  enfants  et  des  femmes. 

La  castration  s'est  pratiquée  de  tout  temps  chez  les  peuples  de  l'Orient. 
Suivant  une  tradition  rapportée  par  Ammien  Marcellin,  l'introduction 
de  cet  usage  remonterait  àSémiramis;  cependant^  un  écrivain  grec 
anonyme,  dont  un  fragment  découvert  dans  la  Bibliothèque  de  VEscurial 
a  été  publié  par  Heeren,  le  met  sur  le  compte  d'une  reine  nommée 
Lythuse.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  assertions  plus  ou  moins  fondées,  on 
peut  regarder  comme  certain  que  les  châtrés  ou  eunuques  étaient  connus 
en  Egypte  du  temps  de  Joseph,  puisqu'il  fut  vendu  à  Putiphar  par  un 
des  eunuques  du  Pharaon  régnant.  Ces  derniers,  comme  on  sait,  étaient 
employés  au  service  des  harems. 

La  mutilation  des  hommes,  avec  une  destination  musicale,  ne  re- 
monte pas  si  haut  dans  l'histoire.  Selon  la  prohibition  qu'on  avait 
formulée  :  Mulier  absit  à  choro,  les  femmes  furent  pendant  longtemps 
bannies  des  sanctuaires.  Comme  on  avait  remarqué  qu'un  des  effets  de 
la  castration  est  de  maintenir  l'organe  vocal  dans  l'état  où  il  était  avant 
la  puberté,  c'est-à-dire  d'empêcher  que  la  voix  de  soprano  ou  de 
contralto  des  jeunes  garçons  changeât  de  timbre  et  de  nature,  les  fana- 
tiques de  Fart  du  chant  imaginèrent  de  faire  tourner  au  profit  de  la 
musique  sacrée  cette  coutume  barbare,  et  l'on  introduisit  bientôt  des 
castrats  dans  les  églises,  pour  exécuter  les  chants  religieux. 

Balzamon,  de  Constantinople,  qui  écrivit  au  douzième  siècle  son 
Cojiimentaire  sur  le  Cojicile  de  Trulles,  nous  apprend  en  effet  que 
de  son  temps  le  chant  d'église  se  composait  de  voix  de  castrats.  Ce 
témoignage  est  confirmé  par  un  fait  curieux,  dont  on  doit  la  conserva- 
tion à  l'histoire  de  l'Église  russe  :  en  i  iSy,  un  castrat  nommé  Manuel^ 
venant  de  Grèce  avec  deux  autres  chanteurs,  s'établit  à  Smolensk  pour 
y  organiser  le  chant.  Enfin,— ce  dernier  renseignement  est  péremptoire, 
—  Socrate  le  Scholastique  fait  mention  d'un  certain  Brinon,  eunuque, 
préposé  à  l'enseignement  des  chanteurs  des  hymnes,  ce  qui  permet  de 
placer  l'origine  du  chant  des  castrats  au  quatrième  siècle,  quoique  peut- 
être  ce  fait,  qui  devint  plus  tard  général,  ne  se  présentât  qu'exception- 
nellement. 

L'opération  qui  produit  ce  genre  de  virtuoses  fut  apportée  d'Orient 
en  Europe  au  Moyen  âge  par  les  Arabes.  Une  bulle  du  Pape  Sixte- 
Quint  (i  SSS-iSgo),  adressée  au  nonce  apostolique,  en  Espagne,  nous 
apprend  effectivement  que  depuis  longtemps  les  castrats  étaient  admis 
comme  chanteurs  dans  les  principales  églises  de  la  Péninsule.  Cette  opé- 
ration passa  ensuite  d'Espagne  en   Italie,  dans  la   capitale  de  laquelle. 


LES  CASTRAIS  248 


au  dire  de  Fornari  (i),  il  y  eut  très  anciennement  des  Espagnols  que 
l'on  nommait  falseti^  et  l'historien  italien  assure  que  Jean  de  Sanctos^ 
mort  à  Rome  en  1625,  a  été  le  dernier  fausset  espagnol  de  la  Chapelle 
du  Pape. 

L'Italie  passa  donc  à  bon  droit  pour  avoir  été  une  pépinière  de  cas^ 
trats.  On  a  même  souvent  reproché  aux  États  de  l'Eglise  d'en  avoir  fait, 
pour  ainsi  dire,  une  branche  de  commerce,  et  d'avoir  «  doté  les  autres 
parties  de  l'Europe  d'une  multitude  de  ces  chanteurs  à  voix  artificielle.  » 
C'est  ainsi  qu'à  la  fin  du  seizième  siècle,  la  Chapelle  du  duc  de  Bavière 
possédait  un  certain  nombre  de  chanteurs  de  cette  espèce.  M.  Delmotte^ 
dans  une  notice  biographique  d'Orland  de  Lassus  (2),  le  contemporain 
et  le  rival  de  Palestrina,  fait  mention  de  six  castrats  employés  à  cette 
chapelle  en  iSôg,  et  dont  un  nommé  Landschreihr  était  le  et  surveil- 
lant. »  Toujours  est- il  que  ces  chanteurs  ne  paraissent  pas  avoir  été 
introduits  dans  la  chapelle  pontificale  avant  le  commencement  du  dix- 
septième  siècle  ;  ils  y  remplacèrent  les  entants  et  les  hauts  ténors  ou 
contraltini  qui  chantaient  la  partie  de  soprano  en  voix  de  fausset  aigu, 
appelé  à  cause  de  cela,  falseti,  comme  on  l'a  vu  précédemment. 

D'après  M.  Georges  Kastner  (3)^  «  l'interprétation  erronée  d'un  pas- 
sage d'Adami  de  Bolsena  avait  fait  penser  que  le  père  Girolamo  Rosini 
de  Pérouse,  reçu  à  cette  chapelle,  en  1601,  avait  peut-être  été  le  premier 
castrat  qu'on  y  ait  entendu,  Forkel,  Burney,  Ern.  Gerbert  et  d'autres 
ont  été  trompés  eux-mêmes  sur  le  sens  des  mots  «  qiiesto  fu  il  primo 
soprano  dUtalia  »  qu'Adami  de  Bolsena,  dans  le  passage  en  question  (4), 
rapporterait  sans  doute  à  la  priorité  du  talent,  donnant  ainsi  à  entendre 
que  le  père  Girolamo  Rosini  était  le  plus  fameux  castrat  de  son 
époque.  » 

On  assure  que  le  Pape  Clément  VIII  (i592-i6o5)  autorisa,  par  un 
bref  spécial,  la  castration  ad  honorem  Dei(5).  Un  pareil  encouragement 
ne  pouvait  que  multiplier  les  castrats,  qui  bientôt  passèrent  de  l'église 
dans  les  théâtres,  et  dont  le  nombre  devint  d'autant  plus  considérable 
que  les  virtuoses  de  cette  classe  arrivaient  promptement  aux  honneurs 
et  à  la  fortune. 

En  France,   les   castrats  commencèrent  à  faire  parler  d'eux  au  com- 


[i)  Narraiione  storica  délia   capella  pontificia.  —  Cf.  Lichtenthal,  i^/f/o».  ieZ/a 
musica, 

(2)  Valenciennes,  i836. 

(3)  Parémiologie  musicale,  Vo.  Chanteur. 

(4)  Voy.  Catalogo  de'  nomi,  cognomi  e  patria  de'  cantori  pontijicj,  p,  i8g. 

(5)  Schubart.  Jdeen  ^u  einer  Acsthetik  der  Tonkunst. 


244  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

mencement  du  dix-septième  siècle.  «  Feu  madame  de  Longueville,  dit 
Tallemant  des  Réaux,  dans  son  Historiette  de  Bertaut,  s'avisa  la  pre- 
mière, ne  voulant  pas  prononcer  le  mot  de  châtré,  de  dire  cet  incom- 
modé, en  montrant  un  châtré  qui  chantait  fort  bien,  et  qui  vint  à  la 
Cour  du  temps  du  cardinal  Richelieu.  «  Mon  Dieu  !  mademoiselle, 
disait-elle  à  mademoiselle  de  Senecterre,  que  cet  incommodé  chante 
bien!  »  Depuis,  on  appela  ainsi  tous  les  châtrés  dans  ces  comédies  en  musi- 
que que  le  cardinal  Mazarin  faisait  jouer.  »  L'incommodé  dont  il  s'agit 
était  Bertoldo  (dit  Bertod),  de  la  Chapelle  de  Louis  XIII.  La  Cour, 
paraît-il,  adopta  cette  expression  bien  digne  des  Précieuses  et  s'empressa 
de  l'appliquer  à  Piccini,  Melone,  Melani,  etc.,  etc. 

Sous  le  règne  de  Louis  XIV,  le  nombre  des  castrats  rie  fît  que  s'ac- 
croître. Scarron,  au  chapitre  XV  du  Roman  comique^  parle  d'  «  un  petit 
chastré  organiste  d'une  église,  »  et  une  plaisante  anecdote,  tirée  des  Mé- 
moires de  la  Princesse  Palatine,  montre  que  plusieurs  d'entre  eux 
étaient  attachés  au  service  du  roi.  Il  s'agit  de  la  reine  Christine  de  Suède. 
«  Cette  princesse,  au  lieu  de  mettre  un  bonnet  de  nuit,  s'enveloppait  la 
tête  d'une  serviette.  Une  nuit,  ne  pouvant  dormir,  elle  fit  venir  la  mu- 
sique devant  son  lit  ;  elle  avait  fait  tirer  les  rideaux,  en  sorte  que  les 
musiciens  ne  pouvaient  la  voir  ;  mais^  enchantée  d'un  morceau  qu'ils 
exécutèrent,  elle  avança  brusquement  la  tête  entre  les  rideaux,  en  s'é- 
criant  :  «  Mort  diable  !  qu'ils  chantent  bien  !  »  A  l'aspect  de  cette  figure 
grotesque,  les  Italiens,  surtout  les  castrati,  qui  ne  sont  pas  des  plus 
braves,  furent  tellement  saisis  qu'ils  restèrent  court  (i). 

Pour  en  revenir  à  l'Italie,  les  philanthropes  ne  tardèrent  pas  à  récla- 
mer contre  la  castration,  et  cette  spéculation  immorale  fut  défendue  dans 
les  Etats  de  l'Église.  Clément  XIV  interdit  toute  préparation  au  chant 
ayant  pour  but  de  donner  aux  jeunes  garçons  une  voix  artificielle,  et 
permit  que  les  femmes  tinssent  dans  les  églises  la  partie  de  soprano,  Il 
prescrivit  également  aux  directeurs  des  théâtres  de  Rome  de  faire  remplir 
les  rôles  de  femmes  par  des  femmes,  et  non  par  des  hommes  travestis, 
comme  cela  s'était  pratiqué  jusqu'alors.  Malgré  cette  prohibition  officielle, 
malgré  les  peines  sévères  et  même  l'excommunication,  il  paraît  qu'elle 
ne 'fut  pas  abolie  dans  toute  PItalie,  puisqu'en  1789,  d'après  V Esprit 


(i)  Un  Jésuite,  le  père  Raynâuld,  de  Dijon,  fit  iniprinàer  dàn§  Cette  ville,  en  l65d^ 
tin  traité  en  latin  intitulé  :  Eunuchi  nati,  facti,  mystici,  ex  sacra  ethumana  litterd- 
tura  illustrati  {i  vol.  in-4),  dont  le  5°  chapitre  contient  un  long  paragraphe  sous 
la  rubrique  :  De  exsectione  ob  dutiiirnoris  vocis  acumeii,  ad  musicos  concentus  neées- 
sarium.  L'auteur  y  discute  à  grand  renfort  de  citations  érudites  les  arguments  pour 
et  contre  la  castration. 


LES  CASTRATS  245 


des  Journaux  de  cette  même  année,  on  voyait  encore  dans  les  rues  de 
Naples  des  enseignes  portant  ces  mots  :  «  Ici  on  châtre  proprement  et  à 
bon  marché.  »  Selon  M.  Anders,  littérateur-musicien  des  plus  érudits, 
lors  de  l'occupation  de  l'Italie  par  Napoléon  V%  des  mesures  rigoureuses 
furent  prises  pour  anéantir  complètement  l'usage  de  la  castration.  Si 
l'on  y  parvint,  cela  ne  dura  guère.  On  lit,  en  effet,  dans  le  Dictionnaire 
de  Plain- Chant  et  de  Musique  d'église^  par  d'Ortigues,  que,  d'après  les 
renseignements  recueillis  il  y  a  quelques  années,  une  tentative  de  réor- 
ganisation se  serait  effectuée;  que  l'on  aurait  formé  pour  eux,  sous  la 
direction  d'un  castrat,  une  école  de  chant  dans  l'établissement  degli 
Orfanelli^  qui  renferme  plusieurs  jeunes  gens  des  diverses  contrées  de 
l'Italie,  privés  de  leur  virilité  par  maladresse  ou  par  accident. 

Si  l'on  en  croit  le  musicographe  anglais  Burney  (i),  les  Italiens  se 
défendent  de  souscrire  à  cet  abus.  «  Je  me  suis  enquis  par  toute  l'Italie, 
dit-il,  de  V endroit  principalement  où  l'on  dispose  les  garçons  à  les  faire 
chanter  par  castration,  mais  je  n'ai  pu  obtenir  un  renseignement  cer- 
tain. A  Milan,  on  me  dit  que  c'était  Venise;  —  à  Venise,  que  c'était 
à  Bologne;  —  mais  à  Bologne  on  me  nia  le  fait,  et  fus  renvoyé  à  Flo- 
rence. De  Florence,  on  me  renvoya  à  Rome,  et  de  Rome  à  Naples.  » 
L'opération,  ajoute  Burney,  est  certainement  contre  les  lois  aussi  bien 
que  contre  la  nature,  et  les  Italiens  en  sont  si  honteux,  que  chaque  pro- 
vince rejette  ce  fait  sur  quelque  autre.  Cette  pratique,  on  le  conçoit, 
étant  absolument  défendue  dans  les  Conservatoires  d'Italie,  les  jeunes 
castrati  venaient,  en  général,  de  Leccia,  dans  la  Fouille.  Ces  virtuoses 
démasculinisés  étaient  néanmoins  amenés  à  un  Conservatoire  pour  faire 
essayer  leur  voix  avant  d'être  ca^fraf/,  et,  alors,  si  l'effet  était  favorable,  les 
parents  les  ramenaient  chez  eux  pour  procédera  la  barbare  mutilation.  La 
loi  punit  de  mort,  il  est  vrai,  quiconque  exécute  cette  opération  et  excom- 
munie ceux  qu'elle  concerne  ;  néanmoins  les  «  praticiens  »  exercent 
avec  la  plus  grande  impunité,  car,  ainsi  que  le  fait  remarquer  Fétis  (2), 
en  Italie  et  surtout  dans  le  royaume  de  Naples,  on  n'est  jamais  embar- 
rassé pour  cacher  ces  sortes  de  spéculations  sous  le  prétexte  d'un  accident 
quelconque.  Une  blessure,  disait-on,  survenu  au  jeune  Broschi,  —  sur- 
nommé Farinelli,  —  à  la  suite  d'une  chute  de  cheval,  n'avait  été  jugée 
guérissable  par  le  chirurgien  qu'au  moyen  de  la  castration.  Il  n'y  avait 
pas  un  castrat  italien  qui  n'eût  à  conter  sa  petite  histoire  toute  sembla- 
ble. »  Il  y  a  même,  assure-ton,  des  exemples  de  l'opération  faite  à  la 
requête  de  l'enfant  lui-même.  Te)  fut  le  cas  de  Grasseto,  à  Rome. 


(i)  The  Présent  state  ofmusic  in  France  and  Italy. 
(2)  Biographie  universelle  des  Musiciens,  art.  Broschi. 


246  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


La  plupart  des  grands  chanteurs  du  dix-huitième  siècle  ont  été  des 
castrait.  On  cite  notamment  Baltha^ar  Ferri^  Giiadagni^  Senesino, 
Gi{^iello,  Pacchiarotti,  Marchesî,  Minelli  et  Carestini,  sur  le  compte 
duquel  il  existe  une  anecdote  piquante.  On  louait  devant  une  jeune  fille 
la  belle  voix  de  ce  castrat  :    «  Sans  doute,  dit  l'ingénue,   il  a  une  belle 
voix  ;  mais  il  semble  qu'il  lui  manque  quelque  chose.  »    Les  virtuoses 
que  nous  venons  de  citer  étaient  doués  d'une  voix  superbe  et  possé- 
daient un  véritable   talent;  cependant  ils   ont  tous  été  surpassés  par 
Caffarelli  qui,  selon  l'expression  de  Diderot  {Lettre  sur  le  Caractère)^ 
«  jetait  les  gens  dans  le  ravissement,  »  et  par  Farinelli^  que  tous  les 
peuples  de  l'Europe  ont  couvert  de  couronnes  et  d'applaudissements. 
Celui-ci  arriva  même  'au  dernier  degré  de  la  fortune.   Engagé  par  la 
reine  d'Espagne  pour  distraire  le  rêveur  et   taciturne  Philippe  V,  il 
chanta  devant  ce  souverain,  pendant  dix  années  consécutives,  environ 
3,600  fois  les  quatre  mêmes  morceaux  et  jamais  autre  chose.  Cela  aux 
appointements  de  5o,ooo  fr.  par  an,  ce  qui,  par  conséquent,  rapporta  à 
l'artiste    5oo,ooo  fr.,  somme  à  peu  près  équivalente  à  un  million  d'au- 
jourd'hui ;  mais,  remarque  Fétis,  «  c'était  payer  un  peu  cher  le  pouvoir 
et  la  fortune.  »  En  effet,  Farinelli  devint  le  ministre  ou  plutôt  le  favori 
de  Philippe  V  et  de  Ferdinand  VI.  On  raconte  sur  lui  et  sur  l'usage 
qu'il  fit  de  son  crédit,  quelques  anecdotes  qui  méritent  d'être  rappor- 
tées (i).  Allant  un  jour  à  l'appartement  du  roi,  où  il  avait  le  droit  d'en- 
trer à  toute  heure,  il  entendit  un  officier  des  gardes  dire  à  un  autre  qui 
attendait  le  lever  :  «  ^Les  honneurs  pleuvant  sur  un  misérable  histrion, 
et  moi,  qui  sers  depuis  trente  ans,  je  suis  sans  récompense.  »  Farinelli 
se  plaignit  au  roi  de  ce  qu'il  négligeait  les  hommes  dévoués  à  son  service, 
lui  fit  signer  un  brevet,  et  le  remit  à  l'officier  lorsqu'il  sortit,  en  lui 
disant  :  «  Je  viens  de  vous  entendre  dire  que  vous  serviez  depuis  trente 
ans,  mais  vous  avez  eu  tort  d'ajouter  que  ce  fût  sans  récompense.  »  Une 
autre  fois,  il  sollicitait  en  faveur  d'un  grand  seigneur  une  ambassade 
que  celui-ci  désirait  :  «  Mais  ne  savez- vous  pas  (lui  dit  le  roi)  qu'il 
n'est  pas  de  vos  amis,  et  qu'il  parle  mal  de  vous  ?  —  Sire,  répondit  Fari- 
nelli, c'est  ainsi  que  je  désire  me  venger.  »  Il  avait,  d'ailleurs,  de  la 
noblesse  et  de  la  générosité  dans  le  caractère;  l'anecdote  qui  suit  en  est 
la  preuve  ;  elle  est  fort  connue  ;  on  en  a  fait  le  sujet  d'un  opéra.  Farinelli  ■ 
avait  commandé  un  habit  magnifique  :  quand  le  tailleur  qui  l'avait  fait 
le  lui  porta,  l'artiste  lui  demanda  son  mémoire.  —  «  Je  n'en  ai  point 
fait,  »  dit  le  tailleur.  —  Comment?  —  Non,  et  je  n'en  ferai  pas.  Pour 

(i)  Voya  Fétis,  Biographie  universelle  des  Musiciens,  art,  Broschi. 


LES  CASTRATS  247 


tout  payement,  reprit-il  en  tremblant,  je  n'ai  qu'une  grâce  à  vous  deman- 
der. Je  sais  que  ce  que  je  désire  est  d'un  prix  inestimable,  et  que  c'est 
un  bien  réservé  aux  monarques  ;  mais  puisque  J'ai  eu  le  bonheur  de 
travailler  pour  un  homme  dont  on  ne  parle  qu'avec  enthousiasme,  je  ne 
veux  point  d'autre  payement  que  de  lui  entendre  chanter  un  air.  »  En 
vain  Farinelli  essaya-t-il  de  faire  changer  de  résolution  à  cet  homme  ;  en 
vain  voulut-il  lui  faire  accepter  de  l'argent;  le  tailleur  fut  inébranlable. 
Enfin,  après  beaucoup  de  débats,  Farinelli  s'enferma  avec  lui,  et  déploya 
devant  ce  mélomane  toute  la  puissance  de  son  talent.  Quand  il  eut  fini, 
le  tailleur,  enivré  de  plaisir,  lui  exprima  sa  reconnaissance  ;  il  se  dispo- 
sait à  se  retirer  :  «  Non,  lui  dit  Farinelli,  j'ai  l'âme  sensible  et  fière,  et 
,  ce  n'est  que  par  là  que  j'ai  acquis  quelque  avantage  sur  la  plupart  des 
autres  chanteurs.  Je  vous  ai  cédé,  il  est  juste  que  vous  cédiez  à  votre 
tour.  »  En  même  temps  il  tira  sa  bourse  et  força  le  tailleur  à  recevoir  le 
double  de  ce  que  son  habit  devait  valoir. 

N'oublions  pas  Crescentini,  qui  devint  professeur  de  la  famille  impé- 
riale, à  Vienne,  en  i8o5.  Crescentini  vint  à  Paris  et  fit  les  délices  de  la 
Capitale  de  1806  à  1812.  Dans  la  pièce  de  Roméo  et  Juliette^  de  Zinga- 
relli,  jouée  aux  Tuileries,  en  1808,  il  fit  tant  d'impression  sur  toute 
l'assistance,  que  Napoléon,  ému  jusqu'aux  larmes,  lui  envoya  la  décora- 
tion de  la  Couronne  de  fer^  dont  il  le  fit  chevalier. 

hà  Revue  et  Galette  musicale  du  i3  mars  i85o,  parle  d'un  élève 
de  Crescentini,  «  qui  efi  avait  d'abord  espéré  quelque  chose  et  l'aurait 
traité  en  confrère —  »  Mais  sa  voix,  quoique  agréable,  ne  justifia 
point  sa  confiance,  et  elle  laissa  toujours  à  désirer  sous  le  rapport  de 
la  force  et  de  la  justesse  d'intonation.  On  parlait  encore,  il  y  a  qua- 
rante ans  environ,  d'un  vieux  castrat  nommé  Tarquinio,  pensionné  par 
la  cour  de  Dresde,  Quoi  qu'il  en  soit,  Crescentini  et  Ve/wif/,  que  Rossini 
produisit  dans  Aureliano  in  Palmira,  en  18 14,  à  Milan,  sont  les  der- 
niers castrats  qui  aient  joui  d'une  grande  renommée. 

Les  castrats,  plus  que  les  autres  virtuoses,  sont  enclins  à  la  vanité, 
témoin  Caffarelli  (opéré  à  Norcia),  qui,  après  s'être  retiré  millionnaire 
du  théâtre,  où  il  avait  chanté  si  longtemps  les  rôles  de  femmes  avec  un 
succès  extraordinaire  dont  il  n'y  avait  point  eu  d'exemple  jusque-là, 
acheta  un  duché,  prit  le  titre  de  duca  di  Santo-Dorato,  et  se  fit  élever, 
peu  de  temps  avant  son  décès,  un  palais  avec  cette  orgueilleuse  inscrip- 
tion :  «  Amphion  Thebas,  ego  domum.  » 

Pour  éviter  de  blesser  l'amour-propre  de  ces  êtres  délicats  et  suscepti- 
bles, dit  M.  Georges  Kastner  (i),  autant  que  pour  leur  faire  oublier  ce 
(i)  Parémiologie  musicale,  v"  Musico. 


248  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

qui  les  diflFérenciait  des  autres  hommes,  on  devait  paraître  ignorer  leur 
état  physiologique.  «  En  Italie,  un  castrat  n'était  donc  pas  un  castrat  ; 
c'était  un  soprano  ou  un  musico  (musicien).  Ainsi  le  premier  chanteur 
réduit  à  l'état  d'Origène,  était-il  j?rzmo-mM5/co,  et  cette  dénomination  ne 
pouvait  que  l'honorer.  Cependant  le  fréquent  emploi  de  musico  dans 
cette  acception  la  rendit  bientôt  équivoque.  Une  anecdote  assez  piquante 
en  fournit  la  preuve.  Dans  les  premiers  temps  de  son  séjour  en  Italie,  le 
brave  et  savant  compositeur  qui  fut  le  maître  de  Weber  et  celui  de 
Meyerbeer,  l'abbé  Wogler,  se  trouvait  un  jour  en  grande  compagnie  de 
maestri  et  de  dilettantes.  Mal  familier  avec  les  idiotismes  de  la  langue 
italienne,  il  voulut  parodier  le  célèbre  mot  du  Corrége  :  «  Moi  aussi  Je 
<c  suis  musicien,  dit-il  :  —  AncK'  io  son  musico  f  »  Toute  la  société  le  re- 
garda aussitôt  avec  de  grands  yeux.  Il  est  probable  qu'il  se  trouva  quel- 
qu'un dans  la  réunion  assez  charitable  pour  avertir  directement  le  bon 
Wogler  du  sens  fâcheux  attaché  au  mot  musico. 

Comme  le  montre  cette  anecdote,  les  castrats  n'étaient  point  à  l'abri 
des  sarcasmes  qu'inspirait  leur  espèce  de  dégradation.  En  butte  au  ridi- 
cule, au  mépris  et  aux  mauvaises  plaisanteries,  ils  étaient  d'autant 
plus  moqués  et  bafoués  qu'ils  étaient  vaniteux  et  plus  susceptibles, 
Salvator  Rosa,  dans  sa  mordante  satire  intitulée  La  Musica,  a  lancé 
contre  eux  les  traits  les  plus  cruels,  et  Marcello  a  esquissé  de  main  de 
maître  plus  d'un  type  bouffon  de  musico  dans  deux  madrigaux  à  quatre 
voix  de  son  Teatro  alla  moda,  où  il  les  compare  à  des  moutons  chan- 
tant à  l'envi  :  bée,  bée,  bée. 

Lichtenthal  {Di\ion.  délia  musica^  remarque  avec  quelque  raison 
que  les  mutilés  ne  sont  point  incapables  de  parvenir  à  un  haut  degré 
dans  les  sciences  et  dans  les  arts.  Il  cite  quelques  eunuques  célèbres 
qui,  chez  les  Babyloniens,  les  Egyptiens  et  les  Persans,  ont  occupé 
la  place  de  premier  ministre,  «  Dans  les  temps  modernes,  ajoute-t-il,  on 
a  vu  des  castrats  qui,  sans  être  capitaines  ou  des  hommes  d'État,  ont  su, 
dans  des  circonstances  scabreuses,  se  conduire  avec  beaucoup  de  pru- 
dence et  une  véritable  sagesse,  ce  qui  n'aurait  pas  été  possible  avec  de 
faibles  forces  (sic)  intellectuelles.  » 

On  a  même  vu  des  castrats  inspirer  aux  femmes  de  grandes  passions. 
Tel  fut  Gaétan  Majorano,  plus  connu  sous  le  nom  de  Caffarelli.  Les 
bonnes  fortunes  lui  arrivaient  de  toutes  parts.  «  Elles  faillirent  lui  coûter 
cher,  raconte  Fétis  (i),car,  se  trouvant  près  d'une  dame  du  plus  haut 
rang,  il  se  vit  contraint,  pour  fuir  la  colère  d'an  mari  Jaloux,  de  se  tenir 

(i)  Biographie  universelle  des  Musiciens,,  art,  Majorano, 


LES  CASTRATS  249 


caché  jusqu'à  la  nuit  au  fond  d'une  citerne  vide  qu'il  trouva  dans  le 
jardin.  Il  n'en  sortit  qu'avec  un  rhume  violent  qui  le  retint  au  lit  plus 
d'un  mois,  La  dame  qui  le  protégeait,  connaissant  jusqu'où  pouvait 
aller  le  ressentiment  de  son  époux,  mit  Caffarelli  sous  la  garde  de  quatre 
spadassins  qui  le  suivaient  de  loin  partout  où  il  allait.  Cette  aventure 
n'eut  pas  de  suites  fâcheuses. 

A  la  vérité,  quelques  écrivains  facétieux  ont  auguré  de  ces  aventures 
galantes  que,  chez  la  plupart  de  ces  sopranistes,  la  perte  de  la  virilité 
n'était  pas  complète;  mais,  fait  remarquer  avec  esprit  M.  Georges 
Kastner  déjà  cité,  pourquoi  n'admettrait-on  pas  plutôt  que  certains 
musici,  doués  d'un  extérieur  agréable,  d'un  caractère  doux,  d'un  esprit 
cultivé  et  surtout  de  cette  faculté  précieuse  du  chant,  si  bien  faite  pour 
détacher  l'âme  de  son  enveloppe  matérielle  et  la  transporter  dans  la 
région  de  l'idéal,  ont  pu  ressentir  et  inspirer,  à  défaut  des  grossières 
jouissances  d'un  commerce  charnel,  les  délicieuses  sensations  de  l'amour 
platonique  ?  Cet  amour-là,  me  dira-t-on,  est  bien  lettre  close  pour  un 
cœur  italien;  aussi  est-il  à  craindre  que  les  sceptiques,  tout  en  répétant 
le  proverbe  :  Cet  la  fin  du  monde  .(appliqué  aux  mutilés),  ne  sourient, 
ne  secouent  la  tête,  et  ne  continuent  à  protester  contre  la  nullité  absolue 
des  castrats.  »  C'est,  du  reste,  à  cette  conclusion  que  paraît  tendre  le 
passage  suivant  tiré  des  Mélanges  du  comte  d'Escherny  :  v  J'ai  connu, 
dit  cet  auteur,  une  très  belle  princesse  qui  avait  conçu  une  passion  si 
violente  pour  un  musicien  castrat,  qu'elle  ne  voulut  jamais  en  faire  le 
sacrifice  à  son  royal  amant;  et  comme  il  était  aussi  amoureux  d'elle 
qu'elle  l'était  de  son  chanteur,  il  fut  obligé  de  se  contenter  de  la  seconde 
place  dans  le  cœur  de  la  princesse.  » 

Les  castrats  ont  disparu  aujourd'hui  des  églises  et  des  théâtres.  Le 
président  De  Brosses,  dans  ses  Lettres  historiques  et  critiques  sur 
PItalie,  nous  a  laissé  sur  ces  êtres  dégradés  quelques  lignes  curieuses 
qui  permettent  de  ne  point  les  regretter.  «  La  plupart  des  sopranistes 
deviennent  gros  et  gras  comme  des  chapons,  avec  des  hanches,  une 
croupe,  les  bras,  la  gorge  et  le  cou  ronds  et  potelés  comme  des  femmes. 
Quant  on  les  rencontre  dans  une  assemblée,  on  est  tout  surpris  d'enten- 
dre sortir  de  ces  colosses  une  petite  voix  d'enfant.  Il  y  en  a  de  très  jolis  ; 
ils  sont  fats,  avantageux  avec  les  dames,  dont  ils  sont  fort  courus  à  cause 
de  leurs  talents  ;  ils  ont  une  longueur  d'haleine  infiniment  précieuse,  ils 
ne  finissent  point.  Un  de  ces  demi-virs  (demi-hommes)  présenta  requête 
au  Pape  Innocent  XI,  pour  avoir  permission  de  se  marier,  exposant  qu'il 
était  sopraniste  imparfait  (c'est-à-dire  dont  l'opération  n'a  pas  été  com- 
plète) ;  sur  quoi  le  Saint-Père  mit  en  marge  :  Che  si  castri  meglio.  Il 


25o  LA  CHRONIQUE  .MUSICALE 

faut  s'accoutumer  à  ces  voix  artificielles  pour  les  goûter.  Le  timbre  en  est 
aussi  clair  et  perçant  que  celui  des  enfants  de  chœur,  et  la  sonorité  beau- 
coup plus  forte.  Ces  voix  ont  presque  toujours  quelque  chose  de  sec, 
d'aigre,  éloigné  de  la  douceur  juvénile  et  moelleuse  de  l'organe  féminin  ; 
mais  elles  sont  brillantes,  légères,  pleines  d'éclat,  très  fortes  et  très 
étendues.  » 

Ajoutons  qu'il  y  a  castrats  et  castrats,  comme  il  y  a  fagots  et  fagots. 
L^s  chanteurs  qui  ont  des  voix  blanches,  des  voix  de  fausset,  des  hautes- 
contre,  sont  exposés  à  se  voir  comparer  aux  chanteurs  de  la  Chapelle 
Sixtine.  Dans  le  monde  de  la  littérature  et  des  arts,  on  sait  fort  bien  ce 
que  cela  veut  dire  ?  Qu'on  nous  permette  une  anecdote  à  ce  sujet  pour 
terminer.  Les  habitués  des  fameux  Concerts  Vivienne,  qui  eurent  la 
vogue  il  y  a  environ  trente  ans,  se  rappellent  un  virtuose  de  ce  genre 
dont  nous  tairons  le  nom  par  bienséance,  qui  avait  la  voix  et  les  appa- 
rences d'un  castrat.  Ce  pseudo  musico,  jaloux  des  prérogatives  accordées 
à  son  sexe,  faisait  ajouter  sur  l'affiche,  chaque  fois  qu'il  chantait,  cette 
mention  étourdissante  :  A(***  «  Vhonneur  de  prévenir  le  public  qu'il  est 
père  de  famille.  Nous  tenons  le  fait  d'un  ancien  élève  de  Duprez,  qui 
eut  lui-même  de  grands  succès  à  ces  concerts. 

S.    BLONDEL. 


DE    L'ÉTAT    ACTUEL 


MUSIQUE    EN    ITALIE 


II) 


NAPLES 

E  Conservatoire  royal  de  Naples,  qui  est  cité  à  juste 
titre  comme  un  des  établissements  les  plus  importants 
du  monde  entier,  se  trouve  actuellement  régi  par  deux 
décrets  royaux  de  1872  et  par  un  troisième  décret 
complémentaire  de  iSyS. 

Avant  de  l'examiner  en  détail,  il  est  nécessaire  de 

parler  de  son  histoire. 

Je  parlerai  seulement  des  établissements  célèbres  dont  le  Conservatoire 
actuel,  San  Pietro  a  Majella,  est  devenu  l'unique  successeur.  Il  y  en  a 
quatre  principaux  :  //  Conservatorio  dei  Poveri  di  Gesii  Cristo,  il 
Conservatorio  di  S.  Onofrio  a  Capuana,  il  Conservatorio  di  S.  Maria 
di  Loreto,  il  Conservatorio  délia  pietà  di  Turchini.  Ajoutons  à  ces 
écoles  spéciales  pour  les  jeunes  gens,  celles  de  VAnnun^iata  et  di  S.  Eli- 
gio  pour  les  filles. 

M.  le  Commandeur  F.  Florimo,  le  savant  archiviste  de  S.  Pietro  a 
Majella,  a  clairement  établi,  dans  son  ouvrage  sur  la  musique,  qu'à 
l'origine  ces  collèges  étaient  de  modestes  créations  de  la  charité  chré- 
tienne. Quelques  lamilles  pieuses  de  Naples,  voulant  arracher  les  enfants 
du  peuple  à  la  paresse  et  au  vagabondage  dans  les  rues,  fondèrent  des 
sortes  d'hospices  où  ces  petits  malheureux,  abandonnés  parleurs  parents, 

(i)  Voir  le  numéro  du  i""'  septembre. 


252  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

étaient  nourris,  habillés,  instruits  et  préparés  aux  besoins  du  culte,  soit 
comme  serviteurs  de  messe,  soit  comme  enfants  de  chœur. 

Le  Conservatoire  Def  Poveri  di  GesU  Cristo  paraît  être  le  plus  ancien. 
On  rapporte  l'époque  de  sa  fondation  au  seizième  siècle.  D'après  des 
documents  certains,  les  trois  autres  ont  été  fondés  peu  de  temps  après 
lui.  Occupons-nous  d'abord  du  premier. 

Marcello  Foscataro,  tertiaire  séculier  de  l'ordre  de  S.  François  d'Assise, 
recueillit,  disent  les  chroniques,  de  nombreuses  aumônes  dans  la  ville 
de  Naples.  Il  acheta,  vers  1^89,  une  habitation  convenable,  et  appro- 
pria à  l'usage  qu'il  voulait  lui  donner,  une  église  qu'il  dédia  à  Marie  des 
Miséricordes.  Il  fit  un  règlement  que  l'archevêque-cardinal  de  Naples, 
Alphonse  Gesuald,  approuva,  et  il  commença  immédiatement  à  recueillir 
des  entants  pauvres  de  l'âge  de  7  à  1 1  ans.  Cet  homme  charitable  nourrit 
ces  petits  indigents,  leur  donna  un  costume  et  les  fit  instruire  dans  la 
musique  et  dans  les  branches  élémentaires  de  l'éducation.  Dès  le  principe, 
il  eut  une  centaine  de  pensionnaires.  Le  collège  prit  le  nom  des  Pau- 
vres de  Jésus- Christ. 

Le  Conservatorio  di  S.  Onofrio  existait  certainement  dès  1600.  Des 
documents  prouvent  qu'en  cette  année  des  habitants  de  Naples,  voisins 
de  S.  Caterina  à  Formiello,  de  S.  Maria  Maddalena,  de  S.  Maria  a  Con- 
cello  et  de  S.  Sofia,  formèrent  une  archiconfrérie  sous  le  titre  Dei 
Bianchi.  Cette  confrérie  acheta  l'édifice  attenant  à  la  chapelle  «  dentro 
la  porta  di  Capuana,  »  S anto  Onofrio,  en  fit  un  asile  d'orphelins,  dont 
le  nombre  s'éleva  à  cent  vingt,  et  leur  donna  des  maîtres  de  chant  et  des 
professeurs  pour  tous  les  instruments  de  musique. 

Le  Conservatorio  di  Santa  Maria  di  Loreto  a  été  créé  au  seizième 
siècle,  par  un  pauvre  artisan  du  nom  de  Francesco,  qui  fonda  une  cha- 
pelle sur  la  place  publique  du  marché  de  Notre-Dame  et  y  attacha  un 
franciscain  pour  l'instruction  religieuse  à  donner  aux  enfants  pauvres 
des  deux  sexes.  Les  voisins  s'intéressèrent  à  la  bonne  œuvre,  lui  firent 
de  larges  aumônes,  et  bientôt  il  fut  possible  d'ouvrir  une  classe  où  l'on 
enseignât  la  musique.  Alors  un  prêtre  du  nom  de  Giovanni  di  Rappia, 
protonotaire  apostolique  à  Rome,  prit  l'œuvre  sous  sa  protection  et  réso- 
lut de  parcourir  tout  le  royaume  de  Naples  pour  recueillir  de  l'argent. 
Ses  courses  produisirent  les  plus  beaux  résultats  et  le  Conservatoire  put 
être  établi  sur  un  pied  définitif. 

Le  Conservatoire  délia  Pietà  dei  Turchini  date  'aussi  du  seizième 
siècle.  A  la  suite  de  calamités  publiques,  le  cardinal  Mario  Carafa, 
archevêque  de  Naples,  érigea  une  confrérie  sous  le  titre  de  l'église  de 
VInçoronatella.  On  commença  par  y  annexer  un  hospice  pour  les  enfants 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  253 

pauvres,  et,  plus  tard,  on  en  fit  une  école  de  musique.  Peu  à  peu  le  nom 
de  VIncoronatella  disparut  pour  faire  place  à  celui  Dei  Turchini,  à  cause 
des  vêtements,  couleur  bleu  de  Turquie,  que  portaient  les  pensionnaires. 

L'ancien  Conservatoire  de  jeunes  filles  se  rattache  historiquement  à 
celui  de  Notre-Dame  de  Lorette.  Ce  dernier  avait  été,  pendant  près  de 
deux  siècles,  dirigé  par  les  Pères  Somasques,  qui  y  formèrent  des  hom- 
mes très  distingués  sous  le  rapport  de  la  science  proprement  dite  et  y 
firent  aussi  l'éducation  d'une  quantité  de  musiciens  de  valeur.  Au  com- 
mencement du  dix-huitième  siècle  (1708),  les  Somasques  furent  rempla- 
cés par  des  prêtres  séculiers.  Il  y  avait  alors  près  de  800  élèves.  Or, 
précisément  à  cette  époque,  le  cardinal  Alfonse  Carafa,  archevêque  de 
Naples,  modifia  les  règlements  de  Santa  Maria  di  Loreto,  et,  à  la  même 
occasion,  créa  les  conservatoires  dell'  Annun\iata  et  di  S.  Eligio,  pour 
l'éducation  musicale  des  jeunes  filles. 

Jamais  les  écoles  de  jeunes  filles  ne  jouirent,  à  Naples,  de  la  renommée 
européenne  des  Conservatoires  de  jeunes  gens.  C'est  à  Venise  que  l'on 
trouve  quatre  écoles  anciennes,  instituées  pour  les  personnes  du  sexe  et 
autrefois  aussi  célèbres  que  les  quatre  établissements  napolitains. 

J'ai  donné  les  origines  toutes  charitables,  toutes  chrétiennes  de  ces 
établissements.  Je  n'entreprendrai  pas  de  dresser  la  liste  des  maîtres 
illustres  qui  en  sont  sortis, 

Pendant  deux  siècles,  les  musiciens  les  plus  réputés  du  monde  vinrent 
faire  consacrer  leur  gloire  par  les  maîtres  de  Naples. 

Pour  compléter  la  partie  historique  de  ce  travail,  je  dois  dire  encore 
quelques  mots  de  la  fusion  des  quatre  Conservatoires  en  une  seule  École. 

Dès  le  principe,  ils  eurent  des  tendances  à  s'unifier.  Toutefois  le  Con- 
servatoire Z)ez  Povm  di  Gesii  Cristo  ne  fut  supprimé  qu'en  1744,  et 
les  élèves  répartis  dans  les  trois  autres.  En  1795,  d'autres  disent  en  1797, 
le  Conservatoire  àtS.  Onofrio  fut  réuni  à  celui  de  5".  Maria  di  Loreto. 
En  1807,  sous  la  domination  française,  eut  lieu  la  fusion  de  celui-ci 
avec  le  Conservatoire  Délia  Pie  ta  dei  Turchini. 

Grâce  à  des  modifications  nombreuses  faites  aux  anciens  règlements, 
des  progrès  réels  furent  accomplis  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle, 
et  l'on  peut  dire  que  l'organisation  des  temps  présents  est  le  fruit  d'une 
longue  expérience. 

Le  Conservatoire  actuel,  appelé  du  nom  de  son  local  il  R.  Collegîo 
di  San  Pietro  a  Majella,  se  trouve  régi,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  par  les 
décrets  royaux  de  18 12  et  1873. 

Il  a  pour  directeur  M.  le  commandeur  Lauro  Rossi  qui  fui,  pendant 


354  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

dix-huit  ans,  directeur  du  Conservatoire  royal  de  Milan.  Son  dévoue- 
ment à  l'instruction  musicale  est  proverbial. 

Le  but  de  l'établissement  est  l'enseignement  complet  de  l'art  musical 
aux  jeunes  gens  des  deux  sexes. 

Il  se  distingue  de  la  plupart  des  Conservatoires  du  monde,  en  ce  qu'il 
constitue  une  sorte  de  séminaire  artistique,  avec  Jeun'is  gens  pension- 
naires (i).  Le  nombre  de  ces  internes  est  très  considérable.  Il  y  a  aussi 
un  externat  pour  des  élèves  des  deux  sexes. 

En  vue  de  donner  au  jeune  homme  une  éducation  artistique  complète, 
on  le  fait  vivre  dans  un  milieu  musical  permanent,  on  met  le  composi- 
teur à  côté  de  l'exécutant  et  du  futur  virtuose.  De  plus,  on  rapporte 
tout  l'enseignement  littéraire  à  celui  de  l'art  musical. 

Parmi  les  élèves  internes,  il  y  en  a  de  payants  et  de  non  payants.  Ces 
derniers,  qui  sont  au  nombre  de  cinquante,  doivent  tous  appartenir  à  la 
nationalité  italienne  (2).  Quand  le  pensionnat  des  jeunes  personnes  sera 
organisé,  vingt  d'entre  elles,  nées  en  Italie,  jouiront  du  privilège  de  la 
gratuité. 

L'âge  d'admission  est  de  neuf  ans.  Celui  de  sortie,  en  général,  de  vingt. 
Il  est  loisible  au  Conseil  d'administration  de  modifier  ces  conditions,  en 
faveur  d'enfants  qui  dénoteraient  des  aptitudes  extraordinaires  (3). 

Les  bourses  gratuites  sont  conférées,  après  des  concours  que  juge  un 
jury  spécial,  constitué  au  sein  du  corps  professoral. 

L'instruction  est  gratuite  pour  tous  les  élèves  externes,  mais  ceux-ci, 
comme  les  internes  payants,  ont  à  se  pourvoir,  à  leurs  frais,  des  livres 
et  des  instruments  nécessaires  à  leurs  études. 

Défense  absolue  est  faite  aux  élèves  de  prendre  part  à  aucune  exécu- 
tion musicale  autre  que  celle  de  l'établissement,  de  recevoir  des  leçons 
de  maîtres  étrangers  ou  d'enseigner  eux-mêmes  à  prix  d'argent. 

Les  branches  de  1' Instruction  artistique  sont  au  nombre  de  vingt- 
trois.  Elles  comprennent  l'étude  du  solfège,  du  chant,  de  tous  les  instru- 
ments, l'exposition  scientifique  de  toutes  les  matières  qui  se  rattachent 


(i)  Un  pensionnat  de  jeunes  filles  doit  être  établi  dans  quelque  temps.  Il  le  sera 
dans  un  local  séparé,  sous  une  administratiOjn  distincte  pour  l'économat. 

(2)  Il  y  a,  quant  aux  jeunes  gens,  8  postes  gratuits  {posti  gratuit i]  pour  la  compo- 
sition, 6  pour  le  chant,  5  pour  le  piano  et  l'orgue,  12  pour  les  violons;  pour  les 
autres  cours,  i  ou  2.  Quant  aux  jeunes  filles,  ce  seront  8  postes  pour  le  chant,  8  pour 
le  piano  et  3  pour  la  harpe. 

Cette  division  me  paraît  critiquable,  en  ce  qui  concerne  l'école  d'orgue.  N'accordef 
que  5  postes  gratuits  pour  l'orgue  et  le  piano  réunis,  ne  me  paraît  pas  suffisant. 

(3)  Par  un  deuxième  décret  royal,  l'âge  d'admission  a  été  quelque  peu  modifié. 
Il  est  aujourd'hui  de  12  à  14  ans,  Cf.  Art.  8  du  règlement  de  1873. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  2:5 

à  la  musique.  Il  serait,  néanmoins,  à  désirer  que  l'esthétique  et  l'his- 
toire musicale  fussent  plus  catégoriquement  développées  au  programme 
et  devinssent  classes  obligatoires  pour  un  plus  grand  nombre  d'élèves. 
L'Instruction  littéraire  comprend  dix  branches  :  la  grammaire  ita- 
lienne, la  littérature,  l'histoire  politique,  la  géographie,  la  littérature 
dramatique,  l'histoire  musicale,  l'étude  élémentaire  de  la  grammaire  et 
de  la  prosodie  latine^  la  langue  française,  la  calligraphie,  la  copie  mu- 
sicale, les  mathématiques. 

Un  ecclésiastique  est  spécialement  attaché  au  service  de  l'église  du 
Conservatoire  et  rétribué  en  cette  qualité.  Doivent  fréquenter  les  instruc- 
tions religieuses  de  ce  prêtre  tous  les  élèves  dont  les  familles  en  mani- 
festent le  désir» 

L'école  de  composition  a  une  durée  de  huit  ans  ;  celles  de  violon  et 
de  violoncelle,  de  huit  ans  ;  celle  de  chant,  de  sept  ans  ;  celles  de  piano, 
d'orgue  et  de  harpe,  de  sept  ans  ;  celles  des  instruments  de  bois,  de  six 
ans  ;  celles  de  la  contrebasse  et  des  instruments  de  cuivre,  de  cinq  ans. 
Comme  dans  tous  les  grands  Conservatoires  d'Italie,  le  nombre  des 
élèves  est  réglementairement  limité  pour  chaque  cours. 

Indépendamment  des  postes  gratuits  dont  nous  avons  parlé,  le  gou- 
vernement met  des  bourses  particulières  de  goo  francs  à  la  disposition 
des  élèves  de  la  classe  de  composition  et  de  ceux  des  classes  de  perfec- 
tionnement. Des  concours  spéciaux  ont  lieu  à  cet  effet. 

Il  est  permis,  aux  élèves  de  haute  composition,  de  suivre  à  la  fois  les 
cours  de  plusieurs  professeurs  de  la  même  branche.  Cet  article  du  règle- 
ment prouve  que  le  Conservatoire  de  Naples  veut  être  une  grande  école, 
une  véritable  université.  Il  y  a  cependant,  à  ce  système,  des  inconvé- 
nients.  Le  principal  est  que  le  jeune  compositeur  devrait,  pour  ainsi 
dire,  être  plus  érudit  que  ses  maîtres,  afin  de  pouvoir  choisir  lequel  de 
plusieurs  systèmes  est  le  meilleur. 

Il  y  a  obligatoirement  de  fréquents  exercices  partiels  et  généraux  entre 
élèves.  Ces  exercices  doivent  se  faire  de  préférence,  quant  aux  ensembles, 
sur  des  œuvres  de  l'école  de  Palestrina  ou  de  celle  de  Rossini  (Art.  35 
du  règlement).  Je  suppose  que  cet  article  un  peu  bizarre  disparaîtra  tôt 
ou  tard  du  règlement. 

Notons  encore  que  l'étude  du  latin  est  obligatoire  pour  les  élèves  de 
composition  et  pour  ceux  de  la  classe  de  chant  (Jeunes  gens).  Les  cours 
de  religion,  de  grammaire,  de  géographie,  d'histoire  et  de  mathéma- 
tiques sont  gradués,  d'après  l'âge  des  élèves. 

Le  directeur  du  Conservatoire  est  chargé  de  veiller  à  l'unité  dans 
l'exposition  des  principes,  tant  pour  l'instruction  classique  proprement 


256  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

dite,  que  pour  celle  de  Tart  musical.  Sous  ce  rapport,  cependant,  je 
trouve  à  Naples  moins  de  centralisation  qu'ailleurs. 

Voilà  le  résumé  très  succinct  d'une  organisation  magnifique,  fruit  de 
l'expérience  des  temps,  objet  constant  de  l'admiration  de  tous  ceux  que 
notre  art  a  le  don  d'intéresser. 

Le  gouvernement  paie  au  Conservatoire  de  Naples  une  somme  an- 
nuelle de  45,995  fr.  L'établissement  a  en  plus,  de  ses  propres  biens, 
40,220  fr.  de  revenus.  Total  :  86,21 5  fr. 

Je  dois,  pour  être  complet  sur  S.  Pietro  a  Majella^  parler  encore  de 
ses  archives  et  de  sa  splendide  bibliothèque.  A  la  direction  de  cette  vaste 
collection  se  trouve,  depuis  plus  de  cinquante  ans,  un  ancien  ami  de 
Bellini,  un  savant  illustre,  un  vieillard  dont  l'âge  a  respecté  la  verte  vi- 
gueur, un  homme  que  les  gloires  musicales  de  l'Italie  ont  passionné 
toute  sa  vie,  M.  le  commandeur  F.  Florimo. 

Je  n'en  finirais  pas  si  j'essayais  de  dresser  ici  la  liste  des  manuscrits, 
des  autographes  précieux,  des  instruments  historiques,  des  raretés  de 
toutes  sortes  que  possède  la  Bibliothèque  de  Naples.  En  ce  moment, 
M.  Florimo  rassemble,  pour  les  placer  dans  une  des  salles  du  collège, 
les  portraits  des  musiciens  célèbres  de  tous  les  pays,  et  il  complète 
l'œuvre  de  ses  longues  et  patientes  recherches  par  la  publication  de  deux 
volumes  contenant  les  biographies  de  tous  les  maîtres  napolitains. 

La  petite  salle  de  concert  du  Conservatoire  de  Naples  est,  par  son 
exiguïté,  indigne  du  bel  établissement  auquel  elle  est  destinée.  J'ajouterai 
que  sa  sonorité  laisse  beaucoup  à  désirer. 

Mais,  à  ces  réserves  près,  quand  j'aurai  dit  que  j'ai  entendu  un  quin- 
tette admirable  pour  harpes  seules,  de  M.  Rossi  ;  un  quatuor  de  ffûtes, 
sans  accompagnement  ;  une  fantaisie  symphonique,  écrite  par  le  jeune 
Bellini,  âgé  de  dix-sept  ans,  dirigeant  lui-même  l'orchestre  5  un  chœur 
pour  voix  d'hommes  et  orchestre,  composé  par  l'élève  externe  Martini  ; 
puis,  des  airs  de  chant,  des  fantaisies-solo  pour  trombone,  pour  cor,  un 
splendide  fragment  symphonique  de  M.  Rossi,  le  tout  exécuté  par  les 
élèves,  on  comprendra  que  l'école  de  Naples  se  maintient  au  premier 
rang  des  écoles  du  monde  (i). 

Deux  morceaux  de  chant,  interprétés  par  de  jeunes  personnes,  m'ont 
paru  moins  compris,  moins  soignés  que  ceux  que  j'avais  entendus  à 
Florence.  Il  est  vrai  que  le  grand  air  de  soprano  de  la  Vestale  de  Spon- 
tini  et  la  belle  cavatine  de  la  Gai:{a  Ladra  de  Rossini  se  trouvent  être, 
le  premier  comme  largeur  du  trait,  la  seconde  comme  élégance,  finesse, 

(1)  Je  joins  à  mon  rapport  (Annexes  8,  10,  n  et  12)  les  programmes  de  cinq 
séances  de  l'année  courante.  Elles  ont  rivalisé  d'intérêt. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  257 

virtuosité,  au-dessus  de  l'âge  et  des  moyens  des  demoiselles  qui  les  ont 
chantés. 

PISE,  PADOUE,  BERGAME,  LUCQUES,  MODÈNE,  PARME,  PLAISANCE,  ETC. 

J'ai  visité  la  plupart  de  ces  villes.  Elles  sont  sans  influence  réelle  sur 
le  mouvement  actuel  de  l'art  musical  en  Italie.  Elles  suivent,  dans  la 
mesure  de  leur  importance  locale,  le  courant  des  grandes  cités.  Les  unes 
sont  célèbres  par  des  bibliothèques  d'une  certaine  valeur.  D'autres  par  les 
écoles  qui  y  existaient  quand  elles  étaient  capitales  de  duchés.  D'autres, 
enfin,  ont  donné  naissance  à  des  musiciens  renommés.  Mais  si  aujour- 
d'hui une  d'entre  elles  possède  dans  ses  murs  un  jeune  artiste  d'avenir, 
c'est  à  Milan,  à  Bologne  ou  à  Florence  qu'elle  l'envoie  faire  ses  études. 

La  Basilique  de  Saint-Antoine  de  Padoue  ne  possède  pas  moins  de 
quatre  orgues  dans  sa  nef  principale.  Ces  instruments,  comme  la  plupart 
de  ceux  qui  existent  en  Italie,  sont  construits  dans  le  genre  ancien.  La 
combinaison  des  registres  est  devenue  quelque  chose  d'incompréhensible. 
Aux  grandes  fêtes  les  quatre  orgues  jouent  simultanément.  Comme  qua- 
lités artistiques ,  elles  ne  valent  pas ,  toutes  ensemble ,  un  bel  orgue 
moderne  de  Belgique, 

Au  reste,  ce  n'est  pas  à  Padoue  que  j'ai  annoté  les  choses  les  plus  cri- 
tiquables au  point  de  vue  de  la  facture  et  de  la  composition  des  jeux.  Il 
est  des  localités  en  Italie  où  les  orgues  font  encore  entendre  la  grosse 
caisse,  le  cor  de  chasse,  le  chant  du  rossignol,  le  murmure  des  ondes,  etc. 

La  ville  de  Bergame  rappelle  les  souvenirs  brillants  de  Donizetti  et  de 
son  maître  Simon  Mayr  ou  Mayer.  Prochainement,  de  grandes  têtes 
jubilaires  y  seront  données  en  l'honneur  de  ces  deux  artistes,  auxquels 
elle  a  déjà  élevé  des  statues. 

Bergame  possède  une  bibliothèque  très  intéressante.  C'est  dans  son 
église  principale  que  Simon  Mayer,  comme  Asioli  et  Bigatti  à  Milan, 
comme  Zingarelli  et  Fioravanti  à  Rome  et  à  Naples,  fit  refleurir,  il  y  a 
cinquante  ans,  le  styh  orchestral  concertant  dont  déjà,  au  siècle  précé- 
dent, on  déplorait  les  abus  à  l'église. 

Ce  style  est  né  de  l'esprit  frivole  et  païen  qui  régnait  au  dix-huitième 
siècle  en  Italie,  en  France  et  en  Autriche. 

VENISE 

Cette  ville,  au  point  de  vue  de  l'enseignement  musical,  est  bien  déchue 
de  son  antique  réputation. 

IX.  17 


258  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

De  même  que  Naples  avait  ses  quatre  fameux  Conservatoires  de  jeunes 
gens,  Venise  en  possédait  quatre,  non  moins  réputés,  pour  l'enseignement 
de  la  musique  aux  jeunes  filles.  C'étaient  :  UOspedale  délia  Pietà,  les 
Mendîcanti,  les  Incurabili  et  VOspedaletto  di  san  Giovanni  (i). 

Quand  je  me  suis  adressé  à  notre  honorable  Consul  belge  à  Venise, 
M.  Georges  Barriera,  pour  visiter  les  écoles  de  musique,  il  m'a  appris, 
à  ma  grande  surprise,  que  Venise  ne  possédait  pas  de  Conservatoire  et 
que  les  Jeunes  Vénitiens  de  talent  étaient  envoyés  à  Milan. 

MILAN 

Milan  possède  les  deux  plus  grands  établissements  d'impression 
musicale  de  l'Italie,  les  maisons  Ricordi  et  Lucca,  Elles  ont,  la  première 
surtout,  des  succursales  dans  tout  le  pays,  à  Rome,  à  Naples,  à  Flo- 
rence, etc.  Leurs  chefs,  MM.  Ricordi  et  feu  Francesco  Lucca,  ne  doivent 
pas  être  considérés  comme  de  simples  éditeurs,  mais  comme  de  vrais 
artistes,  des  savants  au  courant  de  toutes  les  questions  de  musique,  des 
hommes  prêts  à  consacrer  leur  argent  et  leur  temps  à  toute  œuvre  de 
valeur.  Leur  protection  ne  s'étend  pas  seulement  aux  auteurs  de  petits 
morceaux,  mais  à  ceux  qui  écrivent  des  opéras,  des  messes,  des  oratorios. 
Et  ce  sont  eux  qui  organisent  les  premières  exécutions,  engagent  les 
solistes  et  l'orchestre,  paient  les  frais  de  mise  en  scène  et  supportent, 
en  un  mot,  toutes  les  charges  de  l'entreprise.  Je  puis  affirmer  que  maint 
compositeur  italien  leur  doit  sa  renommée. 

La  Ga^^^etta  Musicale,  éditée  par  MM.  Ricordi,  est  l'un  des  princi- 
paux organes  de  la  publicité  dans  le  monde.  Ses  rédacteurs  sont  "des 
hommes  instruits,  ne  négligent  aucune  des  questions  courantes,  et  s'ef- 
forcent de  pousser  l'art  vers  les  régions  élevées  où  règne  l'atticisme  et  la 
distinction.  Je  citerai  particulièrement,  parmi  ses  écrivains,  MM.  Ghis- 
lanzoni  et  Giulio  Ricordi.—  La  Ga\\etta  dirige  l'opinion  publique  non- 
seulement  à  Milan,  mais,  par  ses  nombreuses  correspondances,  dans  toute 

l'Italie. 

J'ai  entendu  des  musiciens  soutenir  que  les  éditeurs  milanais,  en  lan- 
çant les  jeunes  compositeurs,  faisaient  en  réalité  leurs  propres  affaires. 
La  chose  n'est  pas  à  contester,  mais  c'est  là  précisément  le  bon  côté  de  là 
question.  Pour  une  œuvre  qui  réussit,  combien  n'y  en  a-t-il  pas  qui 
périclitent  ?  Et  que  seraient  devenus  les  artistes  marquants  si  leurs  pre- 
miers pas  n'avaient  pas  été  vigoureusement  soutenus  ?  Enfin,  après  deux 


(i)  Cf.  L.  et  M.  EscuDiER,  Dictionnaire  de  musique.  Paris,  i 


858. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  259 

ou  trois  succès,  ne  sont-ce  pas  MM.  les  auteurs  qui  désormais  impose- 
ront les  conditions  aux  éditeurs? 

J'ai  assisté,  en  Italie,  aux  premières  représentations  de  trois  opéras  : 
Selvaggia  de  M.  Schira,  à  Venise,  entreprise  Lucca  ;  Dolorès  de 
M.  Auteri-Manzocchi,  à  Florence,  entreprise  Lucca  ;  les  Lituani  de 
M.  Ponchielli  (partition  refondue),  entreprise  Ricordi  à  Milan.  J'ai 
réussi  à  entendre,  aussi,  bon  nombre  d'opéras  déjà  connus.  Enfin,  Je  me 
suis  procuré  les  principales  partitions  qui,  pendant  cet  hiver,  n'ont  pas 
été  au  répertoire  des  scènes  italiennes.  Je  pense  donc  pouvoir  formuler 
une  opinion  sur  les  écoles  diverses  dans  lesquelles  brillent  Verdi,  Lauro 
Rossi,  Gobatti,  Marchetti,  Ponchielli,  Petrella,  Cagnoni,  Pedrotti, 
Carlos  Gomez,  Auteri  Manzocchi,  Schira  et  autres. 

Est-il  vrai,  comme  le  soutiennent  certaines  plumes  exagérées,  pour 
lesquelles,  en  dehors  de  M.  Richard  Wagner  et  de  son  école,  il  n'y  a 
plus  rien  de  bon,  que  l'Italie  se  trouve  en  pleine  décadence,  et  que  le 
public  de  ses  théâtres  en  soit  réduit  à  n'écouter  que  d'ineptes  ariettes, 
sans  couleur  dramatique,  sans  science  aucune,  sans  vérité  ? 

S'il  en  était  ainsi,'  le  grand  musicien  qui  maintes  fois  a  soulevé  les 
masses  et  leur  a  arraché  les  plus  chaudes  larmes  du  cœur,  n'aurait  donc 
écrit  ni  Jérusalem ,  ni  le  dernier  acte  du  Trovatore^  ni  le  quatuor  de 
Rigoletto  !  Et  Aïda^  qui  constitue  une  modification  complète  du  style 
de  Verdi,  n'existerait  pas? 

Certes,  dans  les  premières  années  de  ses  succès,  le  maître  de  Busseto  a 
suivi  les  errements  de  l'école  sensualiste,  dont  certaines  partitions  de 
Rossini,  de  Donizetti  et  de  Bellini  semblaient  être  l'incarnation.  Et  puis, 
écrire  vite,  négliger  la  couleur  orchestrale,  oublier  les  caractères  et  les 
sentiments,  voilà  des  défauts  dont  Verdi  jeune  n'a  pas  été  le  premier 
coupable,  car  ils  étaient  en  pleine  eflflorescence  à  cette  époque.  Dans  le 
domaine  des  arts,  comme  en  toutes  choses,  quand  l'opinion  publique 
est  lancée  sur  une  mauvaise  pente,  il  n'est  pas  facile  à  un  débutant  de 
remonter  le  courant,  devenir  sobre  et  sérieux,  alors  surtout  que  le  peuple 
l'idolâtre  et  trouve  parfait  tout  ce  qui  sort  de  sa  plume. 

Mais  de  Verdi,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  à  l'auteur  à'Aïda  et  de  la  messe 
de  Requiem^  la  distance  est  grande,  et  cette  transformation  n'a  même 
présenté  rien  de  surprenant.  Trop  de  pages  vraies,  profondes,  pleines  de 
cœur  et  d'élévation,  étaient  sorties  de  cette  plume  de  génie  pou:  que  la 
critique  ne  s'attendît  point  à  un  retour  vers  le  beau  classique.  La  science 
et  l'habileté  ne  faisaient  pas  défaut  au  maître,  et  quand,  avec  ces  qualités, 
on  possède  le  don  d'inspiration,  on  fait  de  son  talent  ce  que  l'on  veut,  et 
on  le  ramène  facilement  aux  altitudes  du  sublime. 


26o  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

J'ai  dit,  plus  haut,  que  les  compositeurs  actuels  appartenaient  à 
diverses  écoles.  Quelques  uns  ont  pris,  pour  modèle,  la  première 
manière  de  Rossini,  d'autres  le  style  français  d'Auber.  Ils  n'y  ont  rien 
ajouté.  Je  ne  parlerai  pas  de  leurs  partitions. 

D'autres  —  et  ce  sont  les  plus  sérieux  —  ont  poussé  leurs  investiga- 
tions plus  loin,  et  se  sont  demandé  si  l'art  italien  ne  devait  pas  entrer 
dans  des  voies  nouvelles.  Ils  ont  pris  pour  objectifs  de  leurs  recherches 
les  œuvres  de  trois  célèbres  maîtres,  Meyerbeer,  Gounod  et  Richard 
Wagner.  Ils  ont  reconnu  que  les  principes  esthétiques  de  ces  hommes 
de  génie  renfermaient  des  formules  que  l'on  pouvait  adapter  aux  conve- 
nances et  au  goût  italien.  Ils  les  ont  donc  pris  pour  modèles,  mais  sans 
les  copier,  et  seulement  sous  certains  rapports,  par  exemple  de  la  vérité 
du  sentiment,  des  élans  du  cœur,  de  la  grandeur  des  situations,  du  brio 
symphonique,  etc.  «  È  assolutamente  impossibile,  »  dit  M.  le  marquis 
GiNO  MoNALDi,  dans  une  brochure  parue  tout  récemment  (i),  «  il  potere 
«  stabilire,  come  alcuni  vorrebbero,  che  la  musica  è  cosmopolita,  che 
«  essa  non  ha,  ne  deve  avère  ne  patria  ne  confini  ;  l'uomo,  lo  ripeto, 
«  è  quale  la  terra  lo  produce,  ed  esso  non  potrà  cambiare  interamente  la 
a  sua  natura.  È  dunque  a  questo  assioma  che  i  compositori  italiani 
«  debbono  riflettere,  scrivendo  délia  musica  che  parli  un  linguaggio  il 
«  più  possibilmente  omogeneo  e  consentaneo  alla  nostra  indole,  alla 
«  nostra  natura.  » 

Ces  paroles  sont  sages.  De  semblables  principes  permettent  de  rénover 
une  école,  sans  la  tuer,  et,  conséquemment,  sans  tenter  une  entreprise 
qui,  en  Italie,  moins  que  partout,  serait  irréalisable. 

Qu'il  me  soit  permis  de  développer,  un  instant,  ma  pensée. 

Examinons,  par  exemple,  le  système  dramatico-musical  du  maître  de 
Bayreuth.  D'après  M.  Henry  Cohen  (2),  le  bilan  de  l'école  wagnérienne 
peut  se  dresser  ainsi  :  «  Actif  :  instrumentation  toujours  soignée;  quel- 
«  quefois  de  beaux  effets  d'orchestre.  Passif  :  négation  de  la  mélodie  ; 
ce  abolition  du  rhythme,  révolte  constante  contre  les  lois  de  l'harmonie, 
«  absence  de  charme,  aplatissement  ou  du  moins  asservissement  de  la 
«  voix  humaine,  qui  restera  toujours  le  premier  et  le  plus  beau  des  ins- 
«  truments,  en  dépit  des  efforts  des  modernes  et  des  théories  anatomi- 
(c  ques  des  professeurs  de  chant  de  nos  jours,  »  Le  savant  critique  pari- 
sien ne  dit  pas  tout. 

(i)  La  Musica  melodrammatica  in  Italia,  e siioi  progressif  daîprincipio  del  secolo 
sino  ad  oggi-  (Perugia,  Bartelli,   1875.) 

(2)  Cf.  la  Revue  bi-mensuelle  de  l'art  ancien  et  moderne,  Chronique  musicale, 
publiée  à  Paris,  sous  la  direction  de  M.  Arthur  Heulhard,  numéro  de  mai  iByS. 
Paris,  87,  rue  Taitbout. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE  261 

Je  prends  deux  aphorismes,  soutenus  par  M.  Richard  Wagner  dans 
des  publications  signées  de  son  nom  :  l'un  d'Esthétique  et  l'autre  d'His- 
toire musicale. 

Par  le  premier,  il  soutient  que  le  duo  et  le  trio  sont  en  dehors  des 
conditions  virtuelles  du  beau  théâtral  et  il  proclame  cela  dans  un  siècle 
qui  a  vu  paraître  le  trio  de  Guillaume  Tell,  le  sextuor  de  Lucie,  le  duo 
de  la  Reine  de  Chypre^  ceux  de  Robert  et  de  tant  d'autres  interlocu- 
toires sublimes  ! 

Par  le  deuxième,  il  dénie  toute  aptitude  musicale  aux  membres  du 
culte  juif,  lorsque  Mendelssohn,  Meyerbeer  et  Halévy  viennent  à  peine 
de  descendre  dans  la  tombe  ! 

Vouloir  que  la  race  italienne,  si  intelligente,  si  éminemment  artisti- 
que, si  fière  des  lauriers  que  six  siècles  ont  posés  sur  son  front,  en  arrive 
à  affirmer  de  pareilles  erreurs,  c'est  tenter  l'impossible  et,  Dieu  merci, 
elle  en  est  loin.  Ses  compositeurs  n'ont  pas  encore  éprouvé  la  nécessité 
d'écrire  eux-mêmes,  comme  M.  Wagner,  leurs  livrets  d'opéras,  et 
M.  Ghislanzoni,  que  je  proclame  le  premier  librettiste  de  notre  époque, 
n'aura  pas  à  briser  sa  plume. 

Ce  que  les  musiciens  actuels  d'Italie  font  avec  la  lucidité  d'esprit,  avec 
le  discernement  qui  est  le  cachet  propre  des  races  latines,  c'est  de  prendre 
dans  les  nuages  embrouillés  de  la  rêverie  wagnérienne  ce  que  cette  école 
peut  avoir  de  sensé,  de  sérieux. 

Le  caractère  philosophique  des  personnages  est  mieux  observé  ;  les 
situations  scéniques  ont  plus  d'élévation  ;  la  partie  matérielle  ou  sym- 
phonique  est  plus  travaillée  ;  le  contour  général  s'est  consciencieusement 
élargi  et  il  y  a  une  teinte  spiritualiste  dans  toute  l'inspiration.  Voilà  le 
bon  grain  séparé  de  l'ivraie. 

Aussi,  je  l'affirme  :  l'an  se  relève  en  Italie  et  je  dirai  des  écrivains  qui 
le  nient  :  Aiires  habent  et  non  audiunt  ! 

Meyerbeer  et  Richard  Wagner  lui-même  ne  désavoueraient  pas  maint 
passage  signé  Lauro  Rossi,  Gomez,  Gobatti,  Ponchielli,  Marchetti  I 
Charles  Gounod  serait  fier  d'avoir  produit,  comme  élève,  Auteri 
Manzocchi  ! 

Et  cependant,  chez  les  uns  comme  chez  les  autres  des  partisans  de  la 
nouvelle  école,  il  n'y  a,  dans  la  manière  de  composer,  que  des  tendances 
d'imitation,  des  affinités  sympathiqueset  jamais  de  la  copie  ni  du  plagiat. 

Avant  de  quitter  le  sujet  de  la  matière  dramatique,  je  dois  dire  qu'à 
Milan  les  auteurs  ont  d'excellents  guides  pour  les  diriger  de  leurs  con- 
seils. C'est  d'abord  M.  le  docteur  Filippo  Filippi,  critique  distingué, 
plume  expérimentée,   pleine  de  sympathie  pour  tout  ce  qui  est  neuf, 


262 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


quand  les  tentatives  sont  dignes  d'éloges  et  d'encouragements.  Je  nom- 
merai ensuite  M.  Faccio,  chef  d'orchestre  à  la  Scala,  artiste  des  plus 
méritants,  directeur  dont  le  goût  est  éclairé  et  dont  le  bâton  a  une 
vigueur  et  une  maestria  exceptionnelles.  J'ai  déjà  cité  MM.  Ricordi  et 
Ghislanzoni. 

Un  dernier  mot,  maintenant,  sur  les  compositeurs  de  musique  reli- 
gieuse. 

J'ai  eu  l'occasion  de  le  dire  à  propos  de  toutes  les  villes  d'Italie,  la 
composition  sacrée  est  partout  en  décadence.  J'entends  parler  spéciale- 
ment de  celle  avec  orchestre.  Pour  ce  qui  concerne  les  partitions  en  pur 
style  choral  allaRomana,  Francesco  Basily,  Gaspari,  Meluzzi,  Cappocci 
et  autres  ont  écrit  des  pages  que  Martini  et  Mattei  n'auraient  pas  désa- 
vouées. 

La  messe  de  Verdi  est-elle,  à  proprement  dire,  une  œuvre  de  musique 
sacrée  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Elle  contient  des  beautés  de  premier  ordre. 
Mais  elle  est  écrite  avec  une  conscience  secundum  quid.  Elle  ne  produira 
jamais  son  maximum  d'effet  que  dans  une  salle  du  monde,  interprétée 
par  ce  que  je  voudrais  appeler  la  piété  théâtrale  des  acteurs  et  écoutée 
avec  le  recueillement  conventionnel  d'un  public  profane.  Cette  partition 
doit  être  définie  :  un  admirable  chef-d'œuvre  de  religiosité. 

Je  me  résume  :  il  y  a  un  nouveau  courant  en  Italie.  Les  auteurs  cher- 
chent, une  jeune  école  existe^,  pleine  du  désir  de  bien  faire.  La  critique 
est  dans  les  bonnes  voies,  et  l'enseignement  à  Milan,  comme  à  Naples, 
comme  à  Florence,  est  très  tolérant  pour  les  nouveautés  de  bon  aloi. 

A  mon  sens,  la  ville  de  Milan,  par  son  Conservatoire,  par  ses  écoles 
populaires,  par  sa  maîtrisej  par  son  école  de  Sainte-Cécile,  par  ses 
grands  éditeurs,  par  sa  presse  musicale,  est  en  quelque  sorte  la  capitale 
des  musiciens  de  l'Italie.  C'est  un  milieu  d'où  rayonne  un  grand  mou- 
vement intellectuel.  Nulle  part  l'observateur  et  le  critique  ne  peuvent 
faire  un  séjour  plus  intéressant  ni  plus  instructif. 

Je  crois  utile  de  donner  une  nomenclature,  aussi  complète  qu'il  m'a 
été  possible  de  le  faire,  des  critiques  musicaux  actuellement  existant  en 
Italie  : 


Amelli,  Milan. 

D'Arcaïs  (marquis)  F.,  Rome, 

Balbi,  Melchiore,  Milan, 

Bertini,  Domenico,  journal  l'Epoca, 

de  Florence. 
Bettoli,  p.,  Galette  de  Parme. 


De  Blasis,  Carlo,  Venise. 

BiAGGi,  Girolamo-Alessandro  Flo- 
rence. Ce  critique,  très  distingué, 
écrit  dans  plusieurs  journaux. 

BoiTO,  Arrigo,  Galette  Musicale.,  Mi- 
lan. 


DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE 


263 


Beretta,  Jean-Baptiste,  auteur  du 
Dictionnaire  musical  artistique , 
scientifique^  historique^  technologi- 
que, en  cours  de  publication  à  Mi- 
lan. 

M.  Beretta  fut,  jusqu'en  1866, 
Directeur  du  Lycée  Rossini  à 
Bologne. 

Bûcheron,  Raymond,  Vigevano. 

Capetti,  Ugo,  VAdige  de  Vérone. 

Casamorata,  Florence. 

C1CCONETT1,  Philippe,  Rome. 

De  Casanove  (marquis),  Salvatore, 
collaborateur  de  la  Scena,  Venise. 

CoMMAzi,  Pietro,  Directeur  de  La 
Farna,  Milan. 

M.  C.  Capuio,  critique  distingué 
dont  j'ai  parlé  sous  la  rubrique  de 
Naples. 

CiPOLLONE,  Mattia,  Sulmona. 

Ettore  Falo'cci,  Directeur  du  Lu- 
nedi  dhin  Dilettante^  à  Naples. 

Farina,  Salvatore,  Milan. 

Le  docteur  Filippi,  Filippo,  le  célèbre 
feuilletoniste  de  La  Perseveran^a, 
Milan. 

Florimo,  F.  (Voir  mon  rapport  sur 
Naples). 


Ghislanzoni,  Antonio  (Voir  mon  rap- 
port sur  la  ville  de  Milan). 

Gaspari,  g.  (Voir  mon  rapport  sur 
Bologne). 

Mariotti,  C,  Turin. 

Martinez,  André,  Naples. 

Mascia,  Giuseppe,  Naples. 

Mazzucato,  Albert  (Voir  mon  rap- 
port sur  Milan). 

Mazzone,  Luigi,  Directeur  de  Napoli 
Musicale. 

MoNALDi,  marquis,  Gino,  Pérouse. 

PoLiDORO,  Frédéric,  Naples. 

Perosio,  Joseph,  Gênes. 

Peruzy,  Dario,  Naples. 

PuLiTi,  Leto,  Florence. 

G.  RicoRDi,  Milan. 

R0BERTI,  Jules,  Florence. 

Sessa,  Carlo,  Modugno. 

Scaramelli,  Joseph,  Venise. 

Taglioni,  Ferd.,  rédacteur  du  Lunedi 
d'un  Dilettante,  Naples. 

Tempia,  Etienne,  critique  très  distin- 
gué de  la  Ga^^ette  Piémontaise. 

T0RELL1-V10LLIER,  Milan. 

ZuLiANi,  Pierre,  Rome. 


Outre  ces  noms,  voici  encore  d'autres  écrivains  dontjen'aipu  trouver 
l'indication  exacte  : 

MM.  G.  Andreoli  ;  R.  Castelvecchio  ;  B.Carelli;  G. -T.  Cimino  ;G.  Cklsi; 
chevalier  Coglievina;  M.  Cuciniello;  F.  Faccio;  L.  Fortis;  N.  de  Giosa  ; 
J.  Gandolfi  ;  L.  Gualdo;  D.  Marazzani;  Avv.  E.  Parenzo  ;  E.  Peretti; 
E.  P1RAN1  ;  E.  Praga  ;  comte  Pullé  ;  G.  Tacchinardi;  G.Tofano;  marquis 
TuppuTi;  docteur  G.  ViGNA. 

Le  chevalier  VAN    ELEWYCK. 


LES   COSTUMES   DE   THEATRE 


DURANT    UN    SIÈCLE   ET    DEMI  (0 


CHAPITRE    III 


ASsoNs-Nous  du  Théâtre- Français  à  l'Opéra,  nous  y 
retrouvons,  poussés  à  l'extrême,  la  même  pompe,  le 
même  oubli  de  toute  vérité,  les  mêmes  modes  dont 
la  richesse  n'avait  d'égal  que  le  ridicule.  Sous  le 
rapport  de  la  toilette  et  aussi  du  mauvais  goût,  les  hé- 
ros de  Quinault  et  de  Lulli  pouvaient  aller  de  pair 
avec  ceux  de  Corneille  et  de  Racine.  Lorsque  dans  son  opéra  de  la 
Mort  de  Cyrus  (i656),  Qainault  faisait  dire  à  Thomiris,  reine  des 
Scythes,  s'adressant  à  son  général  Odatirse  : 

Qiie  Von  cherche  -partout  mes  tablettes  perdues  ; 
Mais  que,  sans  les  ouvrir^  elles  me  soient  rendues, 

il  commettait  un  anachronisme  aussi  grossièrement  naïf  que  l'actrice 
qui  représentait  Thomiris  en  paniers,  et  l'on  ne  concevrait  pas  ces  mots 
dans  la  bouche  d'une  Thomiris  vêtue  d'un  costume  mieux  adapté  à 
l'idée  que  nous  nous  faisons  d'un  peuple  tel  que  les  Scythes. 

L'année  1681  est  une  date  intéressante  dans  l'histoire  de  l'Opéra,  car 
c'est  le  I  5  avril  de  cette  année  que  fut  représenté  à  l'Opéra  le  Triomphe 


[ï)  Voir  les  numéros  des  i<"'  août  et  i^"'  septembre. 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  265 

de  r Amour,  grand  opéra-ballet  de  Quinault,  Benserade  et  LuUi,  qui 
marque  une  innovation  capitale  dans  les  fastes  du  théâtre.  Des  dan- 
seuses parurent  pour  la  première  fois  en  scène  pour  remplir  des  rôles  de 
femmes.  Jusque-là,  de  jeunes  garçons  figuraient  en  habits  féminins  et 
tenaient  sous  le  masque  les  rôles  de  nymphes,  dryades,  bacchantes  ou 
bergères,  de  même  que  les  divinités  malfaisantes,  les  Furies,  l'Envie,  la 
Discorde  étaient  le  plus  souvent  représentées  par  des  hommes. 

Dans  son  beau  chant  des  Parques  d'Isis,  Lulli  avait  donné  les  rôles  à 
Rossignol,  à  Leroy  et  à  mademoiselle  Desfonteaux,  une  basse,  un  ténor 
et  un  soprano,  licence  qu'il  n'a  dû  prendre  qu'après  de  grandes  hésita- 
tions. Dans  son  Armide,  le  rôle  de  la  Haine,  chanté  à  l'origine  par  le 
sieur  Frère,  fut  repris  plus  tard  par  le  sieur  Mantienne,  par  Chassé  et 
enfin  par  Larrivée.  En  \j33  encore,  quand  Rameau  écrira  son  admi- 
rable trio  des  Parques  d'Hippolyte  et  Aricie ,  il  le  fera  chanter 
par  trois  hommes,  Jélyotte,  Cuignier  et  Cuvillier,  un  ténor  et  deux 
basses. 

Cette  coutume  contre  nature  était  un  dernier  vestige  des  premiers 
temps  de  notre  théâtre^  des  singuliers  usages  adoptés  à  l'époque  où  les 
Confrères  de  la  Passion  attiraient  la  foule  en  représentant  leurs  mystères 
et  où  les  Enfants-sans-Souci  faisaient  rire  aux  larmes  les  habitants  du 
vieux  Paris  parleurs  tarces  et  soties,  d'une  gaieté  si  franche,  mais  sou- 
vent licencieuse.  «  Là,  dit  le  bibliophile  Jacob,  pas  de  femmes  au 
nombre  des  joueurs  :  les  rôles  féminins  étaient  confiés  aux  jeunes  gar- 
çons qui  se  rapprochaient  le  plus  du  physique  de  l'emploi,  et  qui  en 
affectaient  les  allures.  C'était  là  un  attrait  particulier  pour  de  vils  débau- 
chés, qui  ne  manquaient  pas  de  s'intéresser  à  ces  beaux  garçonnets,  et 
qui,  à  force  de  les  admirer  sur  le  théâtre,  cherchaient  probablement  à 
les  retrouver  hors  de  la  scène.  »  Hâtons-nous  de  dire  qu'il  s'agit  ici  des 
moralités — le  mot  est  bien  choisi  —  du  quinzième  siècle,  et  que  ces 
mœurs  dissolues  durent  forcément  diminuer  lorsque  les  jeunes  garçons 
rendirent  leurs  cotillons  d'emprunt  à  qui  de  droit. 

Cette  exclusion  des  femmes  à  Torigine  du  théâtre  en  France,  leur 
position  inférieure  dans  les  premières  troupes  dramatiques,  les  circon- 
stances qui  les  amenèrent  enfin  à  prendre  les  rôles  de  leur  sexe  dans  ces 
représentations  qui  ont  donné  naissance  aux  spectacles  réguliers,  ont 
été  judicieusement  expliquées  par  le  bibliophile  Jacob  dans  l'intéressante 
étude  sur  l'ancien  théâtre  en  France,  dont  il  a  fait  précéder  son  Recueil 
de  Farces,  Soties  et  Moralités  du  quin:{ième  siècle  (i). 

(i)  Public  â  la  librairie  Delahays  (iSSg). 


266  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Quant  aux  comédiennes,  elles  ne  furent  pas  plus  excommuniées  que  ne 

l'étaient  les  comédiens,  lorsqu'elles  commencèrent  à  se  produire  sur  la  scène 
et  à  s'y  montrer  sans  masque,  pendant  le  règne  de  Henri  III  ou  celui  de 
Henri  IV.  Ces  comédiennes  n'étaient  pourtant  que  les  concubines  des  comé- 
diens, et  elles  vivaient  comme  eux,  dans  une  telle  dissolution,  que,  suivant 
l'expression  de  Tallement  des  Réaux,  elles  servaient  de  femmes  communes  à 
toute  la  troupe  dramatique.  Elles  avaient  donc  de  tout  temps  fait  partie  des 
associations  d'acteurs  nomades  ou  sédentaires;  mais  le  public  ne  les  connais- 
sait pas,  et  leurs  attributions,  plus  ou  moins  malhonnêtes,  se  cachaient  alors 
derrière  le  théâtre;  dès  qu'elles  revendiquèrent  les  rôles  de  femmes,  qui 
avaient  toujours  été  joués  par  des  hommes,  leur  présence  sur  la  scène  fut 
regardée  comme  une  odieuse  prostitution  de  leur  sexe. 

Ces  premières  comédiennes  étaient  vues  de  si  mauvais  œil  par  le  public, 
qui  les  tolérait  à  peine  dans  leurs  rôles,  que  ces  rôles  ne  leur  revenaient  pas 
de  droit  et  que  les  comédiens  les  leur  disputaient  souvent.  Nous  pensons  que 
ce  fut  l'exemple  des  troupes  italiennes  et  espagnoles  qui  amena  l'apparition 
des  femmes  sur  la  scène  française.  La  troupe  italienne  avait  été  appelée  par 
Henri  III,  de  Venise  à  Paris,  où  la  troupe  espagnole  n'arriva  que  du  temps 
de  Henri  IV.  Ces  deux  troupes  causèrent  beaucoup  de  désordre,  et  l'on  doit 
en  accuser  les  actrices  qui  ajoutaient,  par  l'immodestie  de  leur  jeu  et  de  leur 
toilette,  un  attrait  et  un  scandale  de  plus  aux  représentations. 

«  Le  dimanche  19  mai  iSyy,  dit  Pierre  de  l'Estoile,  les  comédiens  italiens, 
surnommez  /  Gelosi,  commencèrent  à  jouer  leurs  comédies  italiennes  en  la 
salle  de  l'hostel  de  Bourbon  à  Paris;  ils  prenoient  de  salaire  4  sols  par  teste 
de  tous  les  François  qui  vouloient  aller  voir  jouer,  et  il  y  avoit  tels  concours 
et  affluence  de  peuple  que  les  quatre  meilleurs  prédicateurs  de  Paris  n'en 
avoient  pas  trèstous  ensemble  autant  quand  ils  prêchoient.  »  Ces  représenta- 
tions avoient  un  charme  particulier  pour  les  libertins,  qui  y  allaient  surtout 
admirer  les  femmes  ;  «  car,  au  dire  de  P.  de  l'Estoile,  elles  faisoient  montre 
de  leurs  seins  et  poictrines  ouvertes  et  autres  parties  pectorales,  qui  ont  un 
perpétuel  mouvement,  que  ces  bonnes  dames  faisoient  aller  par  compas  et 
par  mesure,  comme  une  horloge,  ou,  pour  mieux  dire,  comme  les  soufflets 
des  maréchaux.  »  Le  Parlement  crut  devoir  mettre  un  terme  à  ces  impudi- 
ques exhibitions,  et  six  semaines  après  l'ouverture  du  théâtre  des  Gelosi, 
défense  leur  fut  faite  de  jouer  leurs  comédies,  sous  peine  de  10,000  livres 
parisis  d'amende  applicable  à  la  boîte  des  pauvres  ;  mais  ces  Italiens  ne  se 
tinrent  pas  pour  battus,  et  le  samedi  27  juillet,  ils  rouvrirent  le  théâtre  de 
l'hôtel  de  Bourbon,  «  comme  auparavant,  dit  l'Estoile,  par  la  permission  et 
justice  expresse  du  roy,  la  corruption  de  ce  temps  estant  telle,  que  les  far- 
ceurs, bouflons,  p s  et  mignons  avoient  tout  crédit.  » 

Si  l'Opéra  conserva  Jusqu'au  premier  tiers  du  siècle  dernier  cette 
étrange  coutume  de  faire  chanter  par  des  voix  masculines  les  rôles  des 
divinités  malfaisantes,  la  Comédie-Française  n'avait  pas  renoncé  beau-- 
coup  plus  tôt  à  faire  jouer  par  des  hommes  les  personnages  de  femmes 
vieilles  ou  ridicules.  Vers  i63o,  c'était  un  certain  Alizonqui  remplissait, 
à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  les  rôles  de  servantes  dans  le  comique  et  de 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  267 

confidentes  dans  le  tragique.  Cet  acteur,  dont  on  ignore  le  véritable 
nom,  jouait  ces  personnages  sous  le  masque;  contre-sens  éclatant  qui 
pouvait  avoir  une  double  origine  dans  le  manque  d'actrices  et  dans  la 
liberté  des  discours  qu'on  prêtait  aux  soubrettes. 

Dès  que  le  théâtre  prit  une  torme  plus  régulière,  ces  raisons  dispa- 
rurent et  l'on  put  confier  ces  rôles  à  des  actrices.  Ce  changement  eut 
lieu  en  1634,  à  la  représentation  de  la  Galerie  du  Palais^  de  Corneille. 
Le  rôle  de  la  nourrice,  en  usage  dans  la  vieille  comédie,  se  métamor- 
phosa en  suivante  qu'une  femme  représenta  sous  le  masque;  mais  l'ac- 
teur jusqu'alors  chargé  de  l'emploi,  ne  quitta  pas  pour  cela  son  traves- 
tissement :  il  s'en  tint  seulement  à  certains  rôles  de  vieilles  ou  de 
femmes  grotesques,  et  l'usage  persista  encore  pendant  d'assez  longues 
années  (1). 

Les  exemples  abondent  aussi  dans  la  troupe  de  Molière.  Béjart  créa 
dans  Tartufe  le  rôle  de  madame  Pernelle,  De  Brie  joua  Nérine  des 
Fourberies  de  Scapin^  Hubert,  et  après  lui  Beauval,  représentaient  les 
femmes  grotesques  :  madame  Jourdain,  Philaminte,  madame  de  Soten- 
ville.  Ils  partageaient  cet  emploi  avec  Marotte  Beaupré,  fort  jolie  «  et 
pucelle  au  par-dessus  »  si  l'on  en  croit  Robinet,  qui  joua  d'original  la 
comtesse  d'Escarbagnas. 

La  tante  de  Marotte,  encore  une  Beaupré,  attachée  à  la  troupe  du 
Marais  jusqu'en  1669,  puis  à  celle  du  Palais-Royal,  et  la  Godefroy,  dite 
Pierrot  bon  drille^  furent  aussi  des  premières  actrices  qui  parurent  en 
femmes  sur  le  théâtre.  Cette  dernière  joignait  à  l'emploi  des  vieilles  ridi- 
cules celui  des  femmes  habillées  en  hommes,  et  elle  y  obtint  un  grand 
succès  par  la  raison  qu'elle  était  remarquablement  faite  (2). 

Pareille  mode  régnait  aussi  en  Angleterre.  Jusqu'à  la  restauration  de 
Charles  H,  les  rôles  de  femmes  furent  remplis  par  de  jeunes  acteurs  à  la 
voix  douce  et  à  la  figure  agréable.  On  ne  saurait  dire  si  ces  travestisse- 
ments choquèrent  Shakespeare.  Peut-être  n'osa-t-il  pas  attaquer  un  usage 
que  défendait  une  sorte  de  pudeur;  mais  il  ne  fit  rien  pour  le  changer, 
et  c'est  à  peine  s'il  parait  vouloir  le  critiquer  dans  quelques  scènes  de 
ses  ouvrages. 

Lorsque  Hamlet  reçoit  les  comédiens  au  château  d'Elseneur,  il  s'a- 
dresse en  ces  termes  à  un  acteur  chargé  des  rôles  de  femme  :  «  Et 
vous,  ma  jeune  dame  et  maîtresse!  Par  Notre-Dame!  Votre  Grâce, 
depuis  que  je  ne  vous  ai  vue,  s'est  rapprochée  du  ciel  de  toute   la  hau- 


(i)  Les  frères  Parfaict,  Histoire  du  Théâtre-Français,  tome  V. 
(2)  Beauchamps,  Recherches  sur  les  théâtres  de  France,  III,  357. 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


teur  d'un  patin  vénitien,  Prions  Dieu  que  votre  voix  n'ait  pas  reçu 
quelque  fêlure,  comme  une  pièce  d'or  n'ayant  plus  cours.  » 

Ouvrons-nous  le  Songe  dhine  nuit  d'été,  voici  ce  que  nous  lisons  à 
la  deuxième  scène,  au  moment  où  Quince  et  ses  compagnons,  tous 
acteurs  par  occasion,  réunis  dans  une  auberge  d'Athènes,  se  distribuent 
les  rôles  de  la  très-lamentable  comédie  et  très- cruelle  mort  de  Pyrame 
et  Thisbé. 

Qiiince.  —  François  Flûte,  raccommodeur  de  soufflets. 

Flûte.     —  Voici,  Pierre  Quince. 

Qiiince.  —  Vous  vous  chargerez  du  rôle  de  Thisbé. 

Flûte.     —  Qu'est-ce  que  ce  Thisbé  ?  Un  cavalier  errant  ? 

Qiiince. —  C'est  la  dame  que  Pyrame  doit  aimer. 

Flûte.     —  Non,  vraiment,  ne  me  faites  pas  jouer  un  rôle  de  femme  ;  j'ai 

la  barbe  qui  me  vient. 
Qiiince.  —  C'est  égal  ;  vous  jouerez  avec  un  masque  et  vous  vous  ferez  une 

aussi  petite  voix  que  possible. 

Kynaston,  Hart,  Burt,  Clun,  tous  fameux  acteurs  du  temps  de 
Charles  II,  jouaient  avec  succès  les  rôles  de  femmes.  C'était  le  parti 
puritain  qui  s'était  jusqu'alors  opposé  à  l'admission  des  femmes  sur  la 
scène  ;  du  jour  où  il  fut  en  minorité,  cette  tentative  dut  réussir.  Ce  fut 
en  1660  qu'une  actrice  put  paraître  pour  la  première  fois  et  jouer  un 
rôle  sans  opposition  :  elle  était  de  la  troupe  de  Killigrew,  s'appelait 
mistress  Saunderson  et  représenta  Desdémone.  En  janvier  1661,  on  vit 
aussi  des  actrices  jouer  au  théâtre  du  Cockpit,  dans  une  pièce  de  Beau- 
mont  et  Fletcher,  Beggar's  bush  {le  Buisson  des  mendiants). 

Enfin,  au  mois  de  juin  de  la  même  année,  William  Davenant,  qui 
introduisit  sur  son  théâtre  l'art  des  décors,  des  changements  à  vue,  et 
qui  prétendait^  sans  avoir  jamais  pu  le  prouver,  au  singulier  honneur 
d'être  fils  naturel  de  Shakespeare,  fit  paraître  des  actrices  dans  la  se- 
conde partie  de  son  drame,  le  Siège  de  Rome.  La  réforme  avait  obtenu 
plein  succès,  mais  ce  changement  fut  loin  d'avoir  en  Angleterre  le  carac- 
tère artistisque  qu'il  eut  en  France,  et  la  présence  des  femmes  sur  la 
scène  ne  servit  d'abord  qu'à  rendre  les  représentations  plus  libres.  Le 
directeur  flattait  ainsi  non  la  raison,  mais  les  goûts  licencieux  des 
spectateurs  (i). 

Ce  fut  donc  Lulli  qui  introduisit  les  danseuses  à  l'Opéra.  Il  eut  tout 
à  créer  sur  son  théâtre,  mais  nul  mieux  que  lui  n'entendait  l'organisa- 
tion d'une  grande  représentation  lyrique  :  aucune  partie  ne  lui  était 

(i)  Thornbury,  Haunted  London  [passim). 


LES  COSTUMES  DE  THEATRE  269 

indifférente  ou  étrangère.  Chanteurs,  danseurs,  symphonistes,  tous 
étaient  de  sa  part  l'objet  d'une  surveillance  attentive.  Lorsqu'il  s'agit 
de  monter  à  la  cour,  pour  jouer  devant  le  roi,  son  opéra  le  Triomphe 
de  r Amour,  le  maître  italien  redoubla  de  soins  et  de  peines,  ainsi  que 
devait  faire  un  habile  courtisan,  pour  servir  à  la  fois  l'intérêt  de  l'art  et 
le  sien  propre.  Un  honneur  insigne  était  réservé  à  son  ouvrage.  Jusque 
là  les  dames  de  la  cour,  qui  se  faisaient  une  fête  de  figurer  dans  les 
ballets,  s'étaient  bornées  à  dire  des  vers,  —  quand  un  proclamateur  ne 
les  disait  pas  en  leur  lieu  et  place. 

Benserade  était  passé  maître  dans  l'art  de  tourner  ces  couplets,  qui 
contenaient  presque  toujours  une  allusion  galante.  Le  plus  souvent  ils 
ne  brillaient  guères  par  la  décence,  et  ce  devait  être  un  curieux  specta- 
cle que  de  voir  ces  dames  recevoir  en  scène  de  tels  compliments  devant 
une  assemblée  aussi  maligne  que  brillante,  et  aussi  encline  à  la  raillerie. 
Un  jour,  c'était  le  duc  de  Villeroi  qui,  déguisé  en  pêcheur  de  perles, 
disait  en  présence  de  sa  jeune  fiancée  : 

La  mer  avec  le  temps  pourra  bien  me  fournir 
De  quoi  parer  le  sein  d'ime  jeime  m.aîtresse  ; 
Je  ne  vois  rien  de  fait  ^  mais  aussi  7~ien  ne  presse  : 
La  perle  est  à  pêclier,  la  gorge  est  à  venir. 

Quelle  contenance  pouvait  bien  avoir  mademoiselle  de  Sévigné,  la 
future  dame  de  Grignan,  en  s'entendant  adresser  ce  quatrain-ci  : 

Belle  et  jeune  guerrière,  une  preuve  asse:^  bonne 
Qii'on  sait  d'une  amazone  et  la  règle  et  les  vœux^ 
C'est  qu^on  n'a  qu'un  téton  :  je  crois,  Dieu  me  pardonne, 
Que  vous  en  ave^  déjà  deux. 

Les  deux  couplets  suivants,  du  Triomphe  de  V Amour,  furent  écrits, 
l'un  pour  mademoiselle  de  Poitiers,  naïade,  l'autre  pour  la  princesse  de 
Guéménée,  nymphe  de  Diane. 

Qui  pourrait  entrevoir  vos  membres  délicats 
Dans  une  eau  claire  et  nette,  et  surtout  peu  profonde, 
De  sa  bonne  fortune  et  d'eux  ferait  grand  cas  : 
C'est  un  morceau  friand,  s'il  en  est  dans  le  monde. 

La  chaste  Diane  en  ses  bois  > 

Nous  tient  sous  de  sévères  lois  ; 

Elle  n'admet  rien  de  profane. 
Qu\in  mortel  nous  approcJie  et  nous  ose  toucher  ! 

Hélas  !  que  dirait  Diane, 
Si  Diane  savait  que  je  viens  d'accoucher  ? 


270  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Cette  fois,  les  dames  de  la  cour  prétendirent  aborder  le  galant  art  de 
la  danse.  Le  Triomphe  de  l'Amour  fut  joué  pour  la  première  fois  à 
Saint-Germain-en-Laye,  le  2r  janvier  1681.  Les  plus  grands  noms  de 
France  figuraient  dans  cette  troupe  dansante  improvisée.  C'étaient 
la  Dauphine,  qui  jouait  le  rôle  de  Flore,  les  princesses  de  Conti,  Ma- 
rianne et  de  Guéménée,  les  duchesses  de  la  Fertéet  de  Sully,  mesdemoi- 
selles de  Nantes,  de  Commercy,  de  Tonnerre,  de  Clisson,  de  Poitiers,  de 
Biron.  Que  pouvaient  être  les  cavaliers  de  ces  nobles  dames,  sinon  les 
plus  illustres  seigneurs  du  temps,  le  prince  de  Conti,  le  duc  de  Ver- 
mandois,  le  prince  de  la  Roche-sur-Yon,  le  comte  de  Guiche  et  le 
Dauphin  lui-même  qui  figura  un  Zéphyre  à  la  seconde  soirée  (i)  ? 

Cette  représentation  à  la  cour  obtint  le  plus  vif  succès,  et  les  débuts  de 
la  noble  troupe  excitèrent  des  transports  d'enthousiasme.  Celte  brillante 
innovation  embarrassait  fort  le  directeur  de  l'Académie  de  musique. 
Comment  revenir,  après  pareil  triomphe,  à  la  vieille  mode  italienne 
qui  ne  faisait  paraître  en  scène  que  des  danseurs,  et,  d'autre  part,  où 
trouver  des  danseuses  et  comment  les  produire  ?  C'était  un  dangereux 
essai  que  de  présenter  les  quatre  jeunes  filles,  encore  bien 'novices,  qui  for- 
maient alors  tout  le  personnel  de  l'école  de  danse,  et  il  était  à  craindre  que 
le  souvenir  des  splendeurs  royales  ne  fît  pâlir  ces  modestes  figurantes. 
Lulli  risqua  la  partie,  et  le  1 5  avril,  trois  mois  après  la  fête  de  Saint- 
Germain,  il  les  lança  bravement  sur  le  théâtre.  Les  quatre  compagnes 
gagnèrent  facilement  la  partie  et  furent  unanimement  applaudies  :  c'é- 
taient mesdemoiselles  Roland,  Lepeintre,  Fernon,  et  surtout  mademoi- 
selle La  Fontaine,  qui  conquit,  dès  le  premier  soir,  son  titre  de  Reine  de 
la  danse.  Cette  double  victoire  remportée  à  Saint-Germain  et  à  Paris, 
assura  d'une  façon  définitive  l'entrée  des  danseuses  sur  la  scène  de 
l'Académie  de  musique. 

Mais  Lulli  ne  fut  pas  toujours  aussi  bien  inspiré,  et  il  eut  le  tort,  quel- 
ques années  plus  tard,  de  ne  pas  s'opposer  aux  singulières  fantaisies  de 
la  grande  tragédienne  lyrique,  Marie  Le  Rochois.  En  1672,  après 
la  victoire  de  Steinkerque,  elle  parut  dans  le  rôle  de  Thétis  avec  une 
cravate  de  dentelles  jetée  négligemment  sur  son  habit  de  théâtre,  à  l'exem- 
ple de  nos  officiers  qui,  surpris  de  grand  matin  par  l'ennemi,  n'avaient 
pas  eu  le  temps  de  faire  toilette,  et  s'étaient  vus  forcés  d'aller  se  battre  et 
vaincre  en  grand  négligé. 

Une  autre  fois,  en  1684,  pour  représenter  Arcabonne  dans  l'opéra  de 

(i)  "Voir  le  Mercure  de  janvier  168 1,  la  vie  de  Quinault,  en  tête  de  son  théâtre 
(édit.  de  1778),  et  \q  Dictionnaire  des  théâtres  de  Paris,  qui  donne  la  double  distri- 
bution de  ce  ballet  à  la  cour  et  à  l'Opéra, 


LES  COSTUMES  DE  THÉÂTRE  271 


Quinault  et  Lulli,  Amadis,  elle  se  fit  tailler  de  longues  manches  à  la 
persienne  (persane),  afin  de  cacher  ses  bras  qu'elle  ne  trouvait  pas  assez 
beaux.  La  mode  adopta  bien  vite  cravates  à  la  Steinkerque,  manches  à 
VAmadis,  et  parut  consacrer  ainsi  les  erreurs  de  la  belle  cantatrice. 

Ce  n'était  là  que  le  prélude  des  extravagants  et  luxueux  caprices  que  le 
siècle  suivant  devait  voir  éclore.  Mais  comme  toutes  ces  inventions 
choquaient  le  goût  et  la  raison  !  Aussi  Addison,  qui  vint  à  Paris  vers 
cette  époque,  fut-il  vivement  froissé  de  ce  singulier  spectacle,  et  garda- 
t-il  toujours  le  souvenir  des  splendeurs  éblouissantes  et  des  grossières 
erreurs  de  notre  scène  lyrique. 

«  Tous  les  acteurs  qui  viennent  sur  le  théâtre  (en  France) — écrit-il  dans 
son  Spectateu?^  —  sont  autant  de  damoiseaux.  Les  reines  etles  héroïnesy 
sont  si  fardées,  que  leur  teint  paraît  aussi  vrai  et  aussi  vermeil  que  celui 
de  nos  jeunes  laitières.  Les  bergers  y  sont  tout  couverts  de  broderies,  et 
s'acquitten^mieuxde  leur  devoir  dans  un  bal  que  nos  maîtres  de  danse. 
J'ai  vu  deux  Fleuves  chaussés  en  bas  rouges,  et  Alphée,  au  lieu  d'avoir 
la  tête  couverte  de  joncs,  conter  fleurettes  avec  une  belle  perruque  blonde 

et  un  plumet  sur  l'oreille Le  dernier  opéra  que   je  vis,  chez  cette 

nation  enjouée,  était  FEnlèvement  de  Proserpine,  où  Pluton,  pour  se 
rendre  plus  agréable,  s'équippe  à  la  française,  et  amène  Ascalaphus  avec 
lui  en  qualité  de  son  valet  de  chambre. . .» 

Ne  pourrait-on  pas  trouver  là  le  germe  du  genre  bouffon.,  de  la  paro- 
die burlesque  ;  et  cet  Ascalaphus,  devenu  valet  de  Pluton,  n'est-il  pas  le 
digne  ancêtre  du  fameux  John  Styx,  à' Orphée  aux  enfers^  le  flegmati- 
que valet  de  chambre  de  Pluton-Aristée? 


ADOLPHE   JULLIEN, 


(La  suite  prochainement.) 


LE    CHANT    DU    CYGNE 


ucuN  chant,  jusqu'ici,  n'a  été  plus  vanté  que   le  chant 
du  Cjrgne,  lequel,  comme  on  sait,  est  devenu  proverbe. 
Quand  l'admiration  publique  voulut  décerner  un  hom- 
mage flatteur  au  chantre  du  Barbier  de  Séville  et  de 
Guillaume  Tell,  elle  le  surnomma  le  Cygne  de  Pesaro. 
Nous  croyons  donc  intéresser  nos  lecteurs  en  consacrant  ici  quelques 
pages  au  rôle  symbolique  que  joue  le  Cygne  dans  les  mythologies  an- 
ciennes et  modernes. 

Pour  les  Grecs,  le  Cygne  est  un  oiseau  prophétique  consacré  à  Apol- 
lon ;  pour  les  peuples  du  Nord,  il  possède  également  le  don  de  la  divi- 
nation et  offre  des  rapports  intimes  avec  les  divinités  de  la  lumière.  Tout 
porte  à  croire  que  la  beauté  du  Cygne,  son  air  calme  et  majestueux,  le 
charme  et  l'élégance  de  ses  attitudes,  où  l'on  remarque  autant  de  grâce 
que  de  noblesse,  et  surtout  l'éclatante  blancheur  de  son  plumage,  lui 
ont  valu,  de  tout  temps,  l'honneur  d'être  pris  pour  l'emblème  de  l'astre 
du  jour. 

Quant  à  la  faculté  musicale  du  Cygne,  nous  y  reviendrons  tout  à 
l'heure.  Pour  le  moment,  restons  dans  le  domaine  de  la  fable,  et  sans 
trop  nous  attarder  à  en  analyser  les  fictions  aimables  et  touchantes,  fai- 
sons d'abord  remarquer  que  le  nom  de  Oycnus  a  été  donné  par  les  poètes 
grecs  et  latins  à  différents  personnages  dont  la  destinée  rappelle  plus  ou 
moins  les  traits  principaux  de  la  légende  du  Cygne.  Parmi  les  héros 
célébrés  sous  ce  nom  par  les  anciens  mythologues  et  présentés  comme 
ayant  subi  la  métamorphose  du  chasseur  Cycnus  dont  parle  Ovide,  nous 


LE  CHANT  DU  CYGNE  278 


nous  bornerons  à  citer  ce  chef  de  Liguriens,  fils  du  roi  Sthénélus,  ami 
et  parent  de  Phaéton.  Il  passait  pour  habile  musicien,  et  après  avoir 
versé  d'abondantes  larmes  à  la  mort  de  son  imprudent  ami  (Phaéton),  il 
fut  changé  en  Cygne  par  Apollon  et  mis  au  rang  des  astres.  Telle  est 
l'origine  de  la  Constellation  du  Cygne.  Virgile,  qu'on  appelle  aussi  le 
Cygne  de  Mantoue^  a  recueilli  au  X"  chant  de  V Enéide  ce  souvenir  des 
temps  héroïques  :  «  On  raconte,  dit-il,  que  Cycnus,  touché  du  malheur 
de  son  cher  Phaéton,  pleurait  son  ami  sous  le  feuillage  ombreux  des  peu- 
pliers ses  sœurs  (les  Héliades  métamorphosées  en  peupliers),  et  charmait 
par  ses  chants  ses  tristes  amours  ;  il  vieillit  en  chantant,  vit  son  corps  se 
couvrir  d'un  blanc  et  moelleux  duvet,  quitta  la  terre,  et,  toujours  en 
chantant,  s'envola  vers  les  cieux.  » 

Ajoutons  que  chez  les  Grecs  l'Apollon  dorien,  qui  présidait  aussi  au 
chant,  avait  pour  compagnon  le  Cygne.  Homère,  dans  un  de  ses  Hym- 
nes., leur  rend  simultanément  hommage,  comme  le  prouve  cette  invoca- 
tion :  «  O  Phébus,  le  Cygne  te  chante  mélodieusement,  en  agitant  ses 
ailes,  lorsqu'il  s'élance  sur  le  rivage  près  du  Pénée  ;  c'est  à  toi  que  le 
poète,  en  tenant  sa  lyre  sonore,  chante  toujours  le  premier  et  le  der- 
nier. » 

Nous  dirions  bien  encore  que  Jupiter,  épris  de  Léda,  femme  de  Tyn- 
dare,  choisit  la  forme  de  cet  oiseau  pour  se  rapprocher  de  celle  qu'il 
aimait;  que,  séduite  par  le  Cygne  divin,  Léda  mit  au  monde  un  œuf 
d'où  sortirent  les  Dioscures  ainsi  que  la  blonde  Hélène,  etc.,  etc.;  mais 
nous  croyons  par  ce  qui  précède  avoir  suffisamment  démontré  les  attri- 
butions du  Cygne  dans  la  mythologie  classique,  et  il  est  temps  de  nous 
occuper  des  fables  qui  ont  un  rapport  direct  avec  son  agonie  mélodieuse. 


Isidore  de  Séville,  et  après  lui  Albert  le  Grand,  disent  que  le  Cygne  ou 
Cycnus  est  ainsi  nommé  parce  qu'il  produit  un  son  agréable  en  modu- 
lant les  sons  de  sa  voix.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  étymologie,  les  poètes 
anciens  ont  prodigué  au  Cygne  les  épithètes  les  plus  flatteuses  :  «  Cygne 
chanteur,  Cygne  mélodieux  »,  disent  Homère  et  Euripide.  Eustathe,  le 
scoliaste  d'Homère,  ajoute  gravement  :  «  L'expérience  est  notre  meilleur 
garant  de  ce  que  les  Cygnes  chantent  d'une  manière  remarquable.  » 
Callimaque,  dans  son  Hymne  à  Délos,  appelle  les  Cygnes  «  oiseaux  des 
Muses  ;  »  Horace,  voulant  louer  Pindare,  l'appelle  Dircœum  Cycmim^  et 
enfin  Virgile,  qui  honore  les  Cygnes  des  épithètes  de  sonorits,  argutus, 
excellens,  sublime.,  cantans^  caractérise  par  ces  mots  charmants  leurs 
modulations  harmoniques  : 

IX.  18 


274  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Longo  canoros 

Dant  per  colla   nodos. 

«  Et  font  sortir  de  leurs  longs  gosiers  des  chants  mélodieux  et  retentis- 
sants. »  (Enéide,  1.  vu.  v.  700 J 

Les  poètes  ne  sont  pas  seuls  à  célébrer  le  chant  du  Cygne;  philosophes, 
historiens,  naturalistes,  tous  se  réunissent  d'un  commun  accord  pour  en 
faire  l'éloge.  Au  reste,  d'après  Pausanias,  la  renommée  du  Cygne  comme 
musicien  était  un  fait  établi  :  «  Quand  les  Cygnes  chantent,  dit  Oppien, 
les  rochers  et  les  vallées  leur  répondent;  plus  que  tous  les  autres  oiseaux, 
ils  méritent  le  nom  de  musiciens,  et  c'est  aussi  sous  ce  nom  qu'ils  sont 
consacrés  à  Apollon.  Leur  chant  n'est  pas  lugubre  comme  celui  des  Al- 
cyons, mais  suave  et  doux  comme  le  son  tiré  de  la  flûte  ou  de  la  harpe,  » 
Elien  au  livre  V  de  son  Histoire  des  Animaux^  trouve  le  moyen  d'en- 
chérir sur  Oppien,  et  les  Pères  de  l'Eglise  eux-mêmes,  ont  vanté  le  chant 
du  Cygne.  Saint  Chrysostôme,  dans  ses  Commentaires  sur  les  Epîtres  de 
Saint  Paul,  attribue  ce  chanta  l'harmonie,  et  D.  Naziance,  dans  une 
épître  où  il  blâme  les  discours  superflus  et  loue  les  paroles  discrètes,  dit 
qu'il  préfère  le  chant  suave,  quasi  rare,  des  Cygnes,  à  l'éternel  babil  des 
hirondelles. 

Le  Cygne  est  donc  célébré  comme  un  oiseau  chanteur,  le  favori 
d'Apollon.  D'après  le  témoignage  des  anciens,  dit  à  ce  sujet  M.  Georges 
Kastner,  (i)  le  Cygne  n'est  pas  seulement  doué  de  la  faculté  mélodieuse, 
mais  c'est  à  l'heure  suprême  qu'il  exhale  ses  plus  beaux  chants.  Tandis 
que  toute  la  nature  vivante  a  horreur  de  la  mort  et  frémit  à  l'idée  de  la 
destruction,  le  Cygne,  comme  s'il  avait  le  pressentiment  d'une  vie  meil- 
leure, bat  des  ailes  et  prélude  par  des  accents  d'un  charme  ineffable  à  son 
dernier  soupir-  »  Aristote,  du  reste,  affirme  au  IX«  livre  de  son  Histoire 
des  Animaux^  que  les  Cygnes  ont  l'habitude  de  chanter,  surtout  lors- 
qu'ils vont  mourir.  Des  personnes  qui  ont  voyagé  sur  les  mers  d'Afrique 
en  ont  vu  beaucoup  qui  chantaient  d'une  voix  plaintive  et  mouraient 
ensuite.  Voici  maintenant  comment  Platon,  dans  le  Phédon,  interprète 
cette  tradition  mystérieuse  :  «  Il  semble,  dit-il  par  la  bouche  de  Socrate, 
que  vous  me  regardez  comme  moins  habile  à  la  divination  que  les  Cygnes  ; 
car  ceux-ci,  quand  ils  sentent  leur  fin  prochaine,  se  mettent  à  chanter 
encore  plus  qu'auparavant  et  avec  bien  plus  de  douceur.  Ils  se  félicitent 
ainsi  d'aller  rejoindre  le  Dieu  dont  ils  avaient  été  les  compagnons.  Mais 

(t)  Les  Sirènes,  Essai  sur  les  principaux  mythes  relatifs  à  l'incantation,  p&r 
Georges  Kastner.  Paris,  i858.  3«  Partie. 


LE  CHANT  DU  CYGNE  275 

les  hommes,  parce  qu'eux-mêmes  ils  redoutent  la  mort,  publient  fausse- 
ment qu'alors  les  Cygnes  chantent  de  tristesse,  comme  s'ils  déploraient 
leur  mort,  ne  considérant  pas  qu'aucun  oiseau  ne  chante  quand  il  a  faim 
ou  froid  ou  qu'il  éprouve  quelqu'autre  douleur.  Ni  les  rossignols,  ni  les 
hirondelles,  ni  la  huppe  même  ne  le  font^  bien  qu'on  dise  que  celle-ci 
chante  par  l'effet  d'un  sentiment  de  tristesse.  Pour  moi,  je  ne  crois  pas 
que  ces  oiseaux  chantent  pour  cette  cause  non  plus  que  les  Cygnes;  mais 
comme  ils  sont  consacrés  à  Apollon,  et  qu'ils  participent  aux  dons  pro- 
phétiques, ils  prédisent  les  biens  de  la  vie  future  et  se  réjouissent  ce  jour- 
là  plus  qu'ils  n'ont  jamais  fait  en  aucune  circonstance  de  leur  vie.  »  Py- 
thagore  est  du  même  avis  que  Platon,  et  dit  que  le  chant  suprême  du 
Cygne  ne  signifie  pas  la  tristesse,  mais  la  joie  de  passer  à  une  vie 
meilleure. 

La  plupart  des  poètes  latins,  à  l'exemple  des  Grecs,  offrent  des  citations 
que  nous  pourrions  multiplier  ;  mais  ce  que  nous  venons  de  dire  suffit 
pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  le  mythe  du  Cygne  mourant  dans  la 
poésie  classique,  ainsi  que  sur  la  signification  que  les  anciens  philosophes 
attribuaient  à  cette  fable.  Quant  à  l'origine  naturelle  de  cette  fiction  qui 
a  si  heureusement  inspiré  tant  de  beaux  génies,  on  la  trouve  dans  les 
traditions  égyptiennes.  En  effet,  pour  désigner  un  musicien  âgé,  les 
Egyptiens,  dans  leur  écriture  hiéroglyphique,  dessinaient  un  Cygne, 
parce  que,  selon  eux,  cet  oiseau  ne  chante  jamais  plus  mélodieusement 
qu'aux  approches  de  la  mort,  La  figure  du  Cygne  est  donc  un  symbole 
funèbre^  témoins  ces  beaux  vers  de  Lucrèce  ;  «  Les  Cygne  de  l'antre  de 
l'Hélicon,  dans  les  convulsions  de  la  froide  mort,  font  entendre  d'une 
voix  lugubre  leur  plainte  harmonieuse.  »  Aussi  les  anciens  ont-ils  sou- 
vent représenté  cet  oiseau  sur  les  monuments  funéraires. 

On  a  des  preuves  de  ce  symbole  dans  le  témoignage  de  certains  auteurs 
défavorables  au  chant  du  Cygne.  On  connaît  l'ancien  proverbe  qui  dit 
que  les  Cygnes  chanteront  quand  les  geais  cesseront  de  babiller,  c'est-à- 
dire  jamais.  Les  poètes  mêmes  qui  ont  fait  l'éloge  des  Cygnes  en  louant 
les  charmes  harmonieux  de  leur  voix,  leur  appliquent  parfois  des  épithè- 
tes  propres  à  faire  entendre  le  contraire.  Ainsi  Virgile,  qui,  suivant 
Topinion  traditionnelle  leur  accorde  volontiers  des  qualités  mélodieuses, 
les  traite  tout  autrement  quand  il  parle  avec  connaissance  de  cause  :  il 
leur  applique  alors  l'épithète  de  rauci^  rauques,  qui,  certes,  ne  réveille 
aucune  idée  musicale.  «  Les  Cygnes  rauques  se  font  entendre  sur  les  eaux 
murmurantes.  »  Ovide  va  même  jusqu'à  imiter  par  le  mot  dreiisent  le 
cri  qu'ils  font  entendre  :  «  La  grue  crie,  et  les  Cygnes,  qui  vont  par 
groupes,  grincent  sur  les  fleuves.  » 


276  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Quant  aux  naturalistes  anciens,  Élien,  entre  autres  (l.  i),  reconnaît 
que  les  Cygnes  ont  une  grande  réputation  de  chanteurs,  mais  que  ni  lui 
ni  probablement  aucun  autre  n'a  occasion  de  les  entendre;  il  sait  seule- 
ment, ajoute-t-il,  que  les  anciens  ont  la  ferme  croyance  que  d'ordinaire 
cet  oiseau  chante  avant  de  mourir  une  espèce  d'air  qui  s'appelle  à  cause 
de  cela  l'air  du  Cygne.  Pline  s'exprime  encore  plus  ouvertement  contre 
le  préjugé  en  question  :  ce  On  parle,  dit-il  (l.  x),  des  chants  mélodieux 
du  Cygne  à  l'heure  de  sa  mort,  c'est  un  préjugé  démenti  par  l'expérience.» 
Enfin  Lucien  se  raille  agréablement  de  la  crédulité  de  ceux  qui  croient 
à  cette  fable,  et  Athénée,  après  avoir  cité  l'avis  d'Aristote  sur  cette  ques- 
tion, ajoute  :  «  Alex.  Myndien  m'assure  qu'ayant  observé  plusieurs 
Cygnes  qui  se  mouraient,  jamais  il  ne  les  entendit  chanter.  » 

Cette  erreur,  adoptée  par  les  écrivains  les  plus  éminents  de  l'antiquité, 
se  transmit  avec  leurs  œuvres  de  siècle  en  siècle,  et  le  Moyen  âge,  si 
enclin  au  merveilleux,  recueillit  religieusement  la  fiction  relative  à  la 
surprenante  faculté  vocale  de  l'oiseau  d'Apollon. 


Les  épopées  du  Nord  font  mention  de  Valkyries  ou  femmes-cygnes, 
qui  presque  toujours  symbolisent  la  grâce  féminine  : 

De  leur  col  blanc  courbant  les  lignes. 
On  voit  dans  les  contes  du  Nord, 
Sur  le  vieux  Rhin,  des  femmes-cygnes 
Nager  en  chantant  près  du  bord^ 

a  dit  Théophile  Gautier.  Les  Eddas  et  les  Niebelungen  nous  les  mon- 
trent assises  au  bord  des  rivages,  ayant  comme  attribut  la  blancheur  des 
plumes  de  cet  oiseau.  Du  domaine  de  la  mythologie,  les  vierges-cygnes 
passèrent  plus  tard  dans  les  contes  chevaleresques  et  figurèrent  longtemps 
dans  les  traditions  populaires.  C'est  ainsi  que  le  roman  français  intitulé 
le  Lac  du  Désiré,  peint  l'étonnement  d'un  chevalier  qui  aperçoit  une 
vierge-cygne  sans  guimple  (voile)  dans  la  forêt.  Enfin  la  littérature  du 
Moyen  âge  a  donné  le  nom  de  Chevalier  au  Cygne  à  un  personnage 
mystique  qui  fait  l'objet  d'un  long  poème,  dû  au  minnesinger  Conrad 
de  Wûrtzbourg,  dont  une  version  a  été  reproduite  en  vers  au  treizième 
siècle,  par  Renaut  et  par  Graindor  de  Douai,  puis  en  prose  par  Ber- 
thauld  de  Villebresme.  Il  en  est  provenu  un  livre  populaire  en  langue 
française,  très  répanda  dans  le  Pays-Bas  et  cité  pour  la  première  fois 
dans  un  ouvrage  intitulé  le  Chevalier  au  Cygne  et  Godefroy  de  Bouil- 
lon, publié  par  le  baron  de  Reiffemberg. 


LE  CHANT  DU  CYGNE  277 


Les  hommes- cygnes  n'ont  donc  pas  tenu  moins  de  place  que  les 
femmes-cygnes  dans  les  mythologies  du  Nord.  Au  Cygne,  dit  avec 
raison  M.  Georges  Kastner,  auquel  nous  devons  les  principaux  éléments 
de  cette  étude,  «  au  Cygne  correspond  ainsi  toute  une  épopée  chevale- 
resque où  l'oiseau  tant  de  fois  chanté  par  la  muse  antique  prend,  sous 
l'influence  du  génie  romantique,  une  signification  nouvelle.  Le  Cygne 
amène  en  effet  vers  le  Nord  de  vaillants  chevaliers  qui  fondent  les 
premières  principautés  des  bords  du  Rhin...  Au  caractère  religieux  dont 
l'avait  revêtu  l'antiquité,  le  Cygne  des  traditions  du  Nord  unit  un  carac- 
tère profondément  historique.  » 


Passons  maintenant  du  domaine  de  la  poésie  dans  celui  de  la  science, 
et  analysons  les  recherches  qu'a  provoquées  parmi  les  naturalistes  le 
mythe  que  les  religions  antiques  ont  légué  aux  cultes  du  Nord.  Le  dix- 
septième  siècle  a  vu  surtout  se  multiplier  les  dissertations  spéciales  sur 
le  Chant  du  Cygne.  Bartholin,  dans  ses  nombreux  opuscules  de  méde- 
cine et  de  chirurgie  où  l'on  trouve  une  monographie  du  Cygne,  se 
met  au  nombre  des  partisans  de  l'ancienne  croyance  ;  après  avoir  décrit 
l'anatomie  et  le  chant  de  l'oiseau,  il  conclut  en  démontrant  que  le  Cygne 
est  organisé  de  manière  à  pouvoir  chanter.  Voici  sa  définition  :  «  Un 
oiseau  plus  grand  que  l'oie,  au  genre  de  laquelle  il  appartient.  Il  a  une 
voix  suave  et  harmonieuse.  » 

Le  dix-huitième  siècle  était  moms  crédule. 

Le  23  février  1720,  le  t>ieur  Morin  présente  à  l'Académie  royale  des 
inscriptions  et  belles-lettres  un  Mémoire  bizarre,  dont  le  titre  est  pres- 
que une  épigramme  :  Question  naturelle  et  critique,  sçavoir  pourquoi 
les  Cygnes,  qui  chantaient  autrefois  si  bien,  chantent  aujourd'hui  si 
mal.  Il  va  sans  dire  que  l'auteur  de  ce  Mémoire  relègue  dans  le  domaine 
de  la  fable  tout  ce  que  les  anciens  ont  dit  au  sujet  du  Cygne.  Enfin, 
en  1783,  des  observations  faites  sur  des  Cygnes  sauvages,  à  Chantilly, 
propriété  du  prince  de  Condé,  devinrent  encore  l'objet  d'un  Mémoire 
adressé  à  l'Académie.  Il  résulta  d'une  lettre  écrite  à  Bufîon  par  l'abbé 
Arnaud,  «  qu'on  ne  peut  pas  dire  que  les  Cygnes  de  Chantilly  chantent; 
mais  leurs  cris  sont  véritablement  et  constamment  modulés  ;  leur  voix 
n'est  point  douce,  elle  est  au  contraire  aiguë,  perçante  et  très  peu  agréa- 
ble, y  Mongez,  qui  de  son  côté  publia  les  observations  qu'il  fit  sur  ces 
mêmes  Cygnes  de  Chantilly,  assure  que  leur  chant  est  composé  de  deux 
parties  alternatives  très  distinctes  :  i  Ils  commencent  par  répéter  à  mi- 
voix  un  son  pareil  à  celui  qui  est  exprimé  par  ce  monosyllabe,  couq. 


278  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

coiiq,  coiiq,  toujours  sur  le  même  ton.  Ils  élèvent  ensuite  la  voix 

leur  chant  a  quelque  analogie,  pour  la  qualité  du  son,  au  cri  déchirant 
du  paon » 

Un  autre  observateur,  que  sa  place  à  Chantilly  avait  mis  à  portée 
d'examiner  les  deux  Cygnes  que  l'on  y  nourrissait,  Valmont  de  Bomare, 
rapporte  ce  qui  suit  dans  son  Dictionnaire  dliistoire  naturelle  :  «  Le 
Cygne  a  une  voix,  mais  quelle  voix  ?  un  cri  perçant.  On  entend  tou  hou 
à  plusieurs  reprises  ;  le  hou  est  d'un  demi-ton  au-dessus  du  tou  ;  comme 
la  femelle  donne  les  deux  mêmes  sons,  mais  plus  bas  ou  moins  forts, 
lorsqu'ils  crient  ensemble,  l'oreille  distingue  sensiblement  une  espèce 
de  carillon  aigre  et  désagréable.  On  dirait,  dans  le  lointain,  que  c'est 
un  concert  discordant,  un  bruit  semblable  à  celui  de  deux  trompettes  de 
foire  lorsque  les  enfants  s'en  amusent  ;  enfin,  la  voix  du  Cygne,  si  célè- 
bre par  sa  mélodie,  a  une  gamme  très  bornée,  un  diapason  d'un  ton  et 

demi L'histoire  de  la  nature  ne  doit  pas  peindre  des  fictions  ;  elle  doit 

la  dessiner  d'un  trait  pur  et  correct.  » 

Après  de  pareils  témoignages,  on  a  lieu  d'être  surpris  lorsque  Bachau- 
mont  [Mémoires  secrets),  racontant  l'expérience  faite  sur  les  Cygnes 
de  Chantilly,  parle  d'un  concert  mélodieux,  car  l'organisation  particu- 
lière de  la  poitrine  et  de  la  gorge  du  Cygne  ne  lui  permet  pas  de  chanter  ; 
excellente  raison  à  laquelle  aurait  bien  dû  songer  le  célèbre  naturaliste 
Bory  de  Saint-Vincent,  lorsqu'il  attribue  aux  Cygnes  «  des  sons  pareils 
à  ceux  d'une  harpe  éolienne.»  Il  est  vrai  qu'il  écrivait  cela  dans  ï En- 
cyclopédie moderne  (t.  vu,  p.  418  ),  à  l'article  Canard  ! 

En  résumé,  dit  de  Salgues,  qui  range  avec  raison  la  croyance  au  chant 
du  Cygne  parmi  les  Erreurs  et  les  préjugés  répandus  dans  la  société, 
«  la  configuration  de  son  bec  n'annonce  guère  qu'il  soit  destiné  à  se 
distinguer  dans  l'art  des  Linus  et  des  Orphée.  On  ne  connaît  point  de 
chants  gracieux  sortis  d'un  bec  large,  ouvert  et  aplati.  » 


Il  nous  faut  donc  renoncer  au  re'^pect  pour  le  talent  musical  du  Cygne, 
surtout  à  l'harmonie  que  cet  oiseau  produit  avant  de  mourir,  dont 
aucun  auteur  sérieux  n'a  affirmé  la  vérité.  Mais  quelle  est  alors  l'origine 
de  cette  opinion  qui  attribue  au  favori  d'Apollon  un  chant  si  doux  et  si 
agréable  ? 

De  toutes  les  hypothèses,  la  préférable  est  celle  émise  par  M.  Georges 
Kastner  :  «  N'est-il  pas  possible,  dit  le  savant  écrivain,  que  la  mytho- 
logie ancienne  ait  considéré  le  Cygne  comme  un  oiseau  consacré  à 
Apollon,   non    pas  à  cause  de  la  beauté  de  son  chant,  mais  à  cause  de  la 


LE  CHANT  DU  CYGNE  279 


beauté  de  ses  formes,  de  la  blancheur,  de  la  pureté  de  son  plumage,  ou 
peut-être  que,  pour  des  raisons  quelconques,  on  le  croyait  propre  à  la 
divination,  comme  d'autres  oiseaux  encore?  Une  fois  consacré  à  Apollon, 
le  Cygne  est  devenu  le  compagnon  des  Muses  et  le  symbole  des  poètes, 
et  ce  n'est  que  plus  tard  qu'on  lui  a  attribué  cette  voix  suave  et  harmo- 
nieuse qui  convenait  si  bien  à  sa  beauté  de  même  qu'à  la  nature  de  son 
rôle  auprès  du  dieu  de  la  lumière  et  des  arts.  » 

En  effet,  on  s'est  plu  de  tout  temps  à  représenter  le  Cygne  comme  le 
symbole  des  poètes.  C'est  ainsi  qu'Alciat,  dans  ses  Emblèmes,  nous 
montre  un  Cygne  sur  un  parchemin  qui  pend  à  l'une  des  branches  d'un 
vieil  arbre,  avec  cette  inscription  :  Insigna  poetarum,  et  six  vers  latins 
dont  voici  la  traduction  :  «  11  y  a  des  écussons  de  famille  avec  l'oiseau 
de  Jupiter,  d'autres  avec  des  serpents  ou  des  lions.  Mais  ces  animaux 
féroces  ne  conviennent  pas  à  l'image  du  poète;  c'est  le  beau  Cygne  qui 
doit  soutenir  les  lauriers  de  la  sagesse.  Il  est  consacré  à  Phébus  et  se 
nourrit  dans  nos  contrées.  Autrefois  il  était  roi,  et  il  conserve  encore 
aujourd'hui  ses  anciens  titres.  » 

Henri  Heine,  dans  un  de  ses  Lieders,  et  notre  poète  Millevoye,  ont 
consacré  chacun  une  strophe  à  la  poétique  allégorie  des  anciens.  Mais 
Lamartine  seul,  en  interprétant  ce  sujet,  s'est  rendu  l'écho  des  grands 
poètes  de  l'antiquité,  et  surtout  de  Platon  : 

Chantons,  puisque  mes  doigts  sont  encor  sur  ma  lyre; 
Chantons^  puisque  la  mor.t  comme  im  Cygne  m'inspire, 
Au  bord  d'un  autre  monde,  im  cri  mélodieux. 
Cest  un  présage  heureux  donné  par  mon  génie  : 
Si  notre  âme  n'est  rien  qiCamour  et  qu'harmonie, 
Qii'im  chant  divin  soit  mes  adieux! 

La  lyre  en  se  brisant  jette  im  son  plus  sublime  ; 
La  lampe  qui  s^éteint  tout  à  coup  se  ranime, 
Et  d'un  éclat  plus  pur  brille  avant  d'expirer  ; 
Le  Cygne  voit  le  ciel  à  son  heure  dernière  : 
L'homme  seul,   reportant  ses  regards  en  arrière,^ 
Compte  ses  jours  pour  les  pleurer. 

A  notre  époque,  où  tant  de  poétiques  fictions  et  de  nobles  croyances 
ont  disparu  pour  faire  place  souvent  à  de  tristes  réalités,  le  chant  du 
Cygne  restera,  nous  l'espérons,  comme  un  symbole  des  dernières  inspi- 
rations du  génie.  Meyerbeer,  Rossini,  Auber  et  Halévy  sont  allés  se 
rejoindre  dans  la  tombe  ;  mais  tou:  n'a  pas  péri  avec  eux,  car  leurs  chets- 


28o 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


d'œuvre  sont  immortels  comme  leur  gloire.  Aussi,  nous,  qui  avons 
connu  ces  musiciens  illustres  et  entendu  leurs  derniers  accents,  termi- 
nerons-nous par  ces  belles  paroles  de  Bufïon  :  «  Il  faut  bien  pardonner 
aux  Grecs  leurs  fables,  elles  étaient  aimables  et  touchantes,  elles  valaient 
bien  d'arides,  de  froides  vérités  :  c'étaient  de  doux  emblèmes  pour  les 
cœurs  sensibles.  Sans  doute,  les  Cygnes  ne  chantent  point  leur  mort  ; 
mais  toujours  en  parlant  du  dernier  effort  et  des  derniers  élans  d'un 
beau  génie  prés  de  s'éteindre,  on  rappellera  avec  sentiment  cette  expres- 
sion touchante  :  «  C'est  le  chant  du  Cygne  !  » 

O.   LE    TRIOUX. 


VARIA 


Correspondance,  —  Faits  dïpers.  —  V^uvelles, 


FAITS    DIVERS 


A  rentrée  des  classes  du  Conservatoire  de  musique  aura 
lieu  le  lundi  4  octobre.  Les  examens  d'admission  com- 
menceront le  jeudi  14  octobre.  A  partir  du  lundi  27  sep- 
tembre, les  inscriptions  seront  reçues  au  secrétariat  du 
Conservatoire,  rue  du  Faubourg-Poissonnière,  1 5.  Rappe- 
lons aux  aspirants  qu'ils  doivent  déposer  un  extrait  de 
leur  acte  de  naissance  et  de  vaccination,  et  qu'avant  son 
admission  dans  les  classes,  tout  élève  reçu  pour  le  chant  ou  la  déclamation 
doit  s'engager  envers  le  directeur  du  Conservatoire  : 

1°  A  se  conformer  rigoureusement  aux  règlements  et  arrêtés  qui  régissent 
le  Conservatoire; 

2°  A  ne  contracter  d'engagement,  pendant  la  durée  de  ses  études  et  pen- 
dant le  mois  qui  suivra  leur  clôture,  avec  aucun  théâtre  ou  tout  autre 
établissement  public,  sans  une  autorisation  du  Ministre  de  l'instruction 
publique,  des  cultes  et  des  beaux-arts,  accordée  sur  la  demande  du  directeur 
du  Conservatoire; 

3°  Dans  le  cas  oii,  à  la  fin  de  ses  études,  son  concours  serait  réclamé  par 
l'un  des  théâtres  subventionnés,  à  contracter  un  engagement  de  deux  ans 
avec  le  directeur  de  ce  théâtre,  aux  conditions  déterminées  par  arrêté  minis- 
tériel. 


—  M.  le  Ministre  des  beaux-arts  vient  de  souscrire  aux  ouvrages  suivants: 

1°  Heures  chrétiennes  ;  i'^'"  quatuor  pour  instruments  à  cordes;  Symphonie 
concertante  pour  deux  violons  et  orchestre,  par  Léon  Gastinel,  grand  prix  de 
Rome; 

2°  École  classique  du  chant,  par  madame  Pauline  Viardot; 

3°  Concerto  de  violon  avec  orchestre,  par  Edouard  Lalo  ; 

40  Symphonie  romantique^  par  Victorin  Joncières  ; 


28-2  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

5°  Dix  pièces  d'orgue,  par  Th.  Salomé,  lauréat  de  l'Institut; 
6°  Méthode  de  chant^  par  Jules  Lefort; 
7°  La  Forêt,  symphonie  par  Wekerlin; 

8°  Études  sur  les  musiciens  :  Bellini,  Albert  Grisar,    par  Arthur    Pougin, 
Deux  volumes. 


—  M.  Castellano,  qui  a  acheté  aux  enchères  publiques  le  droit  au  bail,  les 
costumes,  décors  et  partitions  du  Théâtre-Lyrique,  a  été  assigné  par  M.  le 
préfet  de  la  Seine  devant  M.  le  président  des  référés  à  l'effet  de  rétablir  sur 
la  façade  de  son  théâtre  le  titre  de  Théâtre-Lyrique  auquel  il  avait  depuis 
peu  substitué  celui  de  Théâtre- Historique.  M.  Castellano  joue  le  drame,  et 
l'appellation  de  Théâtre-Lyrique  qu'on  veut  le  forcer  à  rétablir  est  une 
étiquette  menteuse.  Il  est  vrai  qu'il  détient  tout  le  matériel  de  l'ancienne 
exploitation,  mais  il  lui  est  absolument  inutile,  et  il  a  été  obligé  de  l'acheter 
pour  pouvoir  acquérir  le  droit  au  bail  qui  seul  lui  était  nécessaire. 

La  lettre  suivante  adressée  à  notre  confrère  du  Figaro  donnera  des  rensei- 
gnements suffisants  sur  l'issue  du  référé  : 

«  Mon  cher  Lafargue, 

«  Pour  des  motifs  que  je  n'ai  pas  à  apprécier,  et  à  la  demande  de  mon 
propriétaire,  M.  le  président  des  référés  a  décidé  que  je  devais  rétablir  sur  la 
façade  du  théâtre  que  j'exploite,  le  titre  de  Théâtre-Lyrique,  mais  que 
j'avais  la  faculté  de  conserver  sur  mes  affiches  celui  de  Théâtre-Historique 
(ancien  Lyrique). 

«  Je  conserve  donc  ce  dernier  titre,  le  seul  qui  convienne  au  genre  que 
j'ai  adopté. 

«  Quant  au  premier,  je  me  réserve  de  faire  juger  par  les  tribunaux  si  les 
prétentions  de  M.  le  préfet  de  la  Seine  sont  fondées,  alors  que  M.  le  ministre 
des  beaux-arts  dispose  —  comme  c'est  son  droit  —  de  ce  titre  de  Théâtre- 
Lyrique  qui  ne  peut  être  que  préjudiciable  à  mes  intérêts. 

«  Agréez,  mon  cher  Lafargue,  mes  salutations  empressées. 

«  Castellano, 
«  Directeur  du  Théâtre- Lyrique.  » 


—  Un  opéra  comique  posthume  de  Grisar,  Riqiiet  à  la  Houppe,  en  quatre 
actes,  poème  de  M.  Thomas  Sauvage,  sera  joué  prochainement  à  Bruxelles. 
Une  note  de  la  main  du  compositeur,  écrite  en  1869,  très  peu  de  temps  avant 
sa  mort,  est  ainsi  conçue,  relativement  à  cet  ouvrage  :  «  Demandé  par 
M.  Perrin  pour  l'Opéra.  »  —  Parmi  les  partitions  inédites,  assez  nombreuses, 
laissées  par  Grisar,  on  en  cite  deux  qui  avaient  également  une  destination  : 
l'Oncle  Salomon,  opéra  comique  en  trois  actes,  paroles  de  M.  Emile  de  Najac, 
écrit  en  vue  de  l'Opéra-Comique  de  Paris,  et  le  Parapluie  enchanté,  opéra 
bouffe  féerique,  en  trois  actes,  paroles  de  MM.  Emile  de  Najac  et  Charles 
Deulin,  que  devaient  donner  les  Bouffes-Parisiens. 


VARIA  283 

~ —  M.  Mapleson,  directeur  du  théâtre  de   Jrury-Lane,  à  Londres,  est  en 
quête  de  ténors. 

Il  vient  d'adresser  au  directeur  du  jou''  nal  II  Trovatore^  avec  prière  de  la 
publier,  une  lettre  dont  nous  donnons,  ci-après  la  traduction  : 

«  Caro  signor  Brosovich, 

«  La  difficulté  de  trouver  un  ténor  qui  réponde  à  l'idéal  des  habitués  de  mon 
théâtre,  m'a  donné  l'idée  d'ouvrir  un  concours,  et  d'arriver  à  la  possession  de 
cet  oiseau  rare  par  l'appât  d'une  prime.  Je  vous  serais  donc  très  reconnaissant 
si  vous  aviez  la  bonté  de  faire  savoir,  par  l'organe  de  votre  journal  accrédité, 
qu'à  mon  retour  d'Amérique,  vers  la  fin  du  mois  d'octobre,  je  passerai  par 
Milan,  Bologne  et  Florence,  et  que  dans  chacune  de  ces  villes,  qui  sont  autant 
de  centres  artistiques,  je  fixerai  un  jour  pour  procéder  à  l'examen  des  ténors 
qui  pourraient  se  présenter  et  qui  devront  réunir  les  conditions  suivantes  : 

a  1°  Avoir  de  l'intelligence  et  de  l'instruction  musicale  ; 

«  2°  Outre  son  patois  natit,  parler  et  lire  l'italien  ; 

«  3°  Posséder  un  physique  exempt  de  tout  défaut  corporel,  et  avoir,  autant 
que  possible,  une  physionomie  agréable  et  sympathique  ; 

«  4°  Avoir  des  habitudesd'un  gentleman  :  être  sobre,  ne  porter  ni  perruque, 
ni  fausses  dents  ;  être  soigné  de  sa  personne  :  porter  du  linge  blanc,  se  tenir 
les  mains  propres  ; 

«  5°  Posséder  une  voix  agréable,  qui  ne  soit  pas  affligée  du  tremblement 
habituel  ;  être  capable  de  filer  un  son,  du  piano  au  forte  et  vice  versa  ; 

a  b°  Posséder  une  expérience  suffisante  des  planches  et  avoir  un  répertoire 
passablement  étendu,  comprenant  (ici  l'énumération  de  tous  les  opéras  mo- 
dernes) ; 

«  70  Avoir  une  taille  d'environ  cinq  pieds  (mesure  anglaise).  —  Il  sera  fait 
parmi  les  concurrents  un  choix  de  deux  ténors^  dont  le  premier  recevra  une 
prime  de  6,000  francs,  le  second  une  prime  de  4,000  francs,  etc. 

«  [Signé)  :  H.  Mapleson.  » 


—  Voici  le  programme  complet  des  fêtes  qui  ont  lieu  à  Bergame,  en  l'hon- 
neur de  Donizetti  et  de  son  maître  Simon  JVlayr  : 

Samedi  1 1  septembre,  matinée  musicale  exécutée  par  des  artistes  de  chant 
distingués,  dans  le  palais  de  la  préfecture. 

Dimanche  12,  translation  solennelle  des  restes  de  Gaetano  Donizetti  et  de 
Simon  Mayr  dans  la  basilique  de  Santa-Maria-Maggiore. 

Le  cortège  funèbre  partira  à  onze  heures  du  matin  de  la  porte  d'Osia,  où 
les  urnes  funéraires  auront  été,  dès  le  matin,  disposées  dans  un  mausolée. 
Dans  la  basihque,  les  urnes  seront  placées  sur  un  catafalque  où  elles  reste- 
ront jusqu'au  jour  fixé  pour  la  sépulture. 

Accompagneront  le  cortège  :  le  corps  de  musique  de  Milan  qui  exécutera 
des  marches  funèbres,  dont  une  du  maestro  Salvi  ;  d'autres  corps  de  musique 
avec  choeurs,  qui  exécuteront  une  grande  marche  de  Requiem,  composée  par 
le  maestro  Cipriano  Pontoglio.  Aussitôt  après  le  transport,  M.  le  professeur 


284  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 

Bernardini  Zendrini  prononcera,  dans  la  grande  salle  de  la  bibliothèque  mu- 
nicipale, le  panégyrique  des  deux  illustres  maestri. 

De  six  à  sept  heures  et  demie  du  soir,  grand  concert  de  la  musique  muni- 
cipale de  Milan,  dirigé  par  le  maestro  Gustave  Rossari,  sur  la  place  Garibaldi. 
La  place  sera  décorée  et  splendidement  illuminée. 

A  huit  heures  et  demie,  spectacle  d'opéra  dans  le  théâtre  Riccardi. 

Lundi  i3,  messe  solennelle  de  Requiem  avec  des  morceaux  choisis  de 
Simon  Mayr,  de  Gaetano  Donizetti  et  du  chevalier  Alessandro  Nini. 

A  huit  heures  du  soir,  spectacle  du  panorama  de  la  ville  haute,  éclairée  aux 
feux  du  Bengale  et  vue  de  la  ville  basse. 

A  neuf  heures  du  soir,  grand  concert  vocal  et  instrumental  dans  le  théâtre 
Riccardi.  On  exécutera  une  cantate  composée  par  M.  A.  Ghislanzoni,  et  mise 
en  musique  par  le  maestro  Amilcare  Ponchielli. 

Mardi  14,  inhumation  des  restes  mortuaires  de  Donizetti  et  Mayr  dans  les 
monuments  qui  leur  ont  été  élevés  dans  la  basilique  de  Santa-Maria. 

La  cérémonie  aura  lieu  à  onze  heures  du  matin.  Elle  sera  précédée  de 
l'exécution  du  Miserere  composé  par  Mayr  en  1825. 

A  neuf  heures  et  demie  du  soir,  second  concert  vocal  et  instrumental  au 
théâtre  Riccardi.  On  exécutera  le  troisième  acte  de  l'opéra  Maria  di  Rohan. 


—  M.  Ambroise  Thomas  travaille  en  ce  moment  pour  l'Opéra.  En  effet, 
retiré  dans  sa  petite  villa  d'Argenteuil,  il  met  la  dernière  main  à  son  opéra 
de  Françoise  de  Rimini. 

L'histoire  de  cet  ouvrage  est  assez  curieuse.  Les  auteurs  du  livret, 
MM.  Jules  Barbier  et  Michel  Carré,  l'avaient  d'abord  écrit  pour  Gounod,  et 
cela,  sur  la  demande  expresse  de  l'auteur  de  Faust.  Après  Roméo  et  Juliette^ 
Gounod  se  jeta  plus  avant  encore  dans  ses  idées  religieuses,  et  il  considéra 
comme  un  crime  de  chanter  les  amours  de  Paolo  et  de  Francesca,  lui  qui 
avait  été  déjà  le  chantre  profane  de  Faust  et  de  Marguerite,  de  Juliette  et  de 
Roméo. 

Il  pria  donc  ses  amis  Jules  Barbier  et  Michel  Carré  de  lui  rendre  sa  parole, 
et  d'écrire  pour  lui,  au  lieu  et  place  de  Françoise  de  Rimini^  une  adaption  au 
Polyeiicte  de  Corneille. 

Ce  qui  fut  fait. 

Ambroise  Thomas  hérita  du  livret,  et  Gounod  se  mit  à  Polyeucte.  Les  deux 
opéras  sont  aujourd'hui  presque  terminés  :  ils  ont  été  commencés  à  la  même 
époque  :  en  1868. 


—  Mademoiselle  Marie  Cico  est  morte  à  Neuilly.  Elle  n'avait  que  trente- 
cinq  ans. 

Elle  débuta,  tout  enfant,  à  douze  ou  treize  ans,  au  café  chantant  du  Palais- 
Royal.  Nous  nous  la  rappelons  encore  dansant  la  bamboula,  en  jouant  du 
tambour  de  basque.  Sa  mère,  assise  au  pied  de  l'estrade,  donnait  le  signal 
des  applaudissements. 

Quelques  années  plus  tard,  devenue  jeune  fille,  elle  entra  aux  Boufïes. 


VARIA  285 

Oflfenbach  lui  donna  un  bout  de  rôle  dans  Orphée,  où  elle  portait  le  casque 
de  Minerve.  Tout  en  jouant  les  coryphées  au  petit  théâtre  Ghoiseul,  Marie 
Cico  suivait  les  cours  du  Conservatoire.  A  force  de  travail  et  de  volonté, 
elle  parvint  bientôt  au  premier  rang  de  sa  classe,  et  en  sortit  après  deux 
années  avec  les  premiers  prix  de  chant  et  d'opéra-comique. 

Elle  fut  engagée  à  l'Opéra-Comique,  où  elle  débuta  dans  le  Domino  noir. 
Le  fait  le  plus  important  de  sa  carrière  à  ce  théâtre  est  la  création  de  Lalla 
Rouck,  de  Félicien  David.  Elle  devait  se  retrouver  avec  son  partenaire  de 
Lalla  Rouck,  M.  Montaubry,  à  la  Gaîté,  où  elle  joua  le  rôle  d'Eurydice  à  la 
reprise  d'Orphée.  La  dernière  pièce  dans  laquelle  elle  parut  au  théâtre  fut 
justement  cet  Orphée  dans  lequel  elle   avait  débuté  quinze  ans  auparavant. 

Marie  Cico  est  morte  phthisique.  Elle  était  très  aimée  de  ses  camarades  de 
théâtre. 


—  Le  Quatuor  italien  ressuscite  en  province  le  Théâtre-Italien  mort  à 
Paris.  La  presse  de  Bordeaux  nous  apporte  l'écho  enthousiaste  des  succès 
qu'il  vient  d'obtenir  dans  cette  ville,  au  Théâtre-Louit.  Voici  comment  s'ex- 
prime le  Courrier  de  la  Gironde  :  «  Le  quatuor  italien  :  MM.  Verger,  Bet- 
tini,  Soto  et  mademoiselle  Volpini  ont  éiectrisé  et  enthousiasmé  le  monde 
des  dilettante  par  la  façon  supérieure  dont  ils  ont  interprété  Don  Pasqiiale. 
Cette  soirée  lyrique  est  destinée  à  faire  époque  dans  les  annales  artistiques 
de  Bordeaux.  Ces  chanteurs,  en  effet,  ont  tenu,  pendant  trois  heures  le 
public  sous  le  charme  ;  en  retour,  on  les  a  portés  aile  stelle  :  des  bravos  fré- 
nétiques, des  rappels,  des  airs  redemandés  par  la  salie  tout  entière  ont 
témoigné  de  la  satisfaction  des  spectateurs.  »  Au  tour  de  la  Gironde  mainte- 
nant :  «  Le  public,  mis  en  bonne  humeur  par  le  talent  des  interprètes,  leur 
a  fait  répéter  l'admirable  quatuor  et  les  a  rappelés  après  chaque  morceau. 
C'était  un  enthousiasme  débordant  !  Il  est  vrai  de  dire  que  madame  Volpini 
a  chanté  avec  un  talent  et  un  entrain  remarquable,  mis  au  service  d'une  très 
belle  voix;  que  M.  Verger  a  donné  de  nouvelles  preuves  de  son  double 
mérite  comme  chanteur  et  comme  comédien;  que  M.  Bettini,  ténorino  des 
plus  agréables,  mais  dont  la  voix  a  été  un  peu  faible  dans  le  quatuor,  a  eu 
néanmoins  d'excellents  moments  ;  et  qu'enfin  M.  Soto,  dans  le  rôle  écrasant 
créé  par  Lablache,  n'a  rien  fait  manquer,  bien  au  contraire,  et  a  même 
trouvé  moyen  de  se  faire  applaudir  à  part  de  ses  camarades.  »  Le  Journal  de 
Bordeaux  fait  chorus  avec  ses  confrères,  et  ne  tarit  pas  sur  le  mérite  de  nos 
artistes.  A  Don  Pasqiiale  a  succédé  le  Barbier,  donné  avec  non  moins  de 
succès.  Le  quatuor  italien,  a  fait  ses  adieux  au  public  bordelais  par  une  re- 
présentation-concert, dans  laquelle  M.  Soto  a  fait  entendre  et  bisser  la  belle 
chanson  de  la  Prison  d'Edimbourg  de  F.  Ricci,  morceau  peu  connu  en 
France  et  qui  est  du  plus  grand  effet. 


—  L'Administration  des  Concerts  populaires  de  Musique  classique  nous 
informe  que  la  Réouverture  des  Concerts  aura  lieu  le  dimanche  17  octobre 
prochain,  à  2  heures,  au  Cirque  d'Hiver. 

Les  Concerts  avec  choeurs  ne   seront  plus  compris  dans  Tabonnement. 


2  86  LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Par  suite  de  cette  modification,  l'abonnement  pour  une  série  de  8  Concerts 
est  ramené  à  32  francs  pour  les  Premières  numérotées  et  à  48  francs  pour 
les  Stalles  de  Parquet. 

Les  abonnements  seront  distribués  dans  les  bureaux  de  location  à  partir 
du  i*"- octobre  jusqu'au  lundi  11  octobre.  Passé  ce  délai,  l'Administration 
en  disposera. 


NOUVELLES 

ARis.  —  Opéra.  —  M.  Faure  est  atteint  d'une  angine  et  d'une  né- 
vralgie faciale;  la  reprise  de  i^am/ef  qui  devait  avoir  lieu  le  17, 
sera  forcément  remise  de  quelques  jours.  Mademoiselle  de  Reszké 
remplira  le  rôle  d'Ophélie. 

—  Une  nouvelle  basse-taille,  M.  Gally,  débutera  prochainement  à  l'Opéra, 
dans  le  rôle  de  Marcel  des  Huguenots. 

—  Madame  Patti  donnera  prochainement  à  l'Opéra,  une  représentation 
extraordinaire  au  bénéfice  des  inondés  du  Midi. 

—  La  seconde  audition  du  Dimitri,  l'opéra  de  M.  Joncières,  aura  lieu  le 
23  courant. 

Les  interprètes  seront  mesdames  Bloch,  Daram,  MM.  Gailhard  et  Vergnet. 

Il  y  a  deux  mois,  mademoiselle  Bloch,  indisposée,  avait  cédé  sa  place  à 
madame  Fursch-Madier,  qui  l'avait  gracieusement  acceptée  ;  cette  fois,  elle  a 
tenu  à  reprendre  le  rôle  qu'une  circonstance  fortuite  lui  avait  fait  abandonner. 

—  Les  répétitions  de  la  Jeanne  Darc,  de  M.  Mermet,  se  poursuivent  acti- 
vement. Voici  la  distribution  définitive  de  cet  opéra  : 

Charles  VII  Faure 

Richard  Gailhard 

Gaston  Salomon 

Jeanne  M°>«^  Krauss 

Agnès  Sorel  Carvalho 

Les  autres  rôles  par  MM.  Bataille,  Menu,  Mermant,  Sapin  et  Auguez. 

Le  rôle  d'Isabeau  de  Bavière  a  été  supprimé. 

—  Nous  avions  annoncé  la  reprise  du  Comte  Ory  ;  on  y  a  renoncé  pour 
mettre  à  l'étude  le  Philtre^  d'Auber,  avec  les  interprètes  suivants  : 

Fontanarose  Gailhard 

Guillaume  Vergnet 

Le  sergent  Lassalle 

Césarine  M™^  Carvalho 


VARIA  287 

—  L'Opéra  a  repris  ses  représentations  supplémentaires.  La  première  a  eu 
lieu  le  samedi  1 1  septembre.  On  a  donné  les  Huguenots. 

Nous  croyons  devoir  rappeler  à  nos  lecteurs  que,  pour  ces  représentations 
en  dehors  de  l'abonnement,  les  baignoires ,  les  loges  du  premier  étage  et  les 
secondes  loges  de  face  sont  mises  à  la  disposition  du  public. 

Opéra-Comique .  —  Samedi  18,  reprise  du  Pré-aux-Clercs^  avec  mademoi- 
selle Chapuy. 

Gaîté.  —  A  partir  du  mois  de  septembre  1876,  M.  Albert  Vizentini,  le 
nouveau  directeur,  transforme  la  Gaîté  en  Théâtre  Lyrique,  et  cela  sans 
subvention. 

Le  premier  ouvrage  qui  doit  être  représenté  est  l'opéra  de  M.  Victor  Massé, 
Paul  et  Virginie.  Les  principaux  interprètes  sont  Capoul  et  mademoiselle 
Heiibronn. 

Le  second  spectacle  se  composera  d'un  opéra  signé  :  de  la  Rounat  et 
Membrée. 

Renaissance.  —  La  direction  de  la  Renaissance  se  proposait  de  monter  les 
Porcherons  de  Grisar,  et  M.  Th.  Sauvage,  auteur  du  livret,  avait  donné  à  cet 
effet  son  autorisation  ;  mais,  malgré  tout  le  bon  vouloir  de  M.  Hostein,  les 
ressources  de  son  théâtre  ne  se  sont  pas  trouvées  tout  à  fait  suffisantes  pour 
représenter  dignement  ce  petit  chef-d'œuvre,  qui  est  d'un  autre  genre  que  les 
ouvrages  donnés  habituellement  à  la  Renaissance,  et  les  Porcherons  ont  été 
retirés. 

On  a  immédiatement  mis  en  répétition  la  pièce  de  MM.  Cormon,  R.  Des- 
landes et  Vogel,  la  Filleule  du  Roi. 

Mademoiselle  Pauline  Luigini  qui  a  créé  avec  succès,  à  Bruxelles,  le  rôle 
principal,  est  engagée  pour  le  jouer  à  Paris, 

—  Le  successeur  de  M.  Constantin,  au  fauteuil  de  chef  d'orchestre  de  la 
Renaissance,  est  M.  Madier  de  Montjau,  fils  du  député,  et  mari  de  madame 
Fursch-Madier. 

Folies-Dramatiques.  —  Les  auteurs  de  Pompon^  MM.  Chivot,  Duru  et 
Lecocq,  ont  lu  leur  ouvrage  aux  acteurs  des  Folies-Dramatiques.  Pièce  et 
musique  ont  eu  du  succès  auprès  des  futurs  interprètes. 

Bouffes-Parisiens,  —  La  Créole^  l'opéra-comique  nouveau  en  trois  actes, 
de  MM.  Albert  Millaud  et  Offenbach,  a  été  lu  aux  artistes.  Les  principaux 
rôles  seront  remplis  par  MM.  Daubray,  Cooper,  Fugère,  mesdames  Vanghell, 
Judic  et  Luce  Couturier  (débuts). 

Prochainement,  premières  représentations  de  Friquette,  un  acte  de 
MM.  Deforges  et  Laurencin,  musique  d'OfFenbach,  pour  madame  Théo, 
MM.  Daubray  et  Colombey. 

Le  Mariage  d'une  Étoile,  un  acte  de  MM.  E.  Grange  et  Bernard,  musique 
de  M.  Serpette. 

Ce  spectacle  coupé  tiendra  l'affiche  en  attendant  la  Créole. 


288 


LA  CHRONIQUE  MUSICALE 


Théâtre  Taitboiit.  —  Ce  théâtre  fera  sa  réouverture  le  i^^  octobre,  sous  la 
direction  de  M.  de  Molènes,  avec  une  opérette  en  trois  actes  :  La  Cruche 
cassée^  paroles  de  MM.  Noriac  et  Jules  Moinaux,  musique  de  M.  Vasseur. 

Cet  ouvrage  sera  interprété  par  MM.  Luguet,  Bonnet,  Mercier,  Galabert, 
Emmanuel,  mesdames  Céline  Chaumont,  Céline  Montaland,  Juliette  d'Har- 
court,  Betty  et  Debreux. 

Concerts  Besselièvre.  —  Clôture  annuelle  aujourd'hui. 

Folies-Bergère.  —  Réouverture  aujourd'hui.  On  annonce  la  prochaine 
exhibition  de  quatre  chiens  qui  chanteront  !  la  donna  e  mobile  de  Rigoletto . 

Concerts  modernes  (Cirque  Fernando).  —  M.  Henri  Chollet  inaugure  le 
premier  dimanche  d'octobre  des  concerts  avec  chœurs  au  Cirque  Fernando, 
situé  au  boulevard  de  Clichy,  au  coin  de  la  rue  des  Martyrs.  Le  prix  des 
places  varie  de  5o  centimes  à  5  francs.  Nous  applaudissons  de  tout  cœur  à 
cette  tentative  et  lui  souhaitons  une  bonne  réussite. 

Pour  l'article  Varia  : 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction, 

O.   LE   TRIOUX, 


Iropriétaire-Gérant  :  q4^1HU<T{,    HEULHq^'K'^, 


Paris.  —   Alcan-Lévy,  imprimeur  breveté,  rue  de  Latayette,  6i. 


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